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La question identitaire
résumé – La grande distribution a tendance à retenir l’origine géographique des vins comme aide à la classification et au référencement l En conséquence, les appellations s’organisent de plus en plus en bassins géographiques l Le terme « appellation » déborde les seules AOC pour embrasser les vins de qualité dont les Vins de pays, démontrant que sémantique et économie évoluent de concert l A condition d’être organisée, l’appellation joue comme une marque l Masse critique, gamme de prix et de couleurs restent à la base d’un bon référencement
l Le vin « plaisir » assoit sa suprématie avec la formule magique : « il me plaît, il ne me plaît pas » l On ne parle plus de vin en terme de qualité œnologique mais en terme de goût l Le « poli-tiquement correct » va à l’offre spécifique, décrite comme une relation harmonieuse entre un cépage et un terroir, ce qui est une manière de redécouvrir l’AOC quand on ajoute « que c’est l’homme qui fait le vin » l Allons que diable ! Il faut donner du sens.
Comment identifier le vin, comment le rendre lisible au consommateur ? Faut-il jouer la simplification à travers le cépage et la marque ou défendre une offre spécifique, quitte à ce qu’elle soit plus sophistiquée, voire compliquée ? Une appellation (ou une dénomination) peut-elle s’imposer comme une marque ? Quid de la notion de taille critique ? Que faut-il penser du vin plaisir ? Une filière peut-elle se dispenser d’être organisée ? Autant de questions qui interpellent les acteurs des VPC mais qui constituent également des sujets de préoccupations pour les autres vignobles, quel que soit leur degré de développement, de reconnaissance ou de notoriété.
Les vins de pays charentais aujourd’hui, ce sont 1 200 ha en production. Demain, avec les 1 350 ha de plantations nouvelles déjà effectuées, ils franchiront à coup sûr le cap des 2 500 ha. A échéance 2006 une volonté politique, professionnelle et plus globale, assigne aux vins de pays charentais l’objectif de 5-6 000 ha, avec des moyens à la clé pour y parvenir (aides aux plantations, aux structures, au développement…). L’objectif sera-t-il atteint ? Bien malin qui peut répondre à cette question aujourd’hui, entre les viticulteurs « qui y croient », ceux qui n’y croient pas, les incitations et les freins en tous genres (sortie de terre des structures, rémunération, situation du Cognac, aides…). En tout cas, la responsabilité la plus élémentaire consiste à prendre en compte l’hypothèse des 5 000 ha et à anticiper ses conséquences. Une telle superficie représenterait la production de 400 000 hl vol., soit presque l’équivalent d’un vignoble comme celui de Bergerac. Si, aujourd’hui, les vins de pays charentais peuvent se contenter d’un marché de proximité qui les fait honnêtement vivre, demain, plus question de se limiter à de telles perspectives. Ce qui fait dire à Roger Girard, président de VCS (Coopérative des Vignerons des Côtes de Saintonge), qu’une vision égoïste des choses, du côté des anciens producteurs en tout cas, consisterait à maintenir les vins de pays charentais à leur niveau actuel. Mais tel n’est pas le cas. Il faut donc se mettre en posture de gérer, même virtuellement, 400 000 hl de production. C’est là que la question : « A quelle maison j’appartiens ? Quelle est mon identité ? » prend tout son sens. Comment les autres régions viticoles abordent-elles cette interrogation quasi métaphysique ? C’était un peu l’objet du voyage d’étude que de le savoir. Les vins entre Garonne et Pyrénées – Buzet, Plaimont, Fronton… – offrent à cet égard un bon poste d’observation, enserrés qu’ils sont entre « la figure du commandeur » bordelais et le « ventre mou » du Sud-Ouest. D’un côté, il y a l’ombre portée de Bordeaux, écrasante, et de l’autre une constellation de micro-appellations d’Aquitaine et de Midi-Pyrénées (une centaine entre AOC, VDQS et vins de pays), pouvant donner l’impression d’une offre brouillée sinon bavarde. Dans ces conditions, comment exister « tout de même », question qui n’est pas loin de renvoyer à celle du « comment exister déjà ? » des vins de pays charentais.
Pour ces vins qui « roulent les r », le premier réflexe ne serait-il pas de se raccrocher à l’image de Bordeaux ? Si l’on y regarde bien, Bordeaux reste le seul mot porteur au plan international pour cette partie du vignoble français. Qui plus est et malgré une image quelque peu écornée, Bordeaux représente toujours « la » référence mondiale en matière de vin. D’où une tentation bien légitime de capitaliser sur ce nom. « Plus facile sur le papier que dans la réalité » diagnostique Pierre Cambar, directeur du Conseil régional des vins d’Aquitaine, précédemment directeur du Syndicat des Bordeaux supérieurs. Le vignoble de Bordeaux n’est certainement pas prêt à partager les bijoux de la couronne et les autres vins à jeter aux orties une identité même fragile au nom d’une efficacité encore à démontrer. Même appréciation de Roland Feredj, directeur général du CIVB qui se voit « archevêque de Bordeaux » avant que Bergerac, pourtant souvent cité comme « satellite » de Bordeaux, intègre l’appellation. « Bergerac, note-t-il, a développé une stratégie de communication très intelligente qui consiste à se présenter comme « l’autre vignoble commençant par un B. » C’est l’application de ce que l’on appelle en économie la théorie du passager clandestin, qui consiste à tirer avantage d’une situation sans en avoir les inconvénients. » Mais faut-il encore que « le passager clandestin » soit identifié par le consommateur. Que se passe-t-il quand la notoriété est chancelante, a du mal à s’affirmer ? De tout temps, on avait dit aux vins d’Aquitaine et de Midi-Pyrénées qu’ils étaient « le reste », « les appellations qui ne s’appelaient pas Bordeaux ». Crise identitaire garantie.
Vins du sud-ouest : un signe de reconnaissance
Des périmètres face à la grande distribution
Buzet : la vie en « rose »
Si elle le voit « rose », l’appellation est tout de même consciente d’être arrivée à un palier, entre une qualité jugée satisfaisante, à quelques produits d’exception près, et des quantités qui ne peuvent progresser qu’à la marge, compte tenu de l’attribution homéopathique des droits à produire. Le développement ne peut donc être que structurel. « On cherche des mariées » résume-t-on à Buzet. Quant au « profil de la mariée » il a du mal à se dégager, pour des raisons complexes d’identité, de représentation et d’image. En gros, faut-il aller chercher « la mariée » très loin ou chez le voisin ? Le premier réflexe serait celui de proximité « en intégrant la difficulté qu’il y a à se marier à un voisin » et si, un temps, la cave n’avait pas exclu d’investir au Chili, il semble qu’elle en soit revenue. Voilà le type d’arbitrage dans lequel se débat l’appellation actuellement, qui brasse des notions complexes d’identité, de représentation et d’image.
L’attente du consommateur vue par un spécialiste, Yves Grassa
Dans la réflexion sur l’identité, une composante essentielle tient à l’attente du consommateur. Quelles que soient les structures visitées – caves de Buzet, Plaimont, Fronton, château Tariquet – sont revenues en boucle trois expressions récurrentes : vin « plaisir », offre « simple », et, ce qui peut paraître plus contradictoire, offre « spécifique ». Question : peut-on être simple et « spécifique » à la fois ? C’est Roland Feredj, du CIVB, qui s’est chargé de répondre le plus complètement à cette question, et de manière convaincante si l’on en croit les réactions positives du groupe de viticulteurs charentais (voir encadré page 26).
Si vous voulez de l’image, vous allez en avoir ! C’est le message – simple celui-là – que semble renvoyer de prime abord Yves Grassa, le charismatique propriétaire de château Tariquet, qui gère la production de 600 ha de vignes entre Eauze et Condom. Un chapeau à la « Crocodile Dundee », des bottes blanches de poussière, une barbe de deux jours, du « coffre », l’homme ne laisse pas indifférent. Impression renforcée par la visite au pas de charge, dans la pénombre d’une glaciale soirée de novembre, d’installations dimensionnées aux volumes traités mais dont toute trace de superflu est bannie. En cas de glissade, ne comptez pas trop sur la rampe pour vous rattraper ! Pourtant, au fil de la visite, le discours se fait moins mécanique, le débit ralentit, la passion affleure, transformant ce baroudeur des collines du Gers en vrai seigneur du vin. Depuis 20 ans, quel viticulteur n’est pas venu communier au moins une fois dans ce temple de l’assemblage des Ugni blanc et des Colombard, rejoints depuis par les Sauvignon et les Chardonnay. En 1987, Y. Grassa fut élu meilleur vinificateur en blanc du monde, ce qu’il n’omet pas de rappeler. Le propriétaire de château Tariquet se fait le chantre du vin « plaisir », une notion toute droite héritée de ses nombreux voyages dans les deux hémisphères. A l’écouter, ce vin « plaisir » acquiert une autre dimension, quasi naturaliste au sens philosophique du terme, celle d’un vin (et d’une vigne) respectueux des rythmes biologiques. Son credo : ne pas « stresser » la plante, préserver les équilibres… Un discours « new age » ouvertement séducteur. En même temps, il est peut-être à la base de la formidable réussite de château Tariquet, mélange détonant de la communication la plus pointue et du respect de quelques principes têtus et originaux, quasi à contre-courant. Par un calcul bien compris, Y. Grassa personnalise à extrême son vin – « c’est l’homme qui fait le vin » – en ce qu’il doit tout à son propriétaire (et à l’équipe de vinificateurs volants venus d’Australie ou de Nouvelle-Zélande), mais c’est au prix d’une personnalité hors du commun. On ne vend pas 6 à 7 millions de bouteilles par an, on ne décroche pas quelques-unes des plus grandes récompenses internationales par la simple opération du hasard et du marketing.
Vins « culture », vins « plaisir »
Un raisonnement par bassins de production
« Il faut être basique avec le consommateur ». Bernard Bonnet, président de l’Union des producteurs de Plaimont, se veut réaliste : « Le monde n’est pas tel que l’on voudrait qu’il soit. » En même temps, il redoute les conséquences d’une vision trop industrielle des choses. Car qui dit produit « industriel » dit distribution par les grandes marques et risque d’évolution vers un vin qui ne serait plus que l’otage d’un système. Il en conclut provisoirement à la difficulté d’adapter des logiques agricoles à des logiques de distribution industrielle. Se gardant bien de confondre approche AOC et approche vin de table/vin de pays, il en vient à souhaiter un toilettage des AOC, tâche relevant de l’INAO et un raisonnement par bassins de production pour les vins de pays, au moins pour attaquer le grand export. Par exemple, il verrait bien un ou deux vins du Sud-Ouest s’allier à un Côtes-du-Rhône, un Bourgogne et un Bordeaux pour aller prospecter les Etats-Unis. « Nous n’y sommes pas » regrette-t-il simplement. Le même pointe le côté incessible de la marque pour des unités comme la sienne. Trop chère, trop compliquée à mettre en œuvre. « Les entreprises de Champagne investissent 15 % de leur marge dans le budget marketing et les vins du nouveau monde 30 %. » Question du président de Plaimont : « Est-on prêt à amputer 30 % de notre marge dans des budgets dont on n’est pas sûr qu’ils nous aideront à “dépoter des caisses” » ? A moins d’un million de francs tu n’as rien et à un million de francs pas grand-chose. « Les vraies marques s’appellent Coca-Cola ou Nike. Elles sont mondiales. Avec Colombel, notre marque des Côtes de Saint-Mont, pesant 3 à 4 millions de cols sur le marché français, nous n’existons pas. » Il s’en console d’ailleurs assez facilement en étant convaincu « qu’à condition d’être structurées, les appellations jouent le rôle de marques ». Et dans sa bouche, le terme appellations vaut aussi bien pour les catégories Vins de Pays ou VDQS.
Une logique de commercialisation
Rolan Feredj : la sensibilité AOC
Manifestement c’est avec un œil critique que Roland Feredj a lu le rapport Berthomeau et les différentes études émanant de l’ONIVINS. Il a des paroles définitives à leurs propos et son intervention a pris par instant valeur de discours-programme, notamment lorsqu’il a souhaité une gestion régionale de la filière vin qui remettrait en cause les catégories réglementaires. A travers lui, c’est sans doute une certaine sensibilité de la viticulture française qui s’exprimait. Les viticulteurs charentais, bien que ne faisant pas – encore – partie du club des AOC pour leurs vins, s’y sont apparemment reconnus.
Roland Feredj : « notre offre n’est pas disqualifiée »
« D’une façon générale, a dit R. Feredj, ces études sont menées de façon très sérieuse mais leurs conclusions paraissent orientées et peu dignes des enjeux. » L’ire du représentant des vins de Bordeaux tire sa source d’un appel à la simplification de l’offre jugée excessive. « Aujourd’hui, il est de bon ton de dire que nos vins sont trop chers, trop compliqués et, de manière générale, indignes de leur réputation. On use et abuse de l’expression « vins du nouveau monde », comme pour souligner la ringardise de nos vins. Ces présupposés n’ont aucune justification. Certes, nous observons une augmentation de la production mondiale et une baisse de la consommation. Mais être à ce point à cheval sur le problème des volumes produits montre que nous avons intégré l’idée que le vin est une matière première au même titre que les céréales ou la viande. Avec les vins dits « du nouveau monde », nous nous battons sur les mêmes créneaux, les mêmes segments. Si nous avons les mêmes armes (uniquement les marques et les cépages), seul le prix comptera. Par conséquent, le discours est simpliste que celui qui consiste à dire que notre offre, parce qu’elle est spécifique, est disqualifiée. Il y a donc un enjeu stratégique pour les vins français à s’inscrire dans une stratégie de l’offre et non dans une stratégie de la demande. En revanche, une offre spécifique a besoin de moyens financiers pour être connue. Il est sidérant de constater que l’aide publique est de l’ordre de 50 millions de francs pour la promotion d’une viticulture qui représente 50 milliards de chiffre d’affaires et que l’Etat n’hésite pas à promettre 400 millions de francs pour financer des distillations sans contreparties structurelles. De même il est sidérant de constater à quel point les prélèvements de toutes sortes qui accompagnent les boissons alcoolisées ne sont utilisés ni pour la promotion de nos produits ni d’ailleurs pour la moindre action de prévention et d’éducation des jeunes. Face à des consommateurs hyper-sensibilisés aux préoccupations d’ordre esthétique, identitaire, il y a après tout dans le concept d’AOC ou de Pays, une référence à un terroir, à une histoire, à un savoir-faire, à une traçabilité qu’il nous appartient de transformer en atouts marketing alors qu’ils doivent être conquis à coups de millions de dollars par nos concurrents. Il y a vingt ans, le péril japonais était annoncé comme inéluctable et la mort de notre industrie programmée. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas de péril mais un marché ; il n’y a pas de modèle mais des réalités. Il y a une objectivité de la production viticole en France. Elle ne peut vaciller sous les coups de boutoir de la concurrence et se sauver en singeant un quelconque modèle. On assiste actuellement à une formidable mutation du négoce et de la viticulture française, par une internationalisation pour les uns, un renforcement des exploitations pour les autres qui s’opère selon un rythme somme toute assez satisfaisant. Aujourd’hui, il faut des marques mais on ne peut pas rester dans une seule logique de marque. Une marque qui marche est une marque qui est devenue internationale et qui ira donc s’approvisionner là où la matière première sera moins chère. L’avenir de la viticulture n’est pas de faire de la matière première.
Revenant à des réalités plus proches du terrain, R. Feredj a dit aux Charentais que si leur projet consistait à faire émerger un secteur dynamique en s’appuyant sur des ressources locales, une organisation ad hoc et des aides, leur problématique n’était pas très différente de celle des AOC. « Toutes les régions viticoles françaises se posent la question de savoir où elles vont et comment. » « Chacun a sa chance sur les marchés. En revanche, il faut se doter d’une organisation structurée, avec des droits et des devoirs, faire preuve de la cohérence indispensable et surtout produire du contenu, du sens. Votre région à une histoire, une identité. Le Cognac jouit d’une réputation internationale. Le Pineau fait bien le lien entre le Cognac et le vin. Il n’est donc pas invraisemblable de penser à une stratégie de communication, soutenue par le tourisme régional, qui s’appuierait sur un effet de gamme cohérent, accessible, d’un bon rapport qualité/prix. Même si l’on ne peut pas indiquer « Vins de pays de Cognac », il s’agit d’une réalité, Cognac est en Charentes. Les vins de pays charentais ne doivent pas être un énième vin de pays mais une aventure humaine authentique, au bénéfice de la viticulture et du négoce local, avec du sens. Vous ne gagnerez que si vous y croyez. » A un hypothétique rapprochement des vins de pays charentais avec un bassin de production comme Bordeaux, le directeur du CIVB n’y voit aucune espèce de logique. « Vous seriez écrasé par Bordeaux et n’en tireriez aucun bénéfice. Voyez Buzet, il bénéficie d’une identité extraordinaire, Irouleguy est un modèle de réalisme, Madiran manque de vin. Je ne crois pas une seconde à la stratégie d’un Vins de Pays de France. On vend un vin de Bordeaux, un vin de Bourgogne… On achète du vin parce qu’il est bon mais aussi parce qu’il a une histoire à raconter, sur laquelle communiquer. On ne peut pas réinventer, révolutionner le vin. Il faut y mettre autre chose. »