Le droit des appellations est un droit en perpétuelle évolution. Né en France par la loi de 1905, complété en 1919, il va se construire progressivement, pour ainsi dire par cooptation, accord international après accord international, enregistrement après enregistrement, procès après procès, négociation après négociation. Cela tient presque du miracle que quelques pays de la vieille Europe aient pu ainsi convaincre d’autres pays d’adopter leurs visions de l’usurpation d’origine, du détournement de notoriété, de la contrefaçon. Mieux ! L’Europe s’est emparée du concept, pour en faire « un axe politique fort » de ses négociations à l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Mais du travail reste à faire, sur toute la planète. Car l’une des particularités du droit des appellations est d’être un droit « voyageur », comme ces vins et eaux-de-vie qu’il est censé défendre. Car rien ne sert que le Cognac soit protégé dans sa région d’origine s’il est bafoué sur son lieu de vente, à 10 000 km de distance.
un vin « maquillé comme un camion »
Véronique Fouks, chef de service juridique et international à l’INAO, évoque un vin thaïlandais « maquillé comme un camion ». Sur l’étiquette figuraient pêle-mêle la mention traditionnelle « château », assortie de l’appellation « Graves contrôlée », elle-même flanquée de l’appellation générique « Bordeaux supérieur ». Du grand n’importe quoi ! Le service de V. Fouks a intenté une action en justice pour demander l’arrêt de ce type d’usurpation. Et obtenu satisfaction. Le dossier « Provence in Sonoma » posait plus de difficulté. Les vins de Côtes de Provence pouvaient-ils obtenir la protection d’une partie de leur nom ? Saisi par l’INAO, le bureau américain chargé de l’enregistrement des étiquettes a confirmé que le terme « Provence » pouvait être protégé. Ouf de soulagement ! Mais les Etats-Unis ne sont pas toujours aussi « cool ». Chez eux, se pose de manière récurrente la question de la « généricité ». Par une utilisation constante et ancienne, un nom en vient à désigner un type de produit. Peut-on s’interposer à cette « généricité » ? Un débat délicat en droit. Au sein de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) – qui est devenu le véritable régulateur des échanges internationaux – les accords ADEPIC instaurés depuis 1994, chargés des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce, considèrent la « généricité » comme faisant partie des « exceptions à la protection ». Si une appellation est qualifiée de générique, elle ne bénéficie pas de la protection internationale. Pour la « victime », la partie est-elle perdue à jamais ? Non. Reste la solution de négocier pays par pays, Etat par Etat. Avec tous les aléas liés à une négociation. Ainsi, la France n’a pas réussi à s’opposer à l’emploi, aux Etats-Unis, du terme Burgundy (Bourgogne). La dénomination continue de qualifier un type de produit sans aucun lien d’origine avec le Mâconnais ou les Côtes de Beaune. Le « Gallo Burgundy wine » a encore de beaux jours devant lui. Par contre l’INAO a obtenu qu’il n’y est plus de nouvelles utilisations. Seules les entreprises qui recouraient historiquement au terme « Burgnudy » peuvent continuer de l’employer. Peut-être que dans 50 ou 100 ans le « Burgundy wine » aura-t-il complètement disparu des terres du Wisconsin et de l’Ohio ? Et quand sera t-il du mot Champagne, lui aussi considéré comme « semi-générique » aux Etats-Unis ? L’interprofession de Champagne ne désarme pas. Contre le « California Champagne », elle continue de mener une vigoureuse action de lobbying auprès du Congrès et du gouvernement américain. Elle s’est même offerte une campagne de publicité à New-York sur le thème « c’est peut-être légal mais ça n’est pas honnête ». Histoire de prendre à témoin le légendaire sens moral des Américains.
pernicieuse généricité
Bien évidemment, en terme de « généricité », l’Amérique du nord n’a pas le monopole. En Ukraine, Arménie, Russie, Brésil, Argentine, le mot Cognac a la fâcheuse habitude de désigner un brandy. Pour justifier la généricité, est évoquée immanquablement la tradition, une tradition qui remonterait aux temps des boyards. Phénomène plus insidieux, l’appellation peut être protégée dans sa version « langue originale » et ne pas l’être dans sa version traduite (phénomène dit de « translittération » : écriture dans un caractère différent). C’est le cas au Brésil où « Cognac » écrit en français sera protégé et « Cognaque » à la brésilienne ne le sera pas. Sous cette forme, les opérateurs brésiliens pourront l’utiliser à leur guise. Janine Bretagne, du service juridique du BNIC (Bureau national interprofessionnel du Cognac), parle volontiers de « contrefaçon institutionnalisée, légalisée ». Une utilisation contre laquelle le Cognac s’est toujours battu… sans beaucoup de moyens juridiques, il faut bien le dire. Seule action possible à ce jour : « négocier avec les autorités ou éventuellement avec les opérateurs, pour essayer de les accompagner dans l’abandon du terme, voire son remplacement pas un autre terme. » C’est ce que les Champenois ont réussi à obtenir en Espagne, où l’on préfère désormais le mot « Cava » à celui de « Champagne » pour désigner un vins mousseux. Dans le même ordre d’idée, la Hongrie a récupéré, après 40 ans de bataille homérique, le terme Tokay (Tokaj), annexé sans vergogne par certains pays, dont la France et l’Italie. Preuve qu’en terres d’AOC, aucun pays n’a un brevet de vertu. Pour inverser une situation, il faut souvent trouver la bonne monnaie d’échange. L’utilisation du terme Borgona par le Pérou va peut-être s’éteindre. La nation est intéressée par la protection du Pisco, l’alcool national. Un « gentleman agreement » se négocie actuellement entre l’Europe et l’Office de la propriété intellectuelle péruvienne.
détournement de notoriété
A côté de la « généricité », d’autres problématiques se posent, comme le détournement de notoriété et bien sûr la contrefaçon. C’est une lapalissade de dire que le détournement de notoriété vise en priorité les appellations « notoires », présentant une forte valeur ajoutée. La rançon du succès en quelque sorte. A l’évidence, des appellations comme Bordeaux, Champagne ou Cognac sont particulièrement exposées. Véronique Fouks a cité le cas d’un « coq au vin de Saint-Emilion », qui ne devait rien à Saint-Emilion et tout « au gros rouge qui tache ». Jean-Louis Barbier, le directeur du CIVC, l’interprofession de Champagne, récite de mémoire toute une liste de détournements, de la cigarette « Champagne » que la Seita s’acharnait à vouloir commercialiser au parfum « Champagne » d’Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé (qui donna lieu à un retentissant procès), en passant par le shampooing d’Unilever, le bain moussant « Champagne » de Caron, des sous-vêtements « Champagne » en Autriche et même une balayette de WC ! « On ne laisse rien passer » note le directeur du CIVC. « Même une usurpation en Azerbaïdjan, nous nous en occupons. Sous aucun prétexte, nous voulons courir le risque de perdre le lien au produit. Regardez ce qui est arrivé au Mont-Blanc, assimilé à un stylo ou, pire, la montagne du Canigou, ravalée au rang de pâté pour chien. »
dol, fraude, tromperie
Pourtant dans l’échelle des nuisances, rien ne rivalise avec la contrefaçon, la pire des avanies. On est ici dans le domaine du dol, de la fraude, de la tromperie : essayer de se faire passer pour ce que l’on n’est pas. C’est toute l’histoire des faux Cognacs, des faux Champagnes, des faux Bordeaux. Le modus operandi des fraudeurs est toujours le même : soit ils récupèrent des bouteilles authentiques et les re-remplissent, soit ils ré-étiquettent des bouteilles standards. Une opération artisanale portera sur quelques centaines de bouteilles. Les opérations de grande envergure – souvent chapeautées par des réseaux mafieux ou du grand banditisme – se soldent par des centaines de milliers voire des millions de cols. Dans les cas extrêmes, la contrefaçon peut représenter un réel danger sanitaire et entacher durablement l’image du produit. Janine Bretagne a relaté cette sordide affaire d’alcool frelaté qui toucha l’Ukraine en 2002, la Russie en 2006. Heureusement, la confusion ne touchait pas le Cognac. L’alcool méthylique entraîna la mort de 11 000 personnes en Ukraine et de 50 000 en Russie. Un terrible drame humain.
Face à ces différentes atteintes à l’AOC, plus ou moins graves, plus ou moins préjudiciables, de quelles parades disposent les Etats et les filières ? Pour lutter contre l’infraction, il faut d’abord l’identifier, en faisant remonter l’information. Ce travail de détection est extrêmement diffus. L’INAO a mis en place un système de surveillance du registre des marques. Une société prestataire dépouille tous les dépôts de marques s’effectuant de par le monde, afin de repérer l’éventuelle correspondance avec les AOC ou IG françaises, toutes sous surveillance. L’institut s’appuie également sur le réseau des ambassades. Mais il ne suffit pas d’identifier l’infraction. Encore faut-il réagir. L’INAO et/ou les filières conduisent régulièrement des actions contentieuses devant les tribunaux. Une tradition dans le domaine des appellations. Le premier procès pour la défense du mot Champagne remonte à 1844. Il s’agissait de s’interposer à l’utilisation du nom Champagne par un vin de Vouvray. L’affaire fut jugée par le tribunal de commerce de Tours. A partir des années phylloxériques, le nom de Cognac fut défendu de la même façon. Aujourd’hui, en France comme à l’ étranger, des escouades d’avocats agissent pour le compte de l’INAO et de certaines interprofessions ou syndicats. La Champagne consacre un budget d’environ 2 millions d’€ à la protection de son appellation, soit à peu près 15 % du budget interprofessionnel. Au CIVC (Comité interprofessionnel des vins de Champagne), cinq personnes se consacrent à plein temps à la défense de l’appellation, pour un nombre de dossiers qui dépasse les 900. Un chiffre impressionnant qui s’explique par le côté très notoire de l’appellation Champagne et peut-être aussi par le fait que pas mal d’affaires concernent la France. Rien de tel à Cognac où tous les dossiers traités par l’interprofession ont pour théâtre l’export. « Nous avons en cours 16 dossiers contentieux et 46 dossiers non contentieux » précise Lionel Lalagüe, responsable de la protection de l’AOC au BNIC. Par dossiers « non contentieux », il entend des affaires qui vont peut-être se résoudre par la phase amiable. Une économie de temps et d’argent (voir interview de Lionel Lalagüe). En décembre 2009, le Cognac fut la première indication géographique enregistrée en Chine. Une procédure pour laquelle la région conçoit une légitime fierté. Le dossier a été déposé par le BNIC, en totale transparence avec l’Union européenne, l’INAO, l’Etat français. Un accord obtenu grâce au climat de confiance qui a su être tissé avec les dirigeants chinois. C’est d’ailleurs une constante : les défenseurs des AOC essaient toujours d’établir des relations permanentes, quasi amicales, avec leurs interlocuteurs. L’idée d’AOC ne s’impose pas. Elle se promeut. En vérité, elle se promeut mais elle se négocie aussi. Aujourd’hui, les négociations – bilatérales dans le cadre d’accords spécifiques ou multilatérales, au sein des accords de libre-échange de l’OMC – constituent le socle de la protection des IG. L’objectif de ces négociations ? Obtenir l’enregistrement des indications géographiques dans les pays tiers qui ne sont pas encore pourvus de tels registres. Sont enregistrées des listes d’IG, liste longue dans le meilleur des cas, liste courte (short list) dans le moins bon. Qui dit enregistrement dit meilleure possibilité de protéger les IG. C’est l’Europe et elle seule qui a la compétence de négocier l’enregistrement des IG, au nom des Etats membres. Nicolas Verlet, chef d’unité à la DG Agri (direction générale de l’Agriculture) à la Commission européenne, est venu expliquer l’action européenne (voir encadré). Tout l’enjeu consiste à inclure la protection des IG dans les accords commerciaux avec les pays tiers. Mais faut-il encore avoir « des éléments de négociation », en sachant qu’une négociation « c’est ce que les autres sont prêts à signer ». Le fonctionnaire européen a assuré que l’UE « incluait systématiquement un volant IG dans tous les accords de libre-échange ». « Cela requiert une grande volonté politique. Mais croyez-moi, cette volonté existe. »
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