« Le Paysan Vigneron » – Croyez-vous à la filière vin en Charentes ?
Jean-Michel Naud – J’y crois et j’y ai toujours cru sinon je n’aurai pas fait des vins l’axe de développement de la Distillerie de la Tour, à côté de l’épine dorsale qui reste le Cognac. Aujourd’hui, l’entreprise traite toutes les productions issues du vignoble charentais, à l’exception des marcs.
« L.P.V. » – D’où vient votre société.
J.-M. N. – J’ai créé Distillerie de la Tour en 1989. Fils de viticulteur, originaire d’une petite commune du sud-Saintonge, Expérimont en Bons Bois, je suis œnologue de formation. Après un passage de cinq ans au sein du négoce comme directeur technique – chez Monnet – j’ai décidé de franchir le cap en créant mon entreprise. Mon beau-père exerçait une activité de distillateur et de marchand en gros traditionnel à Pons. J’ai acquis le terrain et les bâtiments à une époque où, effectivement, les prémices d’un redémarrage du Cognac se faisaient sentir. Très vite mon souci fut d’avoir des fournisseurs plus que des clients. Pour les fidéliser, j’ai dû trouver des débouchés valorisant leurs productions autres que le Cognac. Car, à cette époque tout le monde voulait du Cognac et était prêt à le payer, même très cher. C’est ainsi qu’est apparue à la Distillerie de la Tour la diversification sur les jus de raisin, suivie assez vite des vins de table ou des vins vinés. Et puis le courant s’est inversé : le Cognac a beaucoup chuté et il fallut alors chercher à apporter le maximum de valeur ajoutée aux produits autres que Cognac, tout en restant dans le marché du Cognac, qui reste le cœur de notre métier. Tous ces débouchés étaient un peu considérés comme des productions marginales, à faible valeur ajoutée, presque des produits d’opportunité.
« L.P.V. » – Qu’entendez-vous par là ?
J.-M. N. – De notre part, la volonté de traiter ces produits existait bel et bien mais comme nous n’étions pas équipés, les vins rentraient et sortaient sans que l’on puisse justifier d’une valeur ajoutée. L’idée fut d’investir sur place pour fidéliser – cette fois – les clients. Si toutes les entreprises du secteur n’adoptèrent pas le même schéma de développement, il y en eut tout de même un certain nombre à prendre ce risque, que l’on peut qualifier rétrospectivement de « démesuré ». Ainsi, fûmes-nous deux à mettre en place un outil de concentration (en plus de Revico) : la société Latreuille et moi-même. A la Distillerie de la Tour, cet investissement s’est très vite couplé à l’installation d’une colonne de distillation pour traiter les excédents communautaires et d’une colonne à rectifier destinée à traiter les alcools neutres, dans un souci de rentabilité économique des installations mais aussi pour occuper le personnel à l’année.
« L.P.V. » – Et concernant l’activité vins ?
J.-M. N – Sur cette activité, la même exigence se manifestait que sur la filière alcool : quelque part, pour être considéré comme un opérateur fiable, stable et professionnel, il fallait pouvoir présenter une capacité de stockage et de livraison à l’année. C’est pour cela que la distillerie a acquis le site de vinification de Jonzac, appartenant à H. Mounier, et loué un grand nombre de sites en Charente-Maritime. Nous ne recevons pas de vendanges mais nous travaillons les moûts de vinification pré-traités chez nos viticulteurs.
« L.P.V. » – De quelle capacité disposez-vous ?
J.-M. N. – Je pense que nous disposons de 100 000 hl vol. de cuverie et même un peu plus. Tout confondu, la Distillerie de la Tour traite un million d’hl vol. par an, entre les vins Cognac, les jus de raisins, les vins de base mousseux, les vins de table, les vins de pays tiers, les vins vinés et la distillation obligatoire. On ne fait pas dans « l’hectomania » mais la réactivité commande d’avoir du volume. Nous avons en face de nous des élaborateurs de moins en moins nombreux et donc de plus en plus grands. Aujourd’hui, si l’on veut essayer de valoriser nos produits, nous devons présenter à nos clients les produits dont ils ont besoin, au moment où ils le souhaitent. Les achats se raisonnent de plus en plus à l’année, ce qui nous oblige à traiter des volumes relativement importants, pour être présent tout au long du cycle. Le stock répond aussi à des exigences qualitatives, qualité qui ne va pas non plus sans matériel adapté. Il faut du froid, beaucoup de froid, des systèmes de filtration performants, des installations aux normes, toutes choses qui demandent beaucoup d’investissements. Nous sommes quelques-uns à travailler de cette façon en Charentes, pas nombreux et la région n’est pas reconnue pour cela. La Charente n’est pas considérée comme un partenaire fiable alors que nous essayons d’y prétendre. Le fait de pouvoir garantir un approvisionnement stable nous y aidera.
« L.P.V. » – Qui sont les opérateurs vins en Charentes ?
J.-M. N. – La région compte une dizaine de gros opérateurs entre Merlet, Latreuille, la Distillerie Charentaise, Lasalle, Isidore, Duran, nous-mêmes… Il est clair qu’en terme de visibilité, nous ne représentons pas grand-chose par rapport à ce que certains de nos clients peuvent trouver en Espagne. Les disponibilités espagnoles sont sans commune mesure avec notre propre marché. La Mancha, qui possède sans doute le plus gros vignoble blanc du monde, est effectivement un très gros concurrent, je dirais à deux titres. Au plan qualitatif et au plan réglementaire. Commençons par la qualité. Elle a progressé énormément en Espagne. On trouve là-bas des installations qui valent mieux que toutes les installations charentaises. Mais il faut dire que les Espagnols ont pu bénéficier d’aides financières, européennes notamment, pour se mettre à niveau. Ensuite, contrairement aux Charentes qui pensent d’abord Cognac, les Espagnols n’avaient pas d’autres choix et n’ont pas eu peur d’investir. Ils ont pu attaquer un marché parce qu’ils avaient un approvisionnement garanti suffisant et des outils de transformation pour commercialiser derrière. Pour revenir à notre propre situation, à chaque fois que les opérateurs charentais ont voulu investir à d’autres fins que le Cognac, ils ont pris d’énormes risques, soit parce que l’activité cyclique du Cognac remettait en cause l’activité vins, soit à cause de changements réglementaires radicaux qui provoquaient des modifications subites de l’approvisionnement. Je ne citerai que deux exemples, ceux des MCR (moûts concentrés rectifiés) et du rendement agronomique. En 1999, la suppression, pour les vins charentais, de la possibilité d’élaborer des MCR nous est tombée dessus sans prévenir. Depuis cette date, la France importe tous ces MCR d’Espagne à l’exception de l’auto-enrichissement (à partir des 20 hl de non-vin). Je ne reviendrai pas sur le rendement agronomique qui a limité de manière drastique nos approvisionnements. Vous comprendrez bien, dans ces conditions, la difficulté qu’il y a à envisager des investissements à long terme portant sur 5 ans, voire 7 ans.
« L.P.V. » – Peut-on parler d’un « déficit qualitatif » de la production charentaise ?
J.-M. N. – Je n’emploierai pas ce terme. Le déficit, si déficit il y a, est plus technologique que qualitatif. Certes, nous avons peu de cépages aromatiques mais nous pouvons faire de très belles choses avec de l’Ugni blanc en lui ajoutant un peu de Colombard ou de Sauvignon. Sur l’aspect vendangeoir – une demande souvent relayée par nos clients – il est clair que le négoce embouteilleur aime avoir la maîtrise de tout. Cependant, au plan économique, il est parfaitement inenvisageable aujourd’hui d’opter pour l’apport de raisin. Cela pourrait se justifier, et encore difficilement, sur des produits de qualité comme des vins de pays. Pour le reste, le vendangeoir génère des coûts unitaires prohibitifs, totalement incompatibles avec l’exigence de compétitivité qui est la nôtre. Quant au marché des vins de pays, je le considère comme un non-marché. On ne peut intéresser personne avec ce marché aujourd’hui. certes, les Gersois font du vin de pays mais à une tout autre échelle. Ils commercialisent 600 000 hl vol. par an. A un moment donné, eux non plus n’ont pas eu le choix.
« L.P.V. » – A votre avis, où se manifestent de la façon la plus nette les « manquements » charentais ?
J.-M. N. – Dans le domaine des vins de table par exemple, il faudrait pouvoir disposer de capacités de froid phénoménales, de plusieurs centaines de milliers de frigories, afin de conserver aux vins une réelle fraîcheur du 1er octobre au 30 septembre. Or, de cela, nous n’en sommes pas capables, contrairement à nos amis du Gers. Il y a aussi le phénomène des moûts concentrés, qui offre des perspectives de marché très importantes au niveau mondial, notamment dans le domaine agro-alimentaire, comme base de jus de fruit. Mais la production de MC nécessite de grosses capacités de stockage ainsi que la possibilité de conservation sous froid. Tous éléments qui font que la production se concentre aujourd’hui entre les mains des Espagnols, qui en ont le monopole tant en Europe qu’au plan mondial. C’est dommage quand on sait que les Charentes possèdent une base jus de raisin formidable, reconnue par tous : jus blanc, neutre, acide. Ce potentiel exceptionnel qui est le nôtre, tant en volume qu’en qualité, aujourd’hui, nous ne sommes pas en mesure de nous en servir, pour des questions de réglementation. Cette année en est l’illustration parfaite. La région n’a pas pu se mettre d’accord pour demander un rendement agronomique à 130 (interview réalisée le
14 septembre). Je me dis souvent que le pire ennemi du Charentais est le Charentais lui-même.
« L.P.V. » – Croyez-vous à une désertion éventuelle des acheteurs ?
J.-M. N. – C’est un réel danger. Tant que nous pourrons proposer à nos clients un approvisionnement, ils le regarderont. Mais dès lors que les contraintes de production entraîneront une diminution trop importante de la matière première, nos clients iront voir ailleurs. On parle aujourd’hui du Portugal comme apte à fournir des jus de raisin adaptés et aussi des vins de pays tiers.
« L.P.V. » – L’abandon du régime de double fin au profit de vignobles séparés devrait vous rassurer.
J.-M. N. – On nous dit toujours que la double fin va s’arrêter mais quand ? C’est vrai que les opérateurs vins sont reconnaissants de l’adoption du plan Zonta, qui a le mérite d’accorder une place aux autres débouchés. Par contre le plan ne garantit ni les moyens ni le résultat. C’est là où réside sa lacune. Comment va se faire l’affectation ? Nous sommes tous très heureux de la reprise du marché du Cognac mais nous savons aussi que nous rentrons dans une phase où, automatiquement, il se portera plus d’ha vers la partie Cognac. Aujourd’hui, je n’ai pas l’assurance que le Plan puisse pérenniser notre activité, même avec l’incitation de l’affectation. Pour alimenter l’ensemble de nos marchés – jus de raisin, vin de table, vin de base mousseux, vin industriel (vinaigrerie), vins vinés et sans parler des moûts concentrés – nous avons besoin de plus de 3 millions d’hl vol. A une époque, le marché du vin absorbait plus de vin que le Cognac. Nous avions le débouché mais les prix n’étaient pas au rendez-vous, ce qui n’était pas normal. Pour pérenniser l’activité vins, il faudrait arriver à réguler la quantité tout en ne créant pas la pénurie.
« L.P.V. » – Vous n’êtes donc pas favorable à l’arrachage.
J.-M. N. – C’est le moins que l’on puisse dire. L’argument qui consiste à dire que les ha qui produisent autre chose que du Cognac ne sont pas rentables ne m’a jamais semblé frappé au coin du bon sens. Sur une exploitation, le revenu ne se raisonne pas à l’ha mais sur la globalité. Si l’on devait arracher tous les ha prétendument non rentables, ceux qui resteraient le seraient encore moins, par une simple division des charges sur moins de surface. Je crois que ce raisonnement peut être compris de tous.
« L.P.V. » – Avez-vous confiance dans l’avenir ?
J.-M. N. – Par nature, je suis optimiste. Même dans les pires moments, je garde une lueur d’espoir. La confiance revient sur le Cognac et c’est tant mieux. A l’inverse, des interrogations pèsent sur l’activité vin. J’espère que cette année va permettre à l’ensemble des intervenants de prendre conscience qu’il faut peut-être préserver nos approvisionnements. La mésaventure des 130 hl – demande sur laquelle la profession n’a pas réussi à se mettre d’accord au sien du BNIC avant vendanges – me semble assez dramatique et symptomatique d’un mauvais climat. Pour des raisons qui tiennent plus à des conflits de personnes, à un manque de diplomatie dans les négociations entre familles, à des comportements d’un autre âge, on n’a pas su écouter son partenaire. J’ajouterai qu’à côté de la viticulture et du négoce, un autre intervenant a du poids. Il s’agit du banquier. Lui aussi doit croire dans la région. Si l’on veut pérenniser notre activité et assurer notre approvisionnement, surtout sur la partie Cognac, il faut pouvoir porter le stock. Le Cognac ne se vend pas dans l’année. Aujourd’hui, le secteur bancaire doit aider la viticulture à reconstituer un peu ses stocks.
« L.P.V. » – A votre avis, va-t-on vers un mieux ou un moins bien régional ?
J.-M. N. – J’appelle de tous mes vœux la prise de conscience de notre richesse qui réside dans ce vignoble charentais. J’espère que l’on essayera d’en tirer le maximum de profit sur un ensemble de produits, afin de faire vivre un maximum d’ha, un maximum de viticulteurs et de négociants. C’est par là que passera le développement régional. Dans mon esprit, il ne s’agit pas de « répartir la misère » mais au contraire de se donner les moyens de réfléchir à une meilleure valorisation. Malheureusement, je sais combien ces propos peuvent paraître décalés. Je le répète ! Le Charentais est le pire ennemi du Charentais. Localement, on ne se fait pas de cadeau. Et je suis bien placé pour le savoir. Au niveau national non plus, on ne nous ménage pas. Vis-à-vis des producteurs, des négociants, des négociants-vinificateurs, de la profession en général, je compare l’attitude de l’administration française par rapport à celle des instances espagnoles ou italiennes. Elles trouvent les moyens d’aider leurs entreprises à investir, à prendre des marchés alors que, la plupart du temps, nos administrations sont dans un rôle de sanctions et de contrôles. La Distillerie de la Tour intervient beaucoup sur les produits aidés (aides à l’enrichissement, au stockage…). J’ai un service entier qui ne fait que cela. Il est dévolu à répondre aux contrôles régionaux, nationaux, communautaires. Et quand on demande à ces administrations leurs points de vue sur un nouveau marché, soit elles ne nous répondent pas, soit leur réponse ne les engage pas. A contrario, les Espagnols sont à la pointe du progrès. Leur gouvernement les aide dans la conquête de nouveaux marchés. Nous, si nous demandons quelque chose, nous passons pour les vilains petits canards. La seule relation que nous ayons avec l’administration est une relation de contrôle. Malgré tout, je reste optimiste. Viticulture comme négoce doivent prendre conscience qu’il faut préserver tout ce potentiel. Je suis persuadé que les produits autres sont un « bien nécessaire » pour le Cognac.
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