Agen, la cour d’appel de la dernière chance

18 mars 2009

photo_18.jpgAprès dix ans de procédure, Agen pourrait bien être la cour d’appel de la dernière chance pour les vins de liqueur à AOC, même si toutes les procédures ne seront pas épuisées pour autant. Dans leurs tentatives de faire baisser les droits d’accises, les Pineaux, Flocs ou Macvins ont connu de nombreux revers mais leur obstination a fini par payer. En décembre 2001, le tribunal d’Auch leur donne raison. C’est cette décision qui est venue en appel le 18 juin (ça ne s’invente pas !). Souhaitons que les magistrats du second degré suivent l’interprétation des juges de première instance. Ou qu’ils demandent à la Cour de justice des Communautés européennes de trancher.

La Rochelle, Angoulême, Agen… Les décisions des tribunaux de grande instance se suivaient et se ressemblaient. Pineau des Charentes ou Floc de Gascogne selon les cas étaient régulièrement déboutés de leur demande : voir baisser le différentiel de taxation entre les Vins de liqueurs et les Vins Doux Naturels (de 1 à 4 aujourd’hui). Et puis voilà qu’un juge, celui d’Auch, rend une décision atypique, « extraordinaire » dira l’avocat des Douanes. L’attendu du jugement est ainsi libellé : « de par sa disproportion, l’avantage consenti aux producteurs de Vins Doux Naturels tend en fait à pérenniser un privilège fiscal octroyé de longue date en faveur d’un microcosme. Il convient d’annuler la mise en recouvrement. » C’est de cette décision que l’administration des Douanes a fait appel le 18 juin dernier à Agen.

Etaient présents sur les marches du palais de la bonne ville d’Agen, capitale du pruneau éponyme, une soixantaine de producteurs de Floc de Gascogne et une dizaine de représentants du Pineau, qui avaient fait le déplacement (1). Ils étaient venus soutenir la cause des VDL AOC mais aussi celle d’Alain Lalanne, président du Syndicat des producteurs de Floc et objet direct des poursuites de l’administration fiscale pour non versement de l’intégralité des taxes. A partir de 15 heures, trois plaidoiries se sont succédé, d’abord celle de l’avocat des Douanes, Me Boussier, puis celle de l’avocate des Vins Doux Naturels, Me Marie-Laurence Parayre et enfin celle du défenseur des VDL AOC, Me Leroy, du cabinet parisien Gide Loyrette Nouel, qui compte parmi ses membres Xavier de Roux, député de la circonscription de Saintes-Saint-Jean-d’Angély, empêché de plaidoirie pour des raisons que tout le monde comprendra.

« une jurisprudence intangible et irrévocable »

L’avocat des Douanes a peu développé d’arguments de droit, préférant s’en tenir à la jurisprudence existante, pour la déclarer intangible et irrévocable. « Saisie, la Cour de justice des Communautés européennes a déjà rendu un arrêt du 7 avril 1987 renvoyant à leurs “chères études” les Vins de liqueurs. » Et d’ironiser sur ces « irréductibles gersois » (comprendre les juges du tribunal d’Auch), qui ont osé « faire litière » de sept ans de procédure et d’un « florilège » de décisions allant toutes dans le même sens. « Nous fûmes ô combien surpris que pour la première fois des juges utilisent l’article 402 bis du Code général des impôts pour conclure à la distorsion de concurrence entre produits. Cette décision exceptionnelle est extrêmement critiquable. » L’ironie tourne au persiflage quand Me Boussier laisse entendre que le tribunal d’Auch a voulu attirer sur elle les lumières de la notoriété en introduisant un revirement. de jurisprudence. « Cette juridiction, volontiers lyrique, n’aura à connaître qu’un dossier comme celui-ci en dix ans » raille l’avocat au barreau de Paris avec pas mal de condescendance. S’attaquant à des éléments de faits, le défenseur des Douanes conteste le côté « substituable » des VDN et des VDL, qui pourrait justifier un traitement fiscal plus égalitaire. « Effectivement, dit-il, ces produits sont proches mais ils ne sont pas identiques. On ne peut pas prétendre qu’il s’agit de jumeaux, issus d’un même œuf. » Sur sa lancée, il s’aventure sur un terrain glissant : la place du Floc, du Pineau et des VDN dans leurs régions respectives. Alors que pour le Roussillon, les VDN seraient « vitaux », Floc et Pineau ne sont que des « accessoires du principal », élaborés par des producteurs qui font ça « en semi-professionnalisme ». Mieux, l’avocat s’attache à démontrer le côté « opportuniste » des VDL. « Regardez, dit-il, c’est parce que le Cognac et l’Armagnac connaissaient des pertes colossales que l’on a essayé de développer ces deux produits, Pineau et Floc. On a tenté de compenser le manque à gagner. » En conclusion, l’avocat des Douanes demande aux magistrats d’Agen de se conformer à l’unicité de la jurisprudence, « au chapelet de décisions » car, dit-il, le métier du droit « est un métier d’humilité ». Dont acte.

De l’humilité au pathos, il n’y a qu’un pas, que Marie-Laurence Parayre, l’avocate des VDN, a toujours été prompte à franchir. A Auch, sa plaidoirie avait été particulièrement « tire-larmes », brossant un tableau émouvant de cette pauvre région du Midi « écrasée par le soleil », où de « petites grappes maigres » peinaient à donner 25 à 30 hl/ha. Un peu plus sobre, sa plaidoirie du 18 juin a tout de même beaucoup joué sur la corde sensible, en commençant par dire que les VDN – tiers intervenant volontaire dans l’ensemble des affaires opposant les producteurs de Floc et de Pineau aux Douanes – « avaient très mal au cœur, que ça leur faisait beaucoup de peine d’agir dans ce dossier ». « C’est toujours très triste de dresser des produits les uns contre les autres alors que ce sont des produits de terroir, de grande typicité et de grande qualité. » Voilà pour les violons. Mais comme il faut bien se faire une raison, les VDN se sentent obligés de défendre une fiscalité exceptionnelle. « Non pas que nous soyons égoïstes ou que nous voulions pour nous toutes les parts du gâteau, mais si nous commençons à appliquer à tous un régime d’exception, pourquoi ne pas l’appliquer à un produit comme le Porto. Il serait difficile de refuser à l’apéritif portugais ce que l’on autorise au Floc » décoche l’avocate, prouvant par là que l’émotion qui la submerge souvent ne l’empêche pas de développer un certain sens de la stratégie fiscale. Sur les bancs de la cour d’appel d’Agen, Serge Guillet, directeur de la Confédération nationale des vins doux naturels, affirmait quelques minutes auparavant « que dans ce combat du différentiel, il y avait tout de même la crainte que ce différentiel diminue en augmentant la fiscalité des VDN ».

La défense « du fait acquis »

Comme son collègue des Douanes, M.-L. Parayre défend le « fait acquis », issue d’une fiscalité « ancestrale » et d’une jurisprudence « gravée dans le marbre ». Les dispositions fiscales spécifiques aux P.-O. (Pyrénées-Orientales), elles les fait remonter très loin dans le temps, lors des émeutes du Midi viticole : loi Arago de 1872, loi Pams de 1898, loi Brousse de 1914, toutes justifiées, déjà, par ce fameux « ensoleillement » qui concentre l’alcool dans les grappes et discrimine les malheureux viticulteurs méridionaux. L’avocate des VDN n’a garde d’omettre que, plus récemment, la Cour de justice, « dans un arrêt de principe de 1987, confirme l’avantage consenti aux VDN » et que la réglementation communautaire « pérennise la niche fiscale des vins doux naturels ». « C’est à ce prix – 350 F l’hl AP – que les VDN existent encore aujourd’hui » affirme-t-elle. La messe serait donc dite. D’autant que l’avocate reprend le couplet déjà maintes et maintes fois entonné : Pineau comme Floc ne seraient que des productions « annexes », très conjoncturelles, dans des régions de « polyculture ». Ils ne disposeraient donc pas de la notoriété ni du caractère de « produit traditionnel » qui permettent aux VDN de bénéficier d’un régime dérogatoire. Pire, les deux produits s’apparenteraient à des « mistelles » – du jus de raisin frais sans aucun départ en fermentation auquel on ajouterait de l’eau-de-vie – alors que le VDN serait rien moins qu’un vin – moût largement parti en fermentation – muté à l’alcool. Quelle fiscalité appliquer à un « presque vin » sinon une fiscalité proche des vins ! CQFD. Certes, Marie-Laure Parayre reconnaît « qu’avec Auch, nous sommes tombés sur un os » mais tout aussitôt dénonce le raisonnement « régionaliste » des juges gersois. Des juges qui ont eu l’outrecuidance de taxer de « microcosme » la région des VDN, une « phrase extrêmement péjorative ». In fine, le défenseur des Vins Doux Naturels demande à la cour d’appel d’Agen de balayer « d’un trait de plume » la décision d’Auch pour s’appuyer sur une jurisprudence « concomitante » et d’ainsi refermer la brèche qui s’est indûment ouverte.

Le « avant » et le « après du marché unique

Me Leroy, jeune avocat commis par son cabinet pour plaider la cause du Floc devant les magistrats d’Agen, avait la redoutable tâche de conclure les plaidoiries. Température ambiante frisant les 40 °C à l’intérieur de la salle du tribunal et attention des juges déjà sollicitée par une bonne heure et demie d’exposé des faits. Le défenseur du Floc de Gascogne n’en a pas moins eu le courage de situer son argumentation sur le terrain du droit, une nouveauté au cours de cette séance. Il l’a fait d’une voix ténue mains néanmoins convaincante. D’emblée, il a refusé de puiser dans le passé « les tables de la loi ». « L’arrêt du 7 avril 1987 n’est qu’un arrêt parmi d’autres, qui doit être resitué dans son contexte. » Il faut dire qu’à l’époque le grand marché européen n’existe pas. Son apparition date du 1er janvier 1993. L’avocat va faire du « avant » et du « après » marché unique l’épine dorsale de sa défense. Avant, la politique d’échanges entre Etats membres n’a pas l’obligation d’être totalement fluide. Après, la problématique d’accès au marché a vocation à prendre pied sur tout le reste. C’est dans ce contexte que l’avocat resitue la directive d’harmonisation des accises du 19 octobre 1992. Ayant pour objet de faciliter le marché unique, elle découpe les produits viticoles en plusieurs catégories – vins, produits intermédiaires, spiritueux – en fonction de leurs teneurs en alcool et définit pour chacune d’elles un taux pivot. Mais la directive prévoit aussi des possibilités d’exception à ce taux pivot « afin de protéger certains produits traditionnels ». L’Etat français profite de cette « fenêtre » pour reconduire la taxation privilégiée des VDN. « Le débat est-il pour autant épuisé ? » s’interroge Me Leroy. Qui dit libre accès au marché dit aplanissement des distorsions de concurrence et quel est le critère le plus discriminant en la matière sinon le prix. Les vins de liqueurs ne sont peut-être pas identiques mais ils sont substituables puisqu’ils se retrouvent tous dans le linéaire des apéritifs. Et le ressort caché de tout consommateur final n’est-il pas le prix ? « Dans la trilogie notoriété, goût, prix, le prix sera toujours discriminant. » Alors quand le juge d’Auch parle d’appliquer un principe de proportionnalité, l’avocat du Floc et du Pineau y voit un contrôle directement issu du droit communautaire. « La jurisprudence communautaire fourmille de décisions où la puissance publique ne doit pas excéder le nécessaire. » L’épisode du Martini, leader du segment des apéritifs, ne peut que renforcer la conviction du praticien du droit (2). « En réalité, qu’est-ce que la législation européenne a voulu protéger ? Les Vins Doux Naturels des autres produits régionaux de terroir ou les produits de terroir des produits industriels ? Je crois que la seconde proposition l’emporte mais il n’y a que la Cour de justice pour le dire. » Avec cette phrase, l’avocat lance un appel du pied explicite aux juges de seconde instance pour qu’ils posent la fameuse question préjudicielle à la Cour de justice européenne. Le Floc et le Pineau seront-ils entendus ? Les juges d’Agen ont renvoyé leur décision au 10 septembre prochain.

Décision des juges d’agen le 10 septembre

photo_182.jpgQuels peuvent être les différents scénarios possibles ? L’hypothèse la plus favorable – mais non la plus probable – serait que les VDL AOC obtiennent de la cour d’appel d’Agen une condamnation directe de la France et que l’administration des Douanes se plie à cette décision, y voyant une façon habile de se « dédouaner » vis-à-vis des VDN. L’autre option propice aux intérêts des VDL AOC serait que la cour d’appel pose la question préjudicielle à la Cour de Luxembourg. Resteraient ensuite les vicissitudes d’un combat juridique d’arrière-garde, pas forcément perdu d’avance mais pas gagné non plus. On peut évoquer en vrac des VDL AOC condamnés en seconde instance, se pourvoyant en cassation, cette dernière cour étant tenue en droit de saisir les juges européens dès qu’il y a doute sur l’interprétation de la législation communautaire, en sachant que la décision d’Auch peut être considérée comme ayant instillé le doute… L’ouverture de nouveaux dossiers contentieux avec le Pommeau ou le Macvin, donnant lieu à une reprise de toute la procédure…

Pour Christian Baudry, de retour au poste de président du Comité du Pineau et véritable animateur de ce bras de fer fiscalo-contentieux, gagner cette bataille juridique équivaudrait à ce que l’Etat tienne une promesse vieille de vingt ans. « En 1980 déjà, à l’époque des aides Susini, on nous disait d’attendre la directive européenne d’harmonisation des accises pour régler le problème. Malheureusement, la France a appliqué cette directive à sa manière, c’est-à-dire de façon très élastique, sans que soit réduit le différentiel de 1 à 4 entre les VDN et les VDL. Appliquer le principe de proportionnalité proposé par le juge d’Auch serait une occasion de réintégrer les vins de liqueurs dans leurs droits. »

(1) Bernard Lacroux, Jean-Bernard de Larquier, Christian Baudry, Jean-Marie Baillif, Claire Floch, Patrick Brillet, Jean-Pierre Lambert, Michel Tardet, Sébastien Archambaud.

(2) De Vermouth (vin muté à l’alcool), le Martini a changé son mode de fabrication pour devenir un vin aromatisé (sans adjonction d’alcool). S’il a perdu dans l’opération un degré et demi d’alcool, il conserve le même goût et surtout le même prix. Ce qui lui octroie des moyens promotionnels décuplés. Car si son coût de revient augmente peut-être de 20 ou 20 cents, sa fiscalité, elle, chute de façon vertigineuse. Elle passe de 2,14 e à… 0,032 e par litre. En changeant de registre fiscal, le Martini se dote d’une manne financière de première bourre. Et, ce faisant, permet de mettre le doigt sur les dangers d’une fiscalité franchement discriminatoire. Dans les autres pays européens, à la fiscalité des produits intermédiaires plus harmonisée, le Martini a conservé sa recette initiale.

 

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