Sélection d’Une Levure Pour Le Cépage Merlot

20 février 2009

Le Merlot est un des cépages de cuve rouge les plus répandus dans le monde, les surfaces plantées étant en constante progression depuis 20 ans. En France, il a même dépassé le Grenache et le Carignan en 2000, avec une superficie totale de près de 100 000 ha.

Il représente, avec le Cabernet Sauvignon, le socle des AOC de la région de Bordeaux, et il est aussi très utilisé en vin de cépage, notamment en Languedoc-Roussillon.

Le Merlot donne des vins généralement assez ronds, aux arômes de fruits rouges mûrs assez caractéristiques.

Un travail de thèse soutenu en 1999 (1) a permis d’identifier des molécules olfactivement actives et caractéristiques du Merlot ; ceci nous a conduit à explorer l’impact de la levure sur ces arômes, puis à sélectionner une nouvelle souche apte à les « surexprimer », afin d’obtenir des vins de qualité et de typicité supérieures.

Les arômes des vins issus du cépage merlot

Le profil aromatique des vins est un mélange complexe entre plusieurs types de familles odorantes :

– Les arômes préfermentaires, issus de ces mêmes phases (macération pelliculaire, prémacération à froid).

– Les arômes fermentaires, issus des métabolismes levuriens et bactériens.

– Les arômes variétaux, dont la teneur varie en fonction notamment du cépage.

– Les arômes post-fermentaires, qui apparaissent au cours de l’élevage.

L’impact de la levure sur la production d’arômes fermentaires (alcools supérieurs, esters) est très décrit dans la littérature œnologique, il dépend de la souche de levure, de la composition du moût et des conditions de fermentation. Par contre, l’influence de la levure sur l’arôme dit variétal est mentionnée pour peu de cépages : le Sauvignon blanc (2), le Muscat (3), le Grenache (4), la Syrah (5). Peu de travaux sont consacrés aux arômes « variétaux » du Merlot. Dans sa thèse de doctorat, Kotseridis (1) montre que les vins de Bordeaux issus des cépages Cabernet Sauvignon et Merlot se distinguent sensoriellement par deux zones olfactives bien distinctes : la note poivron du Cabernet Sauvignon et les notes caramel/fraise du Merlot. Ce chercheur montre que l’intensité de l’arôme caramel/confiture de fraise est liée directement à la concentration en deux molécules : le furanéol (nom commun de la 4-Hydroxy-2,5-dimethyl-3 (2H)-furanone) et l’homofuranéol (nom commun de la 4-Hydroxy-2-ethyl-methyl-3 (2H)-furanone).

Ces molécules sont les principaux composants aromatiques de la fraise (avec le mésifurane). On rencontre aussi de l’homofuranéol dans le Shoju (sauce de soja), dans lequel il est produit par biotransformation levurienne du D-xylulose-5-phosphate.

Dans un travail consécutif à sa thèse, Kotseridis montre également l’influence de la souche de levure sur la teneur en ces deux molécules (F/HF), sur des vins âgés de près de 5 ans (6).

La stabilité dans le temps de ces deux molécules les rend particulièrement intéressantes. La levure pourrait libérer ces composés à partir de précurseurs glycosylés présents dans le raisin, et/ou les biosynthétiser à partir des pentoses et des acides aminés. C’est ce travail qui nous a incité à entamer une sélection de levure spécifique au cépage Merlot, pour des vins rouges d’assemblage (notamment d’AOC) ou des vins de cépage.

La démarche de sélection

Des prélèvements de moûts sont réalisés en 1999 dans quatorze caves du Bordelais (sur les secteurs de Saint-Emilion, Pomerol, Entre-Deux-Mers et Pessac-Léognan) et trois caves du Languedoc, sur des sites ne pratiquant pas le levurage. Ces prélèvements sont réalisés dans des cuves de Merlot en fin de fermentation alcoolique (densité autour de 1010). Sur 100 clones de levure isolés et identifiés par des techniques de biologie moléculaire, 35 souches sont différenciées.

Le genre, l’espèce, le caractère killer sont déterminés, ainsi que leurs caractéristiques technologiques sur milieu synthétique à 12 % vol. (méthode ITV). En complément, une fermentation sur milieu synthétique à 16 % vol. permet de mesurer leur résistance à l’éthanol. A ce stade, 15 souches sont retenues, puis soumises à des tests de micromacération sur vendanges de Merlot provenant du Chili, afin de voir leur impact sur la couleur et sur les arômes variétaux et fermentaires. L’impact sur la couleur a été confirmé sur une vendange de Merlot d’origine française (vendange 2000), lors d’une 2e série de micromacérations. Sur ces critères, quatre souches sont retenues pour des essais menés à l’échelle pilote. Ces essais sont menés lors des vendanges 2000 sur quatre matières premières : deux en Bordelais, deux en Languedoc. Une levure se distingue des trois autres et des levures de référence, de par ses performances en production d’arômes variétaux, et la qualité organoleptique des vins obtenus. Elle est alors produite sous forme de Levure Sèche Active et pré-commercialisée lors des vendanges 2001, sous la marque Vitilevure MT ; parallèlement, de nombreux essais comparatifs sont réalisés à l’échelle de la cave, dont deux sont suivis par ITV France sur le Bordelais.

Résultats sur les critères classiquement étudiés

tableau1.jpgSur les 35 levures différentes, une seule est de phénotype « sensible ». Les souches se partagent en 82 % de levures « killer » et 8 % de levures « neutres ». Toutes les souches sont des Saccharomyces cerevisiae.

Une grande variabilité des caractéristiques technologiques des souches de levures est constatée (tableau 1).

Sont alors éliminées :

– Les souches qui ne fermentent pas ou peu (sucres résiduels > 2 g/l).

– Les souches qui produisent trop d’acidité volatile (A.V. > 0,3 g/l H2SO4).

– Les souches qui produisent trop de SO2 (> 30 mg/l).

– Les souches qui n’ont pas une bonne résistance à l’alcool (> 14 %).

– La souche sensible au caractère killer.

– Les souches produisant beaucoup de composés combinant le SO2 (acide pyruvique et acétaldhéyde).

Impact sur la couleur

figure1.jpgUne technique standardisée, mise au point par ITV France (Centre de Tours), permet d’évaluer les souches en fonction de leur influence sur la couleur des vins. Elle consiste à trier les raisins frais en fonction de leur diamètre et de ne retenir que les baies du calibre majoritaire. Les baies sont alors réparties de façon homogène en erlens de 500 ml (moitié baies entières, moitié baies foulées). Chaque série d’erlens est alors ensemencée avec une souche de levure. Une addition de lysozyme permet de bloquer la fermentation malolactique.

La fermentation alcoolique est suivie par pesée. Après assemblage des jus de goutte et de presse, la D0280, l’intensité colorante, la nuance et la richesse en anthocyanes sont déterminées.

On observe une grande variabilité entre les levures concernant la couleur des vins obtenus et la souche finalement sélectionnée se situe parmi les meilleures de la sélection, avec un impact encore plus positif que la levure témoin fortement extractrice habituellement employée (figure 1). Elle se distingue aussi par une très bonne extraction de polyphénols.

Impact sur les arômes « variétaux »

Sur les vins obtenus en micromacération avec le Merlot du Chili et ayant les caractéristiques de couleur les plus intéressantes, nous réalisons des analyses de furanéol/homo-furanéol, des norisoprénoïdes, ainsi que des esters et des alcools supérieurs.

figure2.jpgAprès extraction liquide/liquide, ces composés sont séparés en chromatographie en phase gazeuse puis identifiés et quantifiés en spectrométrie de masse.

La détermination précise des composés variétaux (présents en très faibles quantités, entre le ng/l et le µg/l) est rendue possible par l’utilisation de la méthode de la dilution isotopique : l’étalon interne est la même molécule (F ou HF), mais deutérée (synthétisée avec du deutérium au lieu de l’hydrogène), ce qui permet d’améliorer la sensibilité du dosage et sécuriser l’identité du composé dosé (7).

L’impact de la levure sur la teneur en furanéol/homofuranéol des vins de Merlot est confirmé (figure 2). Les écarts entre les levures peuvent atteindre 30 % ; à des teneurs trois fois supérieures au seuil de détection de ces deux molécules, on peut penser que ces différences sont olfactivement perceptibles.

Les quatre levures produisant la plus grande quantité de furanéol/
homofuranéol sont retenues pour la suite de la sélection. Pour faire ce choix, nous examinons également l’impact de ces levures sur la production de norisoprénoïdes (alpha et béta-ionone, béta-damascénone) et retenons celles qui en produisent le plus également (ces molécules ont des odeurs agréables de fruits rouges et violette). Le rôle de la levure sur la révélation de ces norisoprénoïdes à partir de leurs précurseurs est connu (5).

Les résultats de minivinification et vinification grandeur réelle

figure3.jpgEn minivinification (vendange 2000), les fermentations se déroulent très bien, sans aucun arrêt ni fermentation languissante pour les quatre levures. Les durées de fermentation sont quasiment identiques entre levures pour les quatre essais, et comparables à celles des levures de référence.

Toutes les implantations sont positives (contrôles effectués par PCR – technique d’identification génétique par amplification de séquences d’ADN – dans un laboratoire indépendant, le Sigmo).

A la dégustation, deux levures (dont la Vitilevure MT) se dégagent par la qualité générale des vins (figure 3) et par une plus grande intensité des arômes fruités. La typicité Merlot est jugée plus importante pour la Vitilevure MT sur un des essais (sur la vendange audoise).

 

 

figure4.jpgSur les essais bordelais, les teneurs en furanéol/homofuranéol sont supérieures dans les vins obtenus avec la Vitilevure MT (figure 4).

Pour les deux autres vendanges, on observe une variabilité, certainement liée à d’autres facteurs (teneurs variables en composés libres ou impact de la teneur en éléments nutritifs ?). La teneur en norisoprénoïdes est, par contre, supérieure à la référence, pour les vins obtenus avec la Vitilevure MT (figure 5) ; d’autres souches de la sélection sont aussi fortes productrices. Ceci peut expliquer le bon jugement global porté à la dégustation. L’ensemble de ces excellents résultats nous a conduit à lancer la Vitilevure MT à l’échelle de la cave, lors des vendanges 2001.

figure5.jpg

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deux essais sont suivis par ITV France (Centre de Bordeaux) sur le secteur de Saint-Emilion. Dans les deux cas, la fermentation alcoolique se déroule très bien, et la levure confirme sa faible production d’acidité volatile. Les fermentations malolactiques se déclenchent et se terminent dans des délais habituels.

Lors de la première dégustation en vins jeunes, les vins ont des profils organoleptiques proches ; le vin obtenu avec la Vitilevure MT a une intensité aromatique (fruité) et une qualité globale au nez légèrement supérieure.

Les analyses d’arômes variétaux sont en cours, et un suivi sensoriel dans le temps est prévu. De nombreux autres essais en conditions pratiques sont réalisés, confirmant les résultats fermentaires (pas de problèmes même sur des vins à 15 % vol. en alcool), et avec de nombreuses observations positives au niveau des profils aromatiques et gustatifs des vins (fruité intense, extraction de tanins de qualité).

La capacité à une forte extraction et au maintien de la couleur est observée régulièrement, ainsi que la faible production d’acidité volatile. Les vins obtenus sont très souvent préférés à la dégustation, par rapport aux vins obtenus avec d’autres levures.

Conclusion

La première sélection d’une levure pour le cépage Merlot, utilisant des marqueurs aromatiques caractéristiques de ce cépage, a été conduite avec succès.

Sur la première campagne d’essais et d’utilisation pratique en caves, la Vitilevure MT (Saccharomyces cerevisiae killer) semble être aussi bien adaptée à l’élaboration de vins d’assemblage (dans le cas des appellations bordelaises par exemple) qu’à celle de vins de cépage. Les vins obtenus sont très appréciés pour leur intensité et complexité aromatiques, et la qualité de leurs tanins. Il conviendra de suivre l’évolution de ces vins au cours du vieillissement en bouteilles sur plusieurs années, afin de bien cibler le type de produits pouvant le mieux correspondre à l’emploi de cette levure.

Nos travaux actuels portent sur la recherche des mécanismes impliqués dans la production de furanéol/homofuranéol par la levure, et sur la recherche de la meilleure adéquation levure/cépage, en vue d’élaborer soit des vins d’assemblage, soit des vins de cépage. n

C. Gerland* (Martin Vialatte Œnologie – Epernay – France)

A. Belancic (chercheur Martin Vialatte Œnologie, détachée à l’INRA – UMR Sciences pour l’œnologie – Montpellier – France)

J. Béguin, E. Vinsonneau, P. Escaffre et C. Cuinier (ITV France)

Extrait de la « Revue des Œnologues » n° 104

(*) Les travaux de prélèvement, d’isolement, de caractérisation, et de micro-, mini- et vinification et les analyses sensorielles ont été réalisés par ITV France. Les analyses d’arômes ont été réalisées à l’INRA – UMR Sciences pour l’œnologie – Montpellier, sous la responsabilité de R. Baumes.
NDLR – Les références bibliographiques concernant cet article sont disponibles sur simple demande auprès de la « Revue des Œnologues ».
– Par courrier (joindre une enveloppe affranchie, avec les références de l’article).
– Sur internet : www.oeno.tm.fr

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