Pour 25 % de ses volumes, le Champagne est vendu par les vignerons eux-mêmes. Sans l’ombre d’une difficulté et dans le giron de la coopération. Tendance plus récente : l’augmentation des pressoirs individuels. Si la coopération a réussi à intégrer le phénomène, l’esprit des jeunes générations évolue.
Claude Hugo et sa femme, de Brugny-Vaudancourt, à quelques km d’Epernay, incarnent assez bien la Champagne en ce qu’elle a de plus traditionnelle. Une exploitation familiale (2,5 ha), une maison de village, des raisins livrés à un centre de pressurage et de vinification voisin, la coopérative de Chavot-Courcourt à 2 km de leur domicile – « mes parents y étaient déjà » – la vente de raisins au négoce par le biais de la coop., en contrat collectif mais aussi en contrat libre et la reprise de 10-12 000 bouteilles – au minimum 4 cuvées – pour la vente aux particuliers, chez soi. Ainsi, Claude Hugo est-il à la fois récoltant coopérateur et récoltant manipulant, comme beaucoup de ses collègues champenois. Le couple a débuté l’activité bouteilles en 1995. Pas de comité d’entreprise, pas de ventes en gros, pas de salons, pas de foires. « Aucune complication ». Le bouche à oreille suffit à écouler les 10 000 bouteilles auprès d’une clientèle de fidèles mais aussi de passage (essentiellement belge et de la région parisienne). « Nos clients se font plaisir avec un bon produit. Ils trouvent peut-être chez nous quelque chose d’un peu plus typé que dans le commerce. Ici, il n’y a pas de brassage. Tous nos vins proviennent de la côte d’Epernay. »
Bien sûr, au pressurage, la cave n’individualise pas les lots mais un système informatique installé depuis très longtemps permet de les suivre à la trace dans les cuvées. Et puis, de tout temps, l’on a intégré ici « que la cave était la propriété de ses adhérents » et qu’il y avait donc prolongement naturel de l’une aux autres. D’ailleurs cela se matérialise dans les faits. Si le centre de vinification compte un caviste, un œnologue et une secrétaire, les vignerons réalisent eux-mêmes tout un pan du travail, du nettoyage du pressoir au tirage en passant par le remuage des bouteilles ou le dégorgement. Pour ce faire, ils sont rémunérés sur la base Champagne, la convention collective appliquée dans la région. Une distribution de vins a lieu tous les lundis. Les vignerons viennent y chercher leurs bouteilles. La cuvée traditionnelle repose sur 40 % de Chardonnay et 60 % de Pinot Meunier et Pinot noir avec, à chaque fois, 25 % de vieux vin de 2 ans pour stabiliser la qualité et conserver « le goût maison. » Les Hugo réalisent 80 % de leurs ventes juste après le minimum légal de vieillissement (15 mois). Mais le couple propose également une cuvée de réserve composée d’un Champagne plus vieux (5 ans), uniquement à base de Chardonnay (Blanc de Blanc). Cette année par exemple, il s’agit d’un Champagne de la récolte 1995 tiré en 1996. Avant tout, Claude Hugo et sa femme trouvent dans la vente directe l’opportunité de contacts humains et l’occasion de parler d’un produit qu’ils aiment passionnément. Le « plus » financier n’est pas vraiment déterminant. Il se résume en gros à 3-4 F par bouteille, soit 10 à 12 % de marge supplémentaire.
Récoltants-manipulant dans la côte d’Épernay
Autre taille d’exploitation, autre génération. Philippe Mignon a la trentaine. Il exploite 5 ha de vigne dans un autre village de la Côte d’Epernay à Vinay. Récoltant manipulant, Ph. Mignon est également président de l’UPP, Union des producteurs du Centre vinicole de Chouilly. A 3 km d’Epernay, le Centre vinicole de Chouilly, plus connu sous sa marque phare Nicolas Feuillatte, est une super-structure d’élaboration qui regroupe 85 coopératives adhérentes, un potentiel de 5 000 vignerons. Sur ce nombre, une partie des vignerons, rassemblés sous la bannière de l’UPP, présente la caractéristique d’écraser les raisins chez soi mais d’apporter les moûts à la coopérative. Pour le mouvement coopératif, l’alternative était simple : ou laisser partir ces pressoirs au négoce ou tenter de les raccrocher à la coopération. Le pragmatisme champenois n’a pas failli. Mieux vaut une coopération a minima que pas de coopération du tout. Chez Philippe Mignon, le pressoir n’est pas une nouveauté. Il existait du temps de son grand-père, à une époque où c’était assez courant. Et puis les pressoirs disparurent des fermes pour refaire leur apparition depuis quelques années. Des vignerons n’hésitent plus à immobiliser un million de francs pour un matériel qui va servir quelques dizaines d’heures par an. Entre autres avantages, ils y trouvent l’intérêt de presser à leur rythme et pour certains de défendre le produit de A à Z, « en faisant tout à la maison. »
Par contre, comme Ph. Mignon, ils sont nombreux à apprécier l’aller-retour entre individuel et collectif, en ayant l’impression de profiter des avantages des deux systèmes. « Nous bénéficions de plus de liberté mais en même temps de l’apport de toute la technologie moderne. » Qui plus est, dans un habitat groupé comme celui de la Champagne, le traitement des effluents pose d’énormes problèmes. Enfin, à travers l’assemblage des villages, le vigneron apprécie de bénéficier des crus de tous ces collègues. Un « plus » qualitatif, surtout en année un peu difficile. Le jeune vigneron reprend ses bouteilles sur lattes avec le dépôt encore à l’intérieur. Il assure chez lui le vieillissement et la finition.
La mutation des coopératives
La coopération ressort-elle fragilisée de ces évolutions ? Sans doute un peu. Depuis une dizaine d’années déjà. La coopération champenoise a opéré des regroupements stratégiques au niveau de ses coopératives de second degré : le groupe Alliance avec le CRVC (Champagne Jacquart), la Cogevi (Champagne Raoul Golet) et l’Union Auboise (Vve Devot), le groupe Nicolas Feuillatte… Par contre, les coopératives de base sont restées un peu à l’écart de ces évolutions. Sur les 125 coopératives de 1er niveau qui maillent le territoire champenois, certaines se retrouvent sur-dimensionnées, d’autres rencontrent des difficultés financières. « Des coopératives souffrent aujourd’hui en Champagne » reconnaît un directeur de coopérative qui évoque des problèmes de rentabilité de l’outil de travail mais aussi des cas de mauvaise gestion. Telle coopérative de base emploie pas moins de quatre personnes, entre un directeur, une secrétaire et deux cavistes. Une certaine recomposition du paysage de la coopération est à l’œuvre aujourd’hui en Champagne. Le modèle des années 60 a vécu.
Cela se traduit par un regroupement des structures mais également des fonctions. Le pressoir de village qui n’assurait que le pressurage représente dorénavant l’exception. On en dénombrerait plus que 25 sur toute la région. Non qu’il ait disparu physiquement du paysage mais il a tendance à fusionner avec la coopérative de second niveau qui pousse plus loin sur l’échelle des métiers : vinification, bouteilles sur lattes, voire bouteilles finies. Ce faisant, il lui apporte de la matière (des marcs de raisin) et parfois un trésor de guerre. Par contre, les installations de pressurage demeurent dans les villages. Dans un vignoble de qualité comme la Champagne, la concentration des structures trouve assez vite ses limites. « Le raisin circule très mal. Il faut l’écraser le plus vite possible et le plus près possible. » Et puis les Champenois n’ignorent pas qu’un effilochage trop grand de leur tissu coopératif attenterait à l’esprit même de ce qui fit la force de leur organisation : une certaine idée de la solidarité active. La génération des 50-60 ans n’est d’ailleurs pas sans s’émouvoir de la mentalité qu’ils voient poindre chez les plus jeunes. « Les 25-40 ans sont peut-être un peu plus « charognards » que nous. Ce sont eux qui plaident pour l’augmentation des prix à la vendange : « Là-bas, disent-ils, ils ont 30 F – Attendez, vous avez 26 F ! Ils hésitent aussi à prendre des responsabilités électives. » A la marge, le négoce profite de cette érosion des valeurs collectives pour mordre sur l’espace viticole. Certaines « vraies-fausses » coopératives de quelques membres, une famille, sont « sponsorisées » par le négoce. Le simple fait de parler sans masque de ces évolutions prouve au moins que les Champenois n’ignorent rien des modifications en cours et des inflexions qu’elles peuvent introduire.