Ils jugent les échantillons d’eaux-de-vie nouvelles qui rentrent dans la société, les agréent voire les refusent (très rarement). Ils déterminent le niveau de prix : prix de base, primes à + 3, + 5, + 10 %. Le tout dans le strict respect de l’anonymat. Une règle qui fonde la philosophie de la maison. A chaque séance d’agrément, ils acceptent un invité viticulteur. Ce jour-là, dans le rôle du béotien de service, un journaliste du « Paysan Vigneron ».
Clap, clap, clap… les verres frappent la paillasse d’un bruit sec et scandé, à la façon d’un cheval au trot. Les cinq dégustateurs effectuent un premier passage véloce de la trentaine d’échantillons présentés à l’agrément ce mercredi 13 février. Ils dégustent au nez l’eau-de-vie brute à 70 % vol. (non réduite) et ne s’attardent pas sur les verres, histoire de ne pas saturer leurs sens olfactifs. Cependant, cette première approche est indispensable. Elle permet de révéler certains défauts, certaines richesses, qui s’expriment moins bien autrement. Mais la véritable dégustation d’agrément arrive en « second rideau », sur l’eau-de-vie réduite (moitié eau-de-vie, moitié eau). Lors de ce second passage, les juges prennent le temps de sentir et ressentir les arômes (toujours au nez). Ils approchent, éloignent les verres, observent, scrutent les eaux-de-vie. Depuis le début de la séance, presque aucune parole n’a été échangée. C’est « chacun pour soi », dans le plus grand silence. Tous, ils notent leurs observations sur une fiche reprenant le nom du juge, le type d’eau-de-vie dégustée (Grande, Petite Champagne), son numéro de lot, la liste des descripteurs (1). Dans chacune des deux colonnes (B pour verre brut, R pour verre en réduit), ils grisent les cases des qualificatifs qui leur paraissent les plus justes.
Anonymat complet
La notion sur laquelle insiste beaucoup Pierrette Trichet, la maître de chai de la société, c’est bien sûr l’anonymat complet qui entoure la dégustation d’agrément chez Rémy Martin. « Les échantillons déposés au service “achat eaux-de-vie” par les bouilleurs de profession ou les groupements reçoivent tous un numéro, explique Baptiste Loiseau, maître de chai adjoint. Le service achat conserve par devers lui les liasses avec les renseignements attachés aux viticulteurs. Nous ne recevons que des flacons totalement anonymés. Tous les livreurs sont traités exactement de la même manière. » « Cette dégustation à l’aveugle représente un gage de liberté, confirme Pierrette Trichet. C’est une force pour la maison, quelque chose de très important. Anonymer les échantillons fait, qu’objectivement, notre jugement ne peut être remis en cause. Quel que soit le contexte économique, notre façon de déguster ne change pas. Nous n’irions pas hypothéquer la qualité d’un Cognac Rémy Martin vendu dans 5 ou 10 ans en agréant une eau-de-vie manifestement pas à la hauteur. La sélection des eaux-de-vie garantit, derrière, la qualité de nos Cognacs. »
Référentiel qualité
Au cours de la dégustation, s’instaure un va-et-vient des juges entre les échantillons présentés et le référentiel qualité de la maison, placé en bout de table de dégustation. Ce référentiel qualité compte plusieurs verres. Il y a d’abord les deux verres de Petite et Grande Champagne, qui constituent la référence qualité de l’année pour les deux crus. Au fil de la campagne, cette référence qualité évolue puisqu’elle s’établit au prorata des volumes réceptionnés au CEP (Centre élaboration produits) de Merpins. Le référentiel compte trois autres verres : les références qualité des eaux-de-vie primées à + 3 %, + 5 % et + 10 %, mélanges d’eaux-de-vie de Petite et Grande Champagne. Ce référentiel varie lui aussi au fil de la campagne, même s’il ne s’établit pas au prorata des volumes.
Concentration soutenue
De temps en temps, au cours de la dégustation, les juges éprouvent le besoin de se replonger à la source, afin de se confronter à l’historique de l’année. De même, certains dégustateurs exercent leur « droit de remord » et jouent de la gomme posée devant eux. On le sent ! Personne ne prend l’exercice à la légère. La concentration est soutenue. Puis vient le moment de dévoiler son avis sur les échantillons d’eaux-de-vie : agréés, refusés, prix de base, primes à + 3, + 5, + 10 %. L’heure de vérité en quelque sorte. Pierrette Trichet prend la parole. Elle le fait naturellement mais fermement. Pendant une bonne demi-heure, elle va commenter ainsi les 25 échantillons. Elle s’enquiert du jugement des autres dégustateurs. Parfois, un échange s’instaure, bref et sans fioriture. « Je suis d’accord ; ça ne me gêne pas ; à mon sens… » En dernier ressort, la maître de chai tranche. Son avis emporte la décision. Malgré tout, on peut dire que la décision est collégiale, dans la mesure où la perception des uns et des autres nourrit le jugement final. « Même si nous sommes tous très bien calés sur le référentiel de la maison, nous avons des sensibilités différentes. Une dégustation plurielle permet d’être plus précis, plus expert dans notre perception. »
De tradition, la table débute par les eaux-de-vie de Grande Champagne. Le premier échantillon, sous le numéro 19… sera payé au prix de base. Son côté vert, un peu « bouillon », un peu « mine de crayon » le dessert. Sur le second échantillon les juges « experts » (voir encadré) sont partagés. Une moitié opte pour le prix de base, l’autre pour un + 3 %. Finalement, l’échantillon basculera dans la bonne case, sous l’impulsion de P. Trichet. Sur l’échantillon suivant, les commentaires sont nettement meilleurs. Pierrette Trichet le décrit « très frais, poire, il y a du montant. Je le trouve très sympa. C’est très flatteur, une belle eau-de-vie. » Il bascule à + 5 %. Prime de base pour l’échantillon 66… : « Une bonne eau-de-vie correcte sans aller à prime. » La prime à + 10 % arrive en fin de table de Grande Champagne pour une eau-de-vie « élégante, tout sur le fruit, avec même un côté ananas ; un bel équilibre ». Pierrette Trichet trouve cette « première page très sympa. J’aime bien, dit-elle, de telles séquences à + 3, + 5, + 10 % ».
Prix de base, + 5 %, + 10 %…
Les commentaires s’enchaînent avec les eaux-de-vie de Petite Champagne. Prix de base pour une eau-de-vie « un peu bouillon, légèrement mastic, un côté vanillé légèrement éthéré. ». Un échantillon recueille un + 5 % « mais il lui manque un petit quelque chose » pour prétendre à mieux. Un autre échantillon s’attire le descripteur « bouillon » complété de « Royco ». Hum. « Cette eau-de-vie est un cran en dessous de la table » note la maître de chai. Si la 58…est « d’une richesse certaine avec son côté amylique » (10 points), rien de telle pour la suivante. Ce sera d’ailleurs la seule de la séance à être refusée pour cause de « goût de mastic, punaise, huile de lin », « même en bouche » précise Baptiste Loiseau. A noter qu’au nez, le « béotien de service » n’a rien détecté. S’il n’en avait tenu qu’à lui, cette eau-de-vie eût été « bonne pour le service ». Et les jugements continuent de tomber : « prix de base, un peu bouillon lourd ; Benoît, tu es radin ! (+ 3 %) ; c’est bon mais ça ne décolle pas (prix de base) ; eau-de-vie sympa (+ 5 %)…
A 11 h 30, la séance tire à sa fin. Pierrette Trichet signe les bons de dégustation glissés sous les verres (de simples feuilles blanches dotées d’un numéro). Elle valide l’offre de paiement : prix de base, + 3, + 5, + 10 %, mention « refusée » pour une eau-de-vie. A ce stade, son équipe et elle-même ne savent toujours pas quels viticulteurs se cachent derrière les verres. Le service achat de Pierre Delair et de Gérard Tallon entre alors en piste. Il va récupérer les traces écrites de la dégustation et pourra ainsi rendre à César…
Avis général de la maître de chai sur cette matinée : « Nous avons vu de très belles choses. Cette eau-de-vie de Grande Champagne primée à + 10 % exprime déjà une note de poire. Elle a le potentiel pour vieillir durant un siècle. Elle rentrera dans notre futur Louis XIII. L’eau-de-vie de Petite Champagne ne présente pas les mêmes caractéristiques aromatiques mais elle est très intéressante aussi. Mêmes différentes, ces deux eaux-de-vie apportent chacune un plus. C’est cette diversité qui fait notre force. »
(1) Riche, élégante, du montant, fruité, floral, muscat, beurré, courte, verdeur, plastique, graisseux, bouillon, graillon, lourd, éthanal, butyrique, piqué, champignon, mastic, limite.
Dans la pratique des dégustations d’agrément
Des juges experts et des « apprentis » – Chaque commission d’agrément Rémy Martin doit au moins compter quatre juges experts. Se joint à eux un « apprenti », plus jeune dans la carrière (et éventuellement un invité, dont l’avis ne sera pas pris en compte). Le recrutement des dégustateurs se fait uniquement sur la base du volontariat. Seules conditions requises : ne pas fumer et être suffisamment disponible pour participer à un nombre minimum de séances. Dans un premier temps, les « apprentis » sont invités à suivre les cours ORECO puis ils se forment en pratiquant. Ils restent apprentis le temps nécessaire. De même, la qualité d’expert ne s’apprécie pas en nombre d’années mais en acquisition de compétences. Tous les questionnaires de dégustation font l’objet d’un traitement statistique. Objectif ? Voir si le dégustateur se situe dans le « cœur de cible » ou si son jugement s’avère trop sévère ou, au contraire, trop lâche. Ainsi, un dégustateur expert peut redevenir « apprenti » pendant un temps (même chose s’il ne déguste pas suffisamment dans l’année).
Des hommes et des femmes – La commission dégustation compte 21 personnes, dont sept femmes. Une « féminisation » qui a grandi au fil du temps. Beaucoup de dégustateurs travaillent au laboratoire, dans les chais, en tant qu’opérateurs, responsables d’exploitation… Sur les 21 membres, 14 ont la qualité d’experts.
Organisation des dégustations – La veille de la séance de dégustation, un logiciel détermine le nombre d’échantillons à déguster et par qui (avec quels juges). Le matin, les assistants du CEP préparent la séance : remplissage des verres (bruts, réduits…), disposition sur la table selon un ordre aléatoire déterminé par le logiciel.
Eau-de-vie refusée – Que se passe-t-il en cas de refus d’échantillon ? Le service conseil de Laura Mornet et Baptiste Loiseau est saisi. Premier cas de figure : l’origine du problème est détectée et le viticulteur présente un nouvel échantillon conforme aux attentes de la maison. Il reste livreur, sans changement. Deuxième cas de figure : le viticulteur n’est pas en mesure de fournir une qualité Rémy Martin. Si le problème est récurrent (hors accident comme la grêle ou autre), les relations avec la maison peuvent être amenées à s’interrompre (situation rarissime).
0 commentaires