Au-delà des enjeux économiques immédiats, quels grands courants d’idées charrient l’élargissement à 25, à 27 ou à 28 demain selon que l’on intègre ou non la Turquie ? Pour en parler, un des meilleurs spécialistes français des relations internationales, Dominique Moïsi*, invité par le Crédit Agricole Charente-Périgord lors des Printaniales 2004 à Rouillac le 6 avril dernier.
D’entrée de jeu, Dominique Moïsi évoque « le défi unificateur qui s’impose à nous pour que demain notre futur soit à la hauteur de notre passé ». Au-delà de la formule, il s’interroge sur le coût de l’élargissement – le partage du gâteau – mais plus encore sur ce qu’aurait représenté le coût du non-élargissement. Quel prix aurait engendré la non-réunification européenne ? Ainsi D. Moïsi laisse deviner d’emblée où le portent ses convictions. Européen convaincu, il est favorable à l’élargissement et, comme on le verra plus loin, défend l’idée d’une accession rapide de la Turquie à l’UE, un sujet toujours aussi sensible, comme l’ont démontré les réactions de l’auditoire du « 27 ». Le spécialiste des relations internationales voit dans le passage de l’Europe des 15 à l’Europe à 25 « un tournant dans l’histoire européenne ». Dans ce contexte d’élargissement, cinq grands défis lui semblent devoir attendre l’Europe : défi géographique d’abord, défi des institutions ensuite, défi de la diplomatie, défi démographique et enfin défi lié à la volonté politique européenne. Débutant sa démonstration pas le défi géographique. D. Moïsi constate que « l’Europe ne sait pas jusqu’où elle va ». « Elle ignore ses frontières et, ce faisant, ignore largement son identité politique. » Des pays classés de facto dans la zone européenne (Norvège, Suisse…) n’appartiennent pas à l’UE alors que d’autres, comme la Turquie, frappent à la porte depuis 40 ans (voir encadré) tout en se situant à la charnière entre l’Europe et l’Asie. « Jusqu’où ira l’Europe ? » s’interroge le conférencier. Mais même à 25, l’intégration ne va pas de soi. Deux chiffres illustrent cette difficulté : les dix pays entrants ne représentent que 5 % du PIB de l’UE à 15 mais 20 % de sa population. Depuis le 1er mai 2004, l’Europe compte donc 20 % de ressortissants en plus alors que le niveau de vie de ces nouveaux membres, à l’exception de la Slovénie, est très inférieur aux anciens pays de l’UE. Pourtant, à l’idée d’une Europe « frileuse et comptable », D. Moïsi préfère celle d’une Europe « généreuse et responsable ». « Pour lui, l’élargissement ferme une page douloureuse de l’histoire européenne. Il s’agit d’une rétribution morale donnée aux pays libérés en 1945 par les mauvais chars (soviétiques au lieu d’américains voire français). Cette réparation nous permet de retrouver notre histoire car, sans ces pays, nous ne pourrions pas être nous-mêmes. » L’accession de la Turquie pose un tout autre problème. Le conférencier ne le cache pas. « Dire oui à la Turquie, c’est accepter de voir rentrer dans l’UE 70 millions de musulmans ; un pays qui a des frontières communes avec la Syrie, l’Irak, l’Iran. Dire non à la Turquie, poursuit-il, c’est repousser un espace modérateur, démocratique et laïc. La majorité des gouvernements européens, emmenés par la Grande-Bretagne, sont favorables à l’adhésion. A l’inverse, une majorité de l’opinion publique estime que ce serait une erreur fondamentale. » D Moïsi regrette qu’il n’y ait eu jusqu’à présent ni présentation pédagogique ni débat démocratique en profondeur sur le sujet. La question de la Turquie conduit le conférencier à s’interroger sur la véritable nature de l’Europe : est-ce un club des valeurs démocratiques, un empire chrétien, une zone de libre-échange ? Un jour, l’UE pourra-t-elle s’étendre à ces « zones grises » de l’Est européen que sont la zone des Balkans (Serbie, Monténégro, Macédoine, Kossovo, Albanie), l’Ukraine (50 millions d’hab.), la Biélorussie, la Moldavie, sans parler de la Russie (150 millions d’hab.) ? Peut-on imaginer que la nouvelle Constitution européenne (voir encadré) aide au débat en dotant l’Europe d’une identité plus claire ? Dominique Moïsi pense qu’au-delà du texte, il faudra apprécier les hommes qui rempliront les fonctions pour savoir dans quel sens ira l’Union. Quel sera le président du Conseil de l’UE, qui occupera le mandat de ministre des Affaires étrangères ? Il constate que trois distinctions clés gouvernent les instances européennes : petits et grands pays/pays pauvres et pays riches/pays plutôt fédéralistes et pays plutôt intergouvernementalistes. A n’en pas douter, l’élaboration du nouveau traité constitutionnel fut le résultat d’un compromis entre ces différentes factions. Reste que le conférencier est persuadé que « nous sommes en train de faire sans le dire une Europe fédéraliste ». Car, dit-il, « de plus en plus, ce sont les régions qui possèdent la réalité des commandes européennes, sans que cela s’accompagne d’une vision commune ». « Aujourd’hui, personne n’est d’accord sur rien. » Et de prendre pour exemple la diplomatie européenne qui, selon lui, « est obsédée par le devenir des relations avec les USA ». A ce stade, le spécialiste des relations internationales développe une analyse intéressante. Il tire du passé des dix pays entrants leur attraction vers les Etats-Unis. Pour ces pays qui ont vécu sous le règne du communisme, la sécurité passe avant tout par les Etats-Unis et l’OTAN. Vouloir leur demander de choisir entre la « mère » Europe et le « père » américain équivaudrait à les renvoyer vers un véritable état schizophrénique. Par ailleurs, le conférencier estime que l’on ne peut pas faire une Europe puissante sans la Grande-Bretagne – détentrice d’une culture de la défense et d’une vision diplomatique – et donc « qu’il n’est pas possible de faire l’Europe contre les Etats-Unis ». « Ce qui n’exclut pas le devoir de critique contre l’administration Bush » précise-t-il. Comme beaucoup d’observateurs, D. Moïsi est tenté de voir les élections américaines de novembre 2004 comme un élément clé de l’évolution du monde futur, de la même envergure que l’arrivée de Lincoln au pouvoir en 1860 ou celle de Roosvelt en 1932, qui avait ouvert la voie du Newdeal. Par contre, bien malin qui pourrait dire qui l’emportera, de Bush ou de Kerry puisqu’à ce jour, l’un et l’autre recensent 45 % des voix. « Ce sont les 10 % d’indécis qui feront la différence. » Un des défis européens identifiés par Dominique Moïsi a trait à la démographie., c’est-à-dire, quelque part, au renouvellement des générations. « Comment un continent vieillissant peut-il nourrir de grands projets et de grandes ambitions s’il n’est pas capable d’assurer sa propre succession ? » s’interroge le géo-politologue. Au rythme où vont les choses, en 2050, l’Italie aura perdu 22 % de sa population, un taux qui atteindrait 50 % en Estonie, un des dix nouveaux pays adhérents. Comparativement, la situation est bien meilleure aux Etats-Unis. Non par une politique nataliste plus volontaire mais par l’effet du solde migratoire. Chaque année, les Etats-Unis accueillent en toute légalité 1,250 million de migrants supplémentaires, et ce malgré le 11 septembre 2001. « D’un point de vue rationnel, l’Europe doit ouvrir ses frontières » soutient le spécialiste des relations internationales. Mais le même voit tout de suite le dilemme entre l’intérêt géopolitique et le ressenti d’une société civile « qui a perdu la recette de l’intégration » Pour D. Moïsi, le défi démographique renvoie automatiquement au défi identitaire européen. « Nous ne savons plus contre qui nous unir » professe-t-il, en faisant référence à la guerre froide qui avait soudé tout un groupe de pays contre le totalitarisme soviétique. Aujourd’hui, dit-il, « le terrorisme est à la fois terriblement présent et absent dans ses causes ». D’où la tentation du repli sur soi et, également, du manque de vision politique des élus européens. « Nous ne savons plus parler d’Europe » déplore l’éditorialiste. Dans ce contexte, D. Moïsi veut croire que le renouveau européen viendra de l’élargissement. « Ces nouveaux européens ont faim d’Europe » dit-il. « Ils savent qu’ils ont le privilège de l’union tardive. Ils veulent rattraper le temps perdu. » A la crainte exprimée par l’Europe des 15 de voir baisser ses subventions, le conférencier répond par l’élargissement des marchés et la perspective d’avantages économiques. A la peur, bien réelle, de voir se dissoudre le français au bénéfice de l’anglais (les jeunes polonais ou hongrois ne parlent plus français), il rétorque d’une pirouette : « Si j’ai le choix, je préférerais toujours exprimer des concepts français en langue anglaise que des concepts anglais en langue française. Je défends la flexibilité de pensée. » A l’heure où le risque absolu (attaques terroristes facilitées par la technologie) se télescope avec des individus qui réclament toujours plus de protection, il fait confiance à la « vieille Europe » pour se garder d’attitudes irrationnelles. « Quelque part, les Européens ont la peau plus dure que les Américains. » Il voit dans la volonté de réussir des nouveaux adhérents une incitation pour l’Europe occidentale. « Ne voyons pas dans l’arrivée des pays émergents une compétition inégale mais au contraire une incitation positive. Grâce à eux, nous allons retrouver le goût d’un projet européen, à l’instar de ce qui s’est passé en 45/46 où la réconciliation avait débouché sur les trente glorieuses. D’un projet mobilisateur va naître une fierté de nous-mêmes. » Son propos concerne non seulement les dix pays entrants mais vise aussi très explicitement l’accession de la Turquie à l’UE. A ce sujet, D. Moïsi parle du « courage du oui mais du risque du non ». Paraphrasant W. Churchill qui, à la veille de la bataille d’Angleterre disant des Américains : « jamais si peu d’hommes ont fait tant à tant d’hommes », il redoute que l’on puisse dire un jour : « jamais si peu d’hommes ont fait tant de mal à tant d’hommes ».
Traité constitutionnel, la nouvelle charte européenne
Le vendredi 18 juin, à Bruxelles, les dirigeants des 25 Etats membres se sont accordés sur le nouveau traité constitutionnel. Ce traité rassemble les textes servant de socle à l’UE, fixe les principes fondateurs de l’Union et les règles de ses institutions. Il n’entrera en vigueur qu’une fois ratifié dans chacun des 25 Etats membres de l’Union, par un vote parlementaire (comme en Allemagne) ou par un référendum (cas de la France et de nombreux autres pays). Le projet prévoit d’accorder un rôle plus important au Parlement européen. Il permet aussi d’assouplir la procédure de prise de décision au sein du Conseil des ministres par une extension du vote à la majorité qualifiée. Sur la scène internationale, l’Union devrait être représentée par un président stable, nommé pour cinq ans et un ministre des Affaires étrangères.
Adhésion de la Turquie : une très longue route
C’est en 1959, le 31 juillet exactement, que la Turquie et l’U.E, appelée alors marché commun débutent leur cheminement ensemble, par une demande d’association de la Turquie à la CEE. En cela, la Turquie suit l’exemple de la Grèce qui avait posé sa demande le 8 juin 1959. L’accord d’association entre la Turquie et la CEE est signé le 12 septembre 1963 et contrairement au Maroc ou à la Tunisie qui conduisent une même démarche en 1969, l’accord avec la Turquie inclut déjà la perspective d’une adhésion. La Turquie dépose formellement sa candidature le 14 avril 1987. En mars 2000, suite au Conseil Européen d’Helsinki, il est prévu que la Turquie s’engage dans un processus
d’adhésion. Le Conseil européen de Copenhague, en décembre 2002, fixe à la Turquie un “rendez-vous” en décembre 2004, afin de voir si Ankara rentre dans les “critères d’adhésion”. L’UE s’engagea à reprendre les mêmes critères que ceux qui avaient prévalu pour les dix ainsi que pour la Roumanie et la Bulgarie. L’UE doit rendre début octobre 2004 un rapport évaluant les progrès accomplis par la Turquie dans le domaine des droits de l’homme et des libertés (restrictions vis-à-vis de l’importante minorité Kurde ou encore situation dans les prisons). Sur cette base, les Vingt-cinq prendront une décision en décembre prochain sur l’opportunité de fixer une date pour commencer les négociations d’adhésion. Des négociations qui pourraient s’étaler sur plusieurs années. La Turquie est membre de l’OTAN et sa candidature à l’UE est soutenue par les Etats-Unis (voir la récente rencontre du président Bush avec le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan).
0 commentaires