De l’indépendance politique à l’indépendance économique
Au sortir de la guerre d’indépendance en 1783, les États-Unis ne sont pas seulement une nation en quête de stabilité politique : ils sont aussi une économie balbutiante confrontée à la domination industrielle de la Grande-Bretagne. Alexander Hamilton, l’un des pères fondateurs des Etats-Unis, dans son célèbre rapport sur les manufactures (1791), trace une voie résolument protectionniste, marquée par l’usage stratégique des droits de douane. Son objectif ? Faire des États-Unis une puissance économique autonome et industrielle.
Deux visions opposées : libre-échange agricole vs protectionnisme industriel
Dès les premières années de la République, un débat idéologique profond divise les élites américaines. Thomas Jefferson, représentant des États du Sud, imagine une Amérique fondée sur l’agriculture et l’exportation de matières premières. Il prône le libre-échange, convaincu que les États-Unis tireront profit de leurs vastes terres fertiles en vendant à l’Europe leurs excédents agricoles.
Face à lui, Alexander Hamilton, ancien aide de camp de George Washington et premier secrétaire au Trésor (1789-1795), défend une vision diamétralement opposée. Pour lui, un pays ne peut être véritablement indépendant sans base industrielle solide. Il craint que la dépendance aux importations européennes, notamment britanniques, ne fragilise l’économie nationale et la souveraineté politique des États-Unis.
Le « Rapport sur les manufactures » : le manifeste fondateur du protectionnisme américain
En 1791, Hamilton remet à la Chambre des représentants son fameux « Rapport sur les manufactures ». Ce document visionnaire – l’un des plus importants de l’histoire économique américaine – propose un arsenal de mesures pour encourager l’industrie nationale :
- Imposer des droits de douane sur les biens importés concurrents des biens produits localement
- Créer une banque nationale capable d’orienter le crédit vers les manufactures
- Accorder des primes (subventions) à la production manufacturière
- Exempter de taxes les matières premières utilisées dans l’industrie
- Stimuler l’émigration d’artisans et d’inventeurs européens
- Investir dans les infrastructures de transport pour faciliter la circulation des produits
Hamilton rejette l’idée selon laquelle seule l’agriculture serait productive. Il démontre que les manufactures, par la division du travail, l’usage des machines, et l’emploi de populations inactives (femmes, enfants, personnes âgées), augmentent la richesse nationale, tout en renforçant le marché intérieur.
Les droits de douane comme outil de développement industriel
Face au refus du Congrès d’accorder des subventions directes aux manufactures, les droits de douane deviennent l’instrument clé de la politique économique hamiltonienne. Ils remplissent une triple fonction :
- Protéger l’industrie naissante contre la concurrence étrangère
- Financer l’État fédéral, qui ne peut encore lever d’impôts directs
- Encourager la diversification de l’économie, en réduisant la dépendance aux exportations agricoles
Cette logique s’inscrit dans la lignée du mercantilisme européen, mais Hamilton innove en considérant le protectionnisme comme une mesure temporaire, le temps que les industries américaines atteignent leur maturité.
La montée en puissance tarifaire au XIXe siècle
Les droits de douane deviennent progressivement un pilier de la politique économique américaine. En 1816, un tarif est instauré pour protéger l’industrie textile. En 1828, le « tarif des abominations » augmente drastiquement les barrières douanières, provoquant une crise majeure entre le Nord et le Sud.
En 1861, à la veille de la guerre de Sécession, les droits atteignent en moyenne 47 %. Ce clivage économique reflète une fracture politique : le Nord industrialisé et protectionniste s’oppose au Sud esclavagiste et libre-échangiste. Le protectionnisme est alors perçu non seulement comme une politique économique, mais comme un marqueur identitaire.
De l'apogée aux excès : le tarif McKinley (1890) et la loi Hawley-Smoot (1930)
Après la guerre civile, l’industrialisation rapide des États-Unis s’accompagne d’un renforcement des mesures tarifaires. Le tarif McKinley de 1890 porte les droits de douane à 50 %, consolidant la domination des industries du Nord.
Mais c’est la loi Hawley-Smoot, adoptée en 1930, qui marque l’apogée – et peut-être le revers – du protectionnisme américain. En pleine Grande Dépression, elle impose des droits de 59 % sur plus de 3 200 produits importés. Malgré l’opposition d’économistes, d’industriels comme Henry Ford, et de nombreux partenaires commerciaux, cette loi est votée. Elle provoque une cascade de représailles internationales et une contraction dramatique du commerce mondial.
Héritage hamiltonien et actualité du protectionnisme
Hamilton ne voyait pas les droits de douane comme une fin en soi, mais comme un levier au service d’un projet national. Il anticipait déjà l’importance d’un système bancaire centralisé (la future Réserve fédérale, créée en 1913), d’un crédit orienté vers la production, et d’un marché intérieur dynamique.
Plus de deux siècles plus tard, son héritage continue d’inspirer les politiques industrielles aux États-Unis. Les débats actuels sur le rapatriement industriel, les tensions commerciales et les droits de douanes en son un parfait exemple…