Ils auront tout connu

28 mars 2009

De la frugalité à l’aisance, en passant par la très grande prospérité et le dépérissement quasi complet, les paysans de Cognac auront tout connu durant ce 19e siècle protéiforme, véritable tournant entre l’Ancien Régime et les Temps modernes.

 

hotel_particulier.jpgLongtemps, la frugalité fut de mise chez le paysan saintongeais. Alors qu’en 1815, l’épopée napoléonienne s’achevait, avec son lot de guerres, de destruction, « les champs étaient presque tout en friches, les hommes étaient morts et de malheureuses femmes labouraient quelques lambeaux de terre ». Malgré son commerce d’eau-de-vie déjà actif, la région de Cognac ne « paraissait pas une région plus spécialement favorisée par la nature et le commerce que bien d’autres ». « L’argent était rare et l’or à peu près inexistant », note François-Eugène Sabouraud. Né en 1853 à La Trache, avocat puis bâtonnier de l’ordre, descendant d’une très vieille famille des Charentes, F.-E. Sabouraud se souvient, dans ses Considérations sur l’économie du Cognac, d’avoir entendu son aïeul paternel raconter comment des hommes louaient leurs bras pour le halage des gabares. « Sous les coups de garcette du conducteur, les malheureux subissaient le calvaire. Ces gens si fiers et indépendants se soumettaient à ce qui n’était pas loin d’être de l’esclavagisme. »

Le chroniqueur décrit ce qui constitue l’ordinaire du repas du paysan saintongeais dans ce premier quart du 19e siècle. La base de l’alimentation se compose de pain de ménage, cuit tous les 8-10 jours dans le four commun. Dans les moments de disette, les plus pauvres mêlent à la farine de froment de la farine d’orge et de baillarge. On appelle cela la « méture ». « Sot comme l’âne de M. d’Ecoyeux qui quittait la farine de froment pour manger la méture », dit un dicton saintongeais. Le supplément de nourriture se compose de lard salé, jambon, œufs, volailles, légumes, parfois de poisson lorsque l’on habite au bord d’une rivière, plus rarement d’un peu de bœuf, acheté à la ville, plus rarement encore de veau et jamais de mouton. Le beurre ou le lait ne font pas partie des habitudes alimentaires des gens d’ici. Par contre, dit-on, « ils font un grand usage de l’ail et des noix, lors de petits repas appelés collation. Ils en frottent leur rôtie, large tranche de pain dont ils réservent le milieu “pour de la rôtie trempée” ». Car le grand aliment de l’époque est le vin rouge, alors que le vin blanc est réservé pour la distillation.

1820 : première baisse des droits

La situation commence à s’améliorer vers 1820, quand le Cognac profite des premières baisses de droits en Angleterre. Même si ce régime favorable est vite remis en cause – il faudra attendre 1848 pour le voir partiellement rétabli et plus encore 1860 où il prendra sa pleine mesure – il se traduit par une forte demande d’eaux-de-vie dans le premier quart du 19e siècle. Cela entraîne une augmentation importante des surfaces plantées en vignes. En 1838, Barraud, notaire à Cognac, chiffrait l’étendue des vignobles à 27 700 ha dans les quatre cantons de Segonzac, Jarnac, Cognac et Châteauneuf, une surface à comparer aux 71 516 ha disponibles. Parce que nous sommes dans une société de « paysans propriétaires », pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, grand historien du monde rural, la distillation se fait chez le paysan. « Tout propriétaire moyen disposait d’un alambic, jugé indispensable dans une exploitation de 4 ha », note l’historien local J. Weyland (annales du GREH). « L’alambic, placé dans un local spécifique qu’on appelait “brûlerie”, se composait d’une chaudière, sa pipe ou “rafraîchissoir”, timbre ou “réservoir à eau”, pompe à eau ou à vin, bassiots et autres ustensiles. Le coût de cet appareil s’élevait à 800 F. Il fallait à cette époque sept à huit barriques de vin pour obtenir une barrique d’eau-de-vie. La distillation se faisait en deux temps. »

A la fin du 18e siècle, quelques propriétaires avisés et assez aisés pour mobiliser leur capital, s’étaient mis à conserver leurs eaux-de-vie pendant plusieurs années. Le vieillissement ne se faisait que dans des barriques ou tierçons fabriqués en merrain du Limousin. On obtenait ainsi des eaux-de-vie plus moelleuses. Toutefois, sous Louis-Philippe (1830-1848), le but du vieillissement était davantage d’attendre le moment le plus propice pour vendre, plutôt que d’améliorer la production. Le propriétaire vendait quand les prix montaient, à la suite de plusieurs gelées par exemple. Les achats les plus importants se concluaient place du Canton à Cognac, sur simple présentation d’une petite fiole. Le prix le plus généralement obtenu fixait la mercuriale. Le prix des eaux-de-vie variait considérablement selon les époques et les récoltes, des récoltes à l’évidence bien plus aléatoires qu’aujourd’hui. Durant cette période et pratiquement jusqu’à la crise du phylloxéra, la viticulture distille et le négoce achète les eaux-de-vie, mais ne fabrique pas lui-même. Pas ou peu de coupages. Les eaux-de-vie achetées à la propriété sont vendues en l’état aux clients, ne serait-ce l’éventuel passage dans le chai du négociant. Car les difficultés du commerce sous le Premier Empire avaient démontré au négoce tout l’intérêt de posséder des stocks importants. La crise phylloxérique entraînera un changement de fond des pratiques (voir plus loin).

1860-1875 : l’âge d’or

Pour l’heure le temps s’écoule et arrive la période bénite des accords de libre-échange de 1860. Vont en découler vingt ans d’une prospérité inouïe pour les Charentes, dont on a du mal à se figurer l’ampleur aujourd’hui. François-Eugène Sabouraud, toujours lui, campe de manière quasi journalistique cet âge d’or. « Les simples domestiques gagnaient de 400 à 500 F par an. Il n’était pas rare de les voir se rendre en troupe à la ville le dimanche. Ils envahissaient les cafés et n’hésitaient pas à jeter un louis sur la table pour payer les consommations. Ils pouvaient aussi réaliser de sérieuses économies et devenir propriétaires à leur tour. On bâtissait de grandes et belles maisons, les enrichis mettaient leurs enfants dans les lycées et collèges. » Durant ces années 1865-1875, la campagne accède aux biens mercantiles. Elle « s’embourgeoise ». L’enrichissement est général. Jusque-là, les gens se déplaçaient à pied ou à cheval sur les petits chemins vicinaux. Vers 1860, apparaît un grand nombre de voitures suspendues à deux roues appelées « tilbury », un type de véhicule léger qui convient parfaitement aux longues courses des propriétaires ruraux. Les foyers se munissent de produits raffinés, provenant « directement de Paris », meubles, horloges, vêtements, bijoux…Pour sa part, le grand commerce des eaux-de-vie gagne des millions, fait très bien vivre les industries associées et, à la campagne, les collecteurs d’eaux-de-vie pour le compte des grandes maisons réalisent des fortunes. F.-E. Sabouraud considère cette période « comme un temps exceptionnellement heureux que les Charentes ne reverront probablement jamais car il est rare, dit-il, que tant de circonstances favorables soient réunies et de manière aussi complète pour produire la vie individuelle et collective la plus agréable que l’on puisse imaginer ». « Les propriétaires de vignobles voyaient augmenter leur fortune en argent en même temps que leur fortune immobilière car, à ce moment, le revenu capitalisé par les propriétaires terriens retournait à la terre. La propriété rapportait beaucoup sous l’effet du travail. Tout le monde voulait de la propriété et, en vertu de la loi de l’offre et de la demande, celle-ci augmentait. Il n’était pas jusqu’à la nature même du produit qui ne favorisait l’esprit d’économie. On pouvait garder indéfiniment l’eau-de-vie qui gagnait en qualité en vieillissant, bien plus qu’elle perdait de quantité par évaporation. Il y avait une autre source de richesse et non des moindres. A cette époque, le propriétaire distillait librement chez lui. S’il n’avait pas d’alambic, il vendait son vin à son voisin et souvent lui cédait son eau-de-vie. Celle-ci, sujette à des variations de cours suivant les années à cause des gelées, enrichissait l’heureux acquéreur qui avait pu attendre l’heure favorable pour vendre. Les grosses fortunes de Saintonge, dans les communes rurales, ont souvent cette origine. Elles viennent de spéculations heureuses plus encore que de bonnes années, de travail et d’économie. » Cette période de grande prospérité, si perceptible en Charentes, gagne en fait toute la société rurale. Fernand Braudel parle d’un mécanisme d’ascension sociale, le passage de l’exploitation d’autoconsommation à l’entreprise marchande.

1863 : irruption du phylloxera

cognac_esmeralda.jpgEn 1863, une maladie est pour la première fois décelée dans le Gard. L’auteur du mal : un puceron, arrivé directement des Etats-Unis avec des pieds de vignes. On le baptise Phylloxera Vastatrix. Assez vite, il remontera jusqu’en Champagne de Reims. En 1879, le vignoble charentais est presque entièrement détruit. « Alors on vit la ruine se répandre sur ce malheureux pays. » Pendant 15-20 ans les vignerons charentais empruntent, dépensent leurs économies pour vivre. Ils n’ont plus beaucoup de capitaux à consacrer pour la reconstitution du vignoble. Ce n’est que peu à peu qu’ils replanteront de petits vignobles. Seuls les commerçants et les gros propriétaires qui possédaient des capitaux sont en mesure de replanter de suite. Les premiers à revenir sur le marché bénéficieront d’un prix élevé du vin, contrairement aux retardataires qui subiront des prix déjà dégradés. Il faut attendre 1906 pour retrouver une récolte équivalente à celle de 1875, ce qui, en soi, constitue déjà une sorte de record. La reconstitution du vignoble suppose d’investir des fortes sommes, de l’ordre de 3 000 à 4 500 F de l’ha. Sur la France entière, on estime qu’il en coûtera 3,5 milliards de francs pour relever le vignoble, une dépense assez faramineuse. A partir de 1887, l’Etat accorde des exonérations fiscales pour les vignes nouvellement plantées. En 20 ans, se replanteront 450 000 ha de vignes sur l’Hexagone.

Un négoce préservé

Paradoxalement, la crise phylloxérique, catastrophique pour les viticulteurs, touche peu les négociants de Cognac. En 1872, ils possédaient un stock gigantesque, de quoi satisfaire leur clientèle durant de nombreuses années. Sur les 12,6 millions d’hl d’eau-de-vie distillés de 1861 à 1880, on estime que seulement 5,9 millions étaient vendus à cette dernière date. Sans pousser le bouchon trop loin, on peut presque dire que la crise phylloxérique sauvera la région d’une grave crise de marché. Des mauvaises langues disent qu’il reste encore dans les chais de ces eaux-de-vie d’avant 1875, qui n’étaient pas toutes fameuses. Pour continuer à alimenter le marché, certaines pratiques frauduleuses gagnent du terrain : adjonction d’eau, mélange d’eaux-de-vie d’origines diverses… Pourtant ce « bricolage » s’interrompra assez vite, dès le vignoble reconquis. En 1905, la région est l’une des premières à se doter d’une aire délimitée. Certains auteurs voient dans cette restauration rapide des règles, une fois le gros de la crise passée, la grandeur de la région. « C’est le témoignage d’une grande honnêteté intellectuelle ainsi que l’expression, peut-être, d’un concept marchand à l’anglo-saxonne pour qui l’image et la notoriété sont primordiales. » La crise phylloxérique va entraîner un bouleversement du tissu viticole et des pratiques. « Pour échapper à la ruine, de nombreux petits exploitants durent consentir à vendre non pas des eaux-de-vie fabriquées dans leurs brûleries mais leur récolte de vin. Les grands négociants avaient facilement obtenu des banques les quelques crédits nécessaires pour acquérir et installer les chaudières leur permettant de distiller eux-mêmes leurs alcools. Désormais, les grandes maisons, détentrices de stocks considérables, prirent l’habitude de procéder aux coupages de leurs eaux-de-vie, afin de produire toute une gamme de Cognacs (VO, VSOP, XO…), dont chaque catégorie présentait des qualités constantes. Du simple négoce, on était passé à une véritable industrie. »

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