Société Martell : Lionel Breton : « Ce que nous devons à Patrick Ricard »

23 octobre 2012

P-DG de Martell Mumm Perrier-Jouët depuis 2002, Lionel Breton vient de quitter le groupe Pernod-Ricard le 30 septembre, touché par l’âge de la retraite. Lors de sa dernière interview, il rend hommage à Patrick Ricard, récemment décédé. Et répond aux questions sur ses dix années passées à la tête de la maison de Cognac.

p20.jpgQuelle fut la contribution de Patrick Ricard au sein du groupe de spiritueux ?

Patrick Ricard présida le groupe durant plus de 30 ans. C’est sous son égide que Pernod-Ricard devint le n° 2 des vins et spiritueux. Sur ses qualités d’homme et de manager, je dirais qu’il a été le maçon du groupe en même temps qu’il en fut le ciment, lui qui portait, qui incarnait, les valeurs de Pernod-Ricard. Ces valeurs, quelles sont-elles ? La convivialité, l’esprit d’entreprise, le respect des personnes, cette dernière valeur étant sans doute la plus forte du groupe. Chez Pernod-Ricard, il est d’usage de dire que « nous construisons et nous distribuons nos marques avec des hommes ». Dans des registres différents, les marques et les hommes constituent nos vraies valeurs. De manière plus précise, je me souviens du 18 janvier 2002, à Chanteloup, quand Patrick Ricard officialisa le rachat de Martell par le groupe Pernod-Ricard. « De Chivas et de Martell, je ferais mes deux priorités » avait-il dit. Durant ces dix ans, il a éclairé la route, fut un supporter fervent de la marque. Il croyait à la réussite de Martell. D’ailleurs, il venait plus souvent qu’on ne le pensait à Cognac. En juin dernier, Jean-Marc Morel avait réuni des acteurs importants de la filière Cognac. Patrick Ricard participait à la rencontre. Patrick Ricard manifestait beaucoup de simplicité, beaucoup d’attention aux autres. La vie de la société l’intéressait. Dans les moments difficiles, il ne m’a jamais lâché. « Il faut que vous sortiez l’entreprise de l’ornière » me disait-il. J’ai vraiment trouvé en lui un soutien au développement de Martell. Le 26 juillet encore, il était à Paris pour fêter le million de caisses vendues par Martell en Chine. A la fin du dîner, Patrick Ricard avait pris la parole. Pour lui, Martell était une marque importante. Objectivement, Martell figure aujourd’hui comme le plus gros contributeur du groupe.

Son décès prématuré peut-il déstabiliser le groupe ?

Nous avons perdu un homme exceptionnel mais le groupe a des fondamentaux solides et la continuité est assurée. Danièle Ricard, sa sœur, occupe désormais la présidence du conseil d’administration du groupe. Pierre Pringuet continue d’assumer la direction générale, jusqu’en 2015. Alexandre Ricard, neveu de Patrick Ricard, lui succédera à cette date. Homme brillant, il a fait des études de haut niveau et connaît très bien le fonctionnement du groupe. En son sein, sa carrière fut ascendante. Aujourd’hui, il gère tous les réseaux de distribution du groupe, en sachant combien ce poste est important chez Pernod-Ricard. A l’intérieur de la société, personne ne doute de la capacité d’Alexandre à reprendre les rênes.

Vous-même allez quitter la société fin septembre. Comment vit-on une telle période ?

Le temps passe. Il est toujours difficile de quitter une société que l’on apprécie ainsi que des marques comme Martell ou Mumm Perrier-Jouët. C’est compliqué pour moi mais nécessaire pour le groupe. Au niveau des cadres-dirigeants, l’entreprise a besoin de sang neuf.

Quel bilan tracez-vous de ces dix ans passés à la tête de Martell ?

Martell est un cas d’école. Encore une fois, je salue la mémoire de Patrick Ricard qui a acquis cette société et l’a développée avec la réussite que l’on connaît. La société allait mal, la marque n’allait pas bien. Nous avons pu redresser les deux entités, et la société et la marque. Aujourd’hui, nous avons un bon niveau de relations sociales avec nos partenaires. Nous pouvons discuter d’adulte à adulte. C’est une grande victoire. De nouveaux produits ont vu le jour comme Chanteloup Perspective ; le packaging a évolué. Mais ma plus grande satisfaction, peut-être, est de constater que la société se trouve pleinement légitime dans sa région. Le nom de Martell est de nouveau respecté. Après dix années passées en Charentes, c’est sans doute ce qui me confère le plus de fierté.

Au cours de cette période, avez-vous été blessé, meurtri ?

Je n’ai pas été blessé mais il y a eu des moments durs, difficiles, surtout au début. Je pense notamment au plan social. Mais il fallait le faire. Quand j’ai pris mon poste, j’ai déclaré que je dirais ce que je ferais et que je ferais ce que je dirais. Je me suis tenu à cette ligne de conduite. On me reprochait à l’époque « de ne rien y connaître ». Ce que j’ai accompli était peut-être discutable mais, en tout cas, « je l’ai mis sur la table ». Au final, cela n’a pas trop mal réussi à l’entreprise. Si l’on regarde les chiffres d’évolution de la marque à travers le monde, c’est plutôt satisfaisant. La catégorie Cognac fonctionne bien. Elle possède les fondamentaux pour encore aller de l’avant. Vous remarquerez que je parle de la catégorie et non d’une maque en particulier.

A votre avis, dans quels domaines la filière Cognac doit-elle encore progresser ?

Je remarque que l’organisation régionale du BNIC fonctionne bien. Jean-Marc Morel et les autres acteurs de la filière ont une approche intelligente du sujet. Bien sûr, se profilent encore des enjeux, des challenges. Je pense à l’évolution du vignoble, à la croissance de sa surface pour répondre à l’augmentation des ventes ou encore aux problèmes de transmission des entreprises viticoles. Les objectifs sont identifiés. Restent à les remplir. Mais je constate qu’il n’y pas d’antagonisme entre négociants et viticulteurs. C’est une très bonne chose.

Aujourd’hui, la prospérité du Cognac repose en partie sur le marché chinois. Or, cet an-ci, l’économie chinoise connaît un ralentissement. Est-ce inquiétant pour le Cognac ?

En premier lieu, le marché chinois n’est pas le seul à porter le développement du Cognac. En second lieu, nous ne constatons pas, pour l’instant, de signe de fléchissement sur la catégorie Cognac en Chine. Elle continue d’être très aspirationnelle, en tant que telle et bien évidemment par ses marques. Par ailleurs, tout le territoire chinois n’est pas encore couvert, ni toutes les villes, fort heureusement. Existe toujours une forte capacité de croissance. Et je ne parle pas du Vietnam ou d’autres pays de la zone.

Qui consomme le Cognac en Chine aujourd’hui ?

C’est le haut de la classe moyenne. Des gens très riches vont acheter nos produits très haut de gamme mais le succès de la catégorie Cognac vient de la classe moyenne. C’est plutôt une bonne nouvelle. Autre bonne nouvelle : depuis quelques mois, le nombre de Chinois vivant dans les villes a dépassé le nombre de Chinois vivant à la campagne. Il s’agit d’un élément très rassurant pour nous. Car le revenu d’un citadin chinois n’a rien à voir avec celui d’un paysan. Ni son mode de consommation non plus. Récemment j’ai dit à des interlocuteurs régionaux qui évoquaient le phénomène de yo-yo que, personnellement, je ne croyais plus à ce phénomène pour le Cognac. Certes, il y aura peut-être encore des creux, des ralentissements mais il n’y aura plus de crise du Cognac. A l’échelle de 5 ans, c’est sûr. Qu’en sera-t-il dans 50 ans ? Mais, à moyen terme, j’ai confiance dans l’avenir du Cognac.

De quoi se compose le quotidien d’un responsable de marque ?

Quand on travaille chez Pernod-Ricard, l’on s’investit à 110 % de son temps, en terme d’implication, de motivation. Comme tout le monde dans la région, je voyageais beaucoup, au moins un tiers de mon temps. Les deux autres tiers se partageaient entre Paris, au siège du groupe et dans les AOC. Contrairement à ce que l’on peut penser, j’étais assez présent à Cognac. Mais pas question d’interférer dans les missions de Jean-Marc (Morel). Je restais dans ce bureau ou j’allais voir des gens.

Le rôle d’un P-DG, quel est-il ?

Le P-DG a pour fonction principale de fixer le cap, imprimer la vision. Dans quels pays faut-il se développer, quelle structure marketing mettre en place, comment gérer l’approvisionnement…? Bien sûr, il ne le fait pas tout seul, dans sa tour d’ivoire. Il travaille au sein du comité de direction. Pour aller plus loin, je dirais que le P-DG a trois fonctions essentielles : douter, décider, vérifier. Douter parce que personne n’a la science infuse, décider pour donner l’impulsion et vérifier, afin de contrôler si l’organisation suit.

Au début de votre mandat, vous avez pu être critiqué sur la manière de gérer l’approvisionnement de Martell ?

Très certainement, j’aurais pu mieux faire, très certainement aussi faire moins bien. Si l’on regarde le résultat, ce n’est pas si mal. Patrick Ricard disait toujours ; « Il faut juger les décisions au moment où elles sont prises, pas quinze ans après. »

Votre successeur arrive le 1er octobre 2012.

Philippe Guettat a 48 ans. Il a fait HEC. C’est un garçon plutôt d’origine marketing. Il connaît bien la catégorie Cognac, puisqu’il fut patron de la Direction Chine. Il connaît bien Martell. Avant de prendre ses fonctions chez Martell, il était P-DG d’Absolut. Il n’ignore rien du métier de propriétaire de marque. Il a tout pour réussir. Pour la région, l’attelage Philippe Guettat/Jean-Marc Morel est un attelage qui va gagner.

Alexandre Ricard, le dauphin
Agé de 40 ans, célibataire, sans enfant, Alexandre Ricard est diplômé de l’ESCP (Ecole supérieure de commerce de Paris), promotion 1995 et de l’université de Wharton en Pennsylvanie (MBA). Il a travaillé pour le groupe de conseil en management Accenture et la banque Morgan Stanley pendant sept ans avant de rejoindre le groupe Pernod-Ricard en 2003. Il y exerça les fonctions de directeur administratif et financier du whisky irlandais Irish distillers. Quatre ans après, il est nommé P-DG de la division. Entre-temps, il a occupé les fonctions de directeur général de la branche duty free. Il est rentré dans la direction générale le 1er septembre 2011, en tant que directeur général adjoint chargé du réseau de distribution.
Alexandre Ricard est le fils de Bernard, fils aîné de Paul Ricard. Le propre fils de Patrick Ricard – Paul-Charles – est chef de marque chez Mumm Perrier-Jouët. Il vient d’être nommé administrateur du groupe avec ses cousins Alexandre Ricard et César Giron (fils de Danièle Ricard).

Pernod-Ricard en chiffres
Exercice clos au 30 juin 2012 (en milliards d’euros)
l Chiffre d’affaires : 8,21 M €, en augmentation de 7 % en un an.
l Résultat net : 1,15 M € (1,04 M en 2011).
l Croissance de 24 % en Chine, essentiellement due au Cognac.
l Le groupe a réalisé 39 % de son activité en Asie, 26 % en Amérique, 26 % en Europe hors France et 9 % dans l’Hexagone. Au début des années 80, Pernod Ricard réalisait 83 % de ses ventes en France.

Patrick Ricard à Chanteloup, le 18 janvier 2002 : « Si nous avons investi dans Martell, c’est que nous croyons à la marque… Les décisions ne seront pas prises à Londres ou à New York mais à Cognac… Pour exister, il faut être proche du consommateur et, sincèrement, chez Pernod-Ricard, nous sommes les champions du monde pour cela… Le Cognac est un premium spiritueux produit à un certain prix. Il faut l’assumer et le respecter comme tel… Nous sommes respectueux de l’héritage et nous essaierons de laisser à nos successeurs une entreprise si possible dans une meilleure position que nous ne l’avons prise. »
Patrick Ricard est mort le vendredi 17 août 2012 à l’âge de 67 ans d’un accident cardiaque.

 

 

 

 

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