Qui mieux que les vignerons champenois peuvent témoigner de la création de valeur. Avec leur sens inégalé de la discipline (qui ne va pas sans une certaine forme de solidarité et d’esprit collectif), les « vignerons du nord » ont tiré la quintessence de la notion d’équilibre, équilibre entre les hommes, les structures, les courants commerciaux mais aussi, plus basiquement, équilibre entre l’offre et la demande. Si, aujourd’hui, ils sont aux avant-postes du combat pour la poursuite de l’encadrement du potentiel de production, c’est qu’ils estiment lui devoir une grande partie de leur prospérité. Non sans une certaine forme de modestie, les Champenois « rendent à César… ». « Il y a toujours eu en Champagne une gestion très rigoureuse de l’offre et de la demande et le droit de plantation est l’un des outils majeurs de cette régulation. » Dans sa présentation de l’économie champenoise, Benoît Stenne a livré quelques chiffres. En 1973, la superficie moyenne de l’exploitation viticole champenoise ne dépassait pas 1,25 ha. Près de 40 ans plus tard, elle reste contenue dans les mêmes eaux (1,90 ha). Preuve qu’il n’y a pas eu de débordement. Au cours des décennies, le vignoble est certes passé de 17 000 ha à 33 500 ha mais les ventes ont suivi. Et la Champagne compte toujours plus de 15 000 vignerons. Davantage que sur les surfaces, la profitabilité du vignoble champenois se joue sur les prix, le prix du kg de raisin. Encore aujourd’hui, certaines maisons de négoce ou coopératives lient le prix de la matière première au prix de la bouteille. Plus le prix de la bouteille grimpe, plus le prix du kg de raisin est élevé. Quant à la valeur du foncier, elle a progressé de près de 400 % en vingt ans. Dans la région champenoise, un ha de vigne se négocie aujourd’hui autour de 740 000 €. La vérité commande de dire qu’il y en a très peu sur le marché. En 2007, quand sont apparues les premières rumeurs sur le démantèlement des droits de plantation, les Champenois en ont conçu une grande crainte. « Si nous perdons les droits de plantation, nous perdrons un levier pour aller chercher de la valeur » a très explicitement énoncé Joël Falmet, le vice-président du SGV Champagne, devant les vignerons charentais. Il faut reconnaître que, pour les vignerons champenois, ce projet de libéralisation tombait au plus mauvais moment. Depuis 2003, ils se sont décidés à ouvrir le chantier de l’aire géographique. Après travail de la commission d’enquête INAO, il est proposé d’intégrer 40 nouvelles communes (et d’en soustraire 2) au 319 autorisées à produire du raisin. Alors qu’avec 33 500 ha, les plantations étaient au « taquet » par rapport à l’aire délimitée, on peut s’attendre à ce que la zone AOC Champagne gagne 5 000 à 6 000 ha. Télescopage du calendrier : la fin de la délimitation parcellaire (l’étape suivante après le zonage) devrait intervenir en 2018, date annoncée de la disparition des droits de plantation. Les vignerons champenois s’interrogent avec angoisse : « que se passerait-il si notre vignoble gagnait d’un coup 10 à 15 % de sa surface ? »
Mais revenons à la genèse de l’histoire. Comment en est-on arrivé à ce projet de suppression des droits de plantation ? Dans l’organisation viticole européenne, il semblerait que l’encadrement des droits de plantation ait toujours fait l’objet d’un système dérogatoire. Cependant, jusqu’en 2007, ce système était prorogé d’OCM en OCM, sans coup férir. Et puis, en 2007, la Commission a souhaité imprimer un sérieux changement à la politique viticole européenne. Sur fond de projet d’OCM unique (fin des OCM spécifiques) et alors que les Etats membres passaient à 27, Bruxelles ne veut plus continuer à financer les excédents. Son objectif ! Assainir une bonne fois pour toutes le secteur viticole en injectant sur un temps bref des aides massives (aides à l’arrachage définitif, aides à la restructuration, à la promotion, à l’investissement). Et ensuite, « que le plus fort gagne ! » A travers cette vision que d’aucuns qualifient de « libérale », voire « d’ultra libérale », les droits de plantation apparaissent au mieux comme des archaïsmes, au pire comme des entraves à la libre concurrence. Qui plus est, en servant les intérêts des producteurs, ils contrediraient le droit du consommateur à bénéficier du meilleur prix. Et puis ne dit-on pas que les plantations illicites, par dizaine de milliers d’ha en Espagne ou en Italie, posent d’insolubles problèmes à la Commission. Alors, pour régler la question, autant s’en remettre à « la main invisible du marché ».
des droits de plantation condamnés en 2007
En 2007, un accord politique condamne donc les droits de plantation. Leur disparition est programmée pour 2015, avec un possible sursis jusqu’en 2018, sur demande explicite des Etats membres. Trois ans sont passés. Où en est-on en 2010 ? Quoiqu’on en dise, l’Europe ne semble pas avoir abandonné son projet. Certes, le commissaire européen à l’Agriculture et au Développement rural a changé. Le « Latin » Dacian Ciolos (d’origine roumaine) a remplacé la « Nordique » Mariann Fischer-Boël. Mais il ne faut pas trop rêver ! Sur le fond, les commissaires européens sont liés par les accords politiques, surtout quand ces accords furent passés par leurs prédécesseurs. Ainsi le maintien « en l’état » des droits de plantation paraît très difficilement soutenable. Même la CNAOC (Confédération nationale des appellations d’origne contrôlée), pourtant peu suspecte de complaisance à l’égard de la dérégulation, sait que sera difficile. Depuis 7-8 mois cependant, elle n’a cessé de marteler le même message : « Il ne peut y avoir de politique de qualité sans encadrement des volumes ! C’est un peu comme une vigne. Elle doit être taillée pour espérer donner de bons fruits. » Ce message a-t-il été entendu ? Peut-être bien. Surtout la crise agricole est passée par là, avec son cortège de remises en cause. A bien écouter les discours qui remontent aujourd’hui de Bruxelles, l’Europe ne parle plus de « supprimer » purement et simplement l’encadrement mais plutôt de le « rénover » ou encore de « créer de nouveaux encadrements, une nouvelle régulation ». Dixit Dacian Ciolos, qui a évoqué à plusieurs reprises des quotas laitiers « rénovés », des quotas betteraviers « rénovés »… Les représentants de la filière viticole ont tôt fait de s’engouffrer dans la brèche. C’est ainsi que, tout en continuant à alimenter la ligne dure qui consiste à réclamer le maintien des droits de plantation, la CNAOC et ses homologues européens commencent à travailler à un « plan bis » : la proposition de nouveaux outils de régulation. Avec la bénédiction du ministère de l’Agriculture. « On ne se ferme aucune porte » confirment les représentants viticoles qui savent juste qu’ils devront se montrer imaginatifs. « On ne pourra pas faire du neuf avec du vieux. Face à la Commission, le recyclage des anciens dispositifs trouvera très vite ses limites » note Alexandre Imbert, juriste à la CNAOC et collaborateur de Pascal Bobiller-Monot, directeur de la structure.
Le 24 mars dernier a été lancée à Bruxelles l’EFOW pour European Federation of Origine Wines. Cette fédération réunit les viticultures d’appellation française, portugaise, espagnole, italienne et hongroise. Ainsi la viticulture européenne de qualité se met en ordre de marche pour aborder les étapes clés qui se profilent à l’horizon (voir calendrier). Parmi ces étapes, il y en a une que la communauté viticole a plus particulièrement en ligne de mire. C’est la réforme de la politique de qualité pilotée par la Commission européenne. « C’est notre porte d’entrée privilégiée » relève-t-on à la CNAOC.
la commission vautrin
Tandis que les filières professionnelles s’organisent, les pouvoirs publics agissent aussi. Catherine Vautrin, députée de la Marne, a été mandatée par le ministère de l’Agriculture français pour auditionner les différentes régions viticoles d’AOC sur leurs attentes en matière de « nouveaux outils d’encadrement ». Quant aux moyens à mettre en œuvre, ce sera pour plus tard. Deuxième sur la liste, une délégation viticole charentaise est « montée à Paris » début mars rencontrer Mme Vautrin. Pour ces auditions, la députée européenne est assistée de Jacques Berthomeau, bien connu dans la région délimitée (il fut chargé de mission en 1999, sous le ministre Glavany). L’entrevue s’est moyennement bien passée, un hiatus ayant semble-t-il existé entre les Charentais et leurs interlocuteurs parisiens. Pour les auditions suivantes, la lettre de mission de Catherine Vautrin a été précisée : en rester à l’expression des attentes des vignobles, sachant que la recherche des moyens viendra plus tard. Il n’en demeure pas moins que les représentants viticoles charentais sont rentrés de leur rendez-vous parisien un tantinet « secoués ». « Nous étions venus délivrer un long plaidoyer pour le maintien des droits de plantation et nous nous sommes entendus dire que « nous étions en retard d’une guerre ». « Les droits de plantations n’existeront plus à partir de 2018. » » L’effet de choc passé, Bernard Guionnet, président de l’interprofession, en tire une conclusion sans appel. « Dès maintenant, la région de Cognac a intérêt à rechercher des pistes alternatives aux droits de plantation. Nous ne pouvons pas nous retrancher derrière la position politique qui consiste à dire : “la libéralisation des droits ne passera pas”. »
une place à part
Il faut dire que, dans le contexte des appellations d’origine, le vignoble charentais occupe une place à part. Son aire délimitée est très vaste (le territoire de deux départements), ses cépages sont double fin et il n’y a pas de délimitation parcellaire. Au bas mot, le réservoir de production représente quatre ou cinq fois la surface plantée actuelle. Au vu de l’histoire de ces quarante dernières années, on peut aisément imaginer les dégâts qu’engendrerait une dérive de surface de seulement 5 ou de 10 000 ha. « A 75 000 ha, nous avons déjà du mal à tenir un rendement de 8 de pur/ha. A 80 000 ha, il faudrait descendre à 6 de pur/ha et encore ! A cause de ces conditions, nous avons sans doute une partition particulière à jouer. Nous ne pouvons pas nous comparer aux autres. »
A la recherche des solutions adaptées au contexte charentais, Bernard Guionnet serait tenté de s’en remettre « à la boîte à outil interprofessionnelle ». Rien d’étonnant non plus à ce que le « père » du Plan d’adaptation et du quota d’exploitation pense à nouveau au système de quota comme une réponse possible à la suppression des droits de plantation, en l’absence de toute autre forme de régulation. « En 2018, la dernière année d’application des droits de plantation, la surface de vigne existante sur chaque exploitation viticole servirait de “ borne témoin”, pour éviter les dérives qui consisteraient à faire exploser les surfaces à partir de 2019. Cette régulation de surface s’appuierait sur un “quota d’exploitation Cognac”, à charge pour le viticulteur de mettre les hectares qu’il souhaite en face. » Cependant, la proposition n’est pas sans susciter un certain scepticisme. « Quelle base juridique trouver à ce quota ? » Pour nombre d’experts, il paraît difficile qu’à terme la région fasse l’économie du choix de la « simple fin », quitte à ce que cet instrument soit adapté. « Il y a certainement un travail à faire avec les services de l’INAO pour trouver l’outil ad hoc. » Sur ce dossier, la région délimitée connaît une contrainte supplémentaire : le manque d’unanimité de ses membres. Si la viticulture paraît relativement soudée sur le fond, l’opinion du négoce semble plus partagée. « Une ligne claire a du mal à se dégager. Des voix discordantes se font entendre. Certains répondent oui à la libéralisation et d’autres non. »
Des atermoiements auxquels échappe la Champagne de Reims. Là-bas, l’ensemble de la filière parle d’une seule voix. L’intérêt bien compris du négoce le pousse à défendre la sélectivité du vignoble. A 1 million d’€ l’ha – les propriétés du négoce occupent souvent les meilleurs crus – le patrimoine viticole conforte le bilan des sociétés. On estime que le négoce champenois détient 3 000 ha de vignes (un dixième de la surface), dont 1 500 ha pour la seule galaxie Moët, Clicquot, Krug, Ruinart. C’est peut-être ce qui amène certaines maisons à exercer un lobbying en faveur des droits de plantation, aux côtés de la viticulture. Une autre raison suscite cette attitude : la crainte d’usurpation de notoriété. Plus encore peut-être que la dérive des surfaces à l’intérieur de l’aire délimitée, les Champenois redoutent des plantations de vignes pour des vins effervescents en périphérie de la zone d’appellation. « Je suis de la Marne, je ne m’appelle pas Champagne mais je profite de la renommée de mon célèbre voisin. »
Foncièrement légaliste, la Champagne de Reims soutient comme un seul homme la position de la CNAOC. Cela lui est certainement plus facile qu’aux Charentes, elle qui se situe dans « l‘épure » des appellations d’origine (aire géographique commune par commune, délimitation parcellaire…). En ce qui concerne la position de la CNAOC, comme déjà dit, la structure a « deux fers au feu ». D’un point de vue stratégique, il s’agit de réclamer haut et fort le maintien les droits de plantation, histoire de ne pas laisser retomber la pression ; mais, de manière pragmatique, elle n’ignore pas non plus le chantier des nouveaux mécanismes d’encadrement. Des mécanismes qui seraient conçus de manière collective, pour l’ensemble des régions viticoles d’AOC, avec pour ligne de conduite « des moyens de production gérés par la production ». A Cognac, si l’on se dit solidaire de la défense « politique » de l’encadrement, on n’exclut pas de devoir faire cavalier seul au niveau des moyens, compte tenu des spécificités locales.
Deux ans après le début de « l’affaire des droits » et même si « rien n’est gagné », le vice-président du SGV Champagne se dit « un peu plus rassuré qu’il y a un an ou un an et demi ». « La crise agricole est venue nous aider et notre vieille Europe viticole n’a pas à rougir de son modèle. Les dysfonctionnements constatés en Australie ou en Argentine nous le montrent tous les jours. » De même, la Californie, qui s’engage dans une stratégie de premiumisation, commence à découvrir les vertus de l’encadrement. Elle envisage la délimitation de terroir. Situation paradoxale où l’Europe abandonne ses outils de régulation quand les autres les adoptent.
A Cognac, les Champenois ont dit qu’ils continueraient à défendre un système de maîtrise de la production. « Les vignerons ne peuvent pas cautionner un système qui servirait les plus gros et desservirait les plus faibles. »
Maîtrise du Volume de production
Le Calendrier Politique
– Rapport Vautrin (France) : auditions en cours des régions viticoles sur l’impact de la suppression des droits de plantation – Remise du rapport attendue fin juin/début juillet « si tout se passe bien » – Catherine Vautrin a l’intention de déposer des amendements à la LMA (loi de modernisation agricole) qui arrive en discussion à la même date.
– Rapport Scotta (Europe) : le député européen d’origine italienne Giancarlo Scotta a soumis, le 23 février dernier, à la commission agricole du Parlement européen un rapport sur la réforme de la politique de qualité. Le rapport s’avère favorable aux mécanismes d’encadrement – Le rapport Scotta a été examiné en assemblée plénière du Parlement européen le 25 mars. La Commission européenne pourrait le prendre en considération dans son travail législatif sur la réforme de la politique de qualité.
– Rapport Martin (France) : le député Philippe Martin (6e circonscription de la Marne), membre de la commission des Affaires européennes à l’Assemblée nationale, a été chargé d’un rapport sur la politique de qualité, avec un éclairage sur les droits de plantation – Auditionne actuellement la viticulture des pays européens (Hongrie, Allemagne, Espagne…) – Doit déposer des amendements à la LMA à partir de mai 2010.
– 24 mars 2010 (Europe) : naissance à Bruxelles de l’EFOW, l’European Federation of Origine Wines.
– Avril 2010 (Europe) : la Commission européenne lance une étude d’impact sur la disparition des quotas laitiers sur les fromages AOC.
– Premier semestre 2011 (Europe) : c’est la date pressentie pour la promulgation de réforme de la politique de la qualité pilotée par la Commission européenne.