L’association Phyto-Victimes n’a pas l’intention de jeter les agriculteurs les uns contre les autres, pas plus que d’opposer leurs pratiques. Avant tout, elle souhaite les mettre en garde : « Protégez-vous, faites attention. » C’est son rôle de lanceur d’alerte. Son autre mission vise à soutenir les malades et leurs familles dans leurs tentatives de faire reconnaître les pathologies en maladie professionnelle. Une démarche pas facile dans un environnement agricole encore dominé par le silence.
Depuis la mort de son fils, Frédéric, Jacky Ferrand milite activement au sein de l’association Phyto-Victimes. Il connaît bien le monde viticole, lui qui travailla au « Service de la Viticulture » du BNIC, un « service » qu’il prolonge aujourd’hui, sous une autre forme.
Comment est née l’association Phyto-Victimes ?
Elle est née de la rencontre de plusieurs malades. Tout le monde connaît l’histoire de Paul François, ce céréalier de Bernac, près de Ruffec, intoxiqué en 2004 par une exposition directe au Lasso, un herbicide du groupe Monsanto (interdit depuis 2007 – ndlr). Paul François s’est battu pour faire reconnaître ses troubles comme maladie professionnelle et a aussi lancé une action en justice contre Monsanto. Une première ! Spontanément, des malades se tournent vers lui, Dominique Maréchal, un agriculteur lorrain atteint d’une leucémie ou encore Denis Camuzet, du Jura, près de Dole. Lui aussi a développé une leucémie. Une récidive avec tumeur sur une vertèbre lui vaudra de devenir paraplégique en une nuit. A Saujon, en Charente-Maritime, la famille Chenet – Caroline et Yannick – lutte contre la maladie. Pour traiter l’esca sur vignes, Yannick a utilisé des produits arsenicaux (le Pyralion). Il décédera à l’âge de 44 ans après avoir vu sa pathologie reconnue comme maladie professionnelle par la MSA. Des agriculteurs de Bourges, eux aussi malades, rejoignent le mouvement. En 2010, ces personnes vont former un groupe informel, désigné sous le nom « d’appel de Ruffec ». Ce collectif bénéficie du soutien de Générations futures, une association présidée par Maria Pelletier (responsable d’une petite minoterie bio de la région Rhône-Alpes, le Moulin Marion). François Veillerette, élu vert du conseil régional de Picardie, est son porte-parole. L’association Phyto-Victimes se créera un an plus tard, en avril 2011.
Entre-temps, vous avez rejoint le collectif.
Quand Frédéric est tombé malade, nous n’avons pas fait tout de suite le lien avec les pesticides. Il avait souffert, enfant, d’une leucémie et nous nous sommes tout de suite dit « ça y est, c’est de nouveau une leucémie ». Mais c’était un cancer de la vessie. « La maladie des viticulteurs » lance notre médecin traitant. Chez l’urologue, à Angoulême, Frédéric s’entend dire « un de plus ! ». Cela nous a mis la puce à l’oreille. A Bergonié, dans le service oncologie/urologie, qui rencontrons-nous ? Des viticulteurs et encore des viticulteurs, des gens jeunes, de 40-50 ans. Cela nous a renforcés dans nos convictions : la maladie de Frédéric était liée aux produits phytosanitaires. Assez vite, j’ai « poussé à la roue » pour rejoindre le groupe de Paul François. Frédéric n’y tenait pas beaucoup, ma femme non plus, pas davantage que ma belle-fille. Pourtant un jour Frédéric est revenu de sa chimio en disant : « Je suis écœuré, pas un gars ne veut parler. » C’est comme ça que nous avons rejoint le collectif. Entre-temps, je m’étais renseigné. Etait-ce sérieux ? N’allait-on pas tomber dans un guet-apens, nous faire manipuler ? « Non, m’a-t-on rassuré, Paul François n’est pas un guignol. C’est un type sérieux. » Nous nous sommes retrouvés une trentaine à Ruffec pour monter l’association. Au noyau initial, s’était amalgamé entre-temps des gens du Midi, des agriculteurs atteints de la maladie de Parkinson…
Quelles missions se donne l’association ?
Au préalable, je voudrais souligner une chose : même si Phyto-Victimes est soutenue par Générations futures, l’association est indépendante. Elle n’est pas un satellite de Générations futures. C’est la première chose sur laquelle nous sommes tombés d’accord. Et s’il prenait l’envie à l’un d’entre nous de déroger à ce principe, il se trouverait toujours quelqu’un pour le rappeler à l’ordre. L’association compte des personnes d’origines, de sensibilités politiques diverses. Ce qui nous fédère, c’est la maladie, et notamment la reconnaissance en maladie professionnelle des pathologies liées à l’utilisation des pesticides ; avec tout ce que cela comporte, en terme de sensibilisation des services de l’Etat, des MSA et même vis-à-vis de l’omerta du monde paysan.
Pourquoi la reconnaissance en maladie professionnelle est-elle tellement importante à vos yeux ?
C’est un peu le départ de tout. Nous sommes en période de traitement de la vigne. Quand un viticulteur qui débauche le soir ne se sent pas bien, vomit, ressent des malaises, il a tout intérêt à aller voir son médecin et ce médecin, dès qu’il a une suspicion, doit faire un signalement à la MSA. C’est seulement de cette façon que les choses avanceront, que les médecins du travail pourront se poser des questions, chercher à savoir ce qui se passe.
Une fois le signalement effectué, quelle est la suite ?
Un dossier est établi auprès de la MSA. Après avoir rencontré le médecin du travail, le malade passe devant une commission, la C2RMP, la Commission régionale de reconnaissance des maladies professionnelles. C’est là que l’association Phyto-Victimes joue pleinement son rôle. Elle soutient le malade et sa famille dans cette phase de démarches. Elle les aident à monter le dossier de reconnaissance, à retrouver les pièces. Inutile de dire que ce parcours n’est pas, à proprement parler, une « promenade de santé », sans mauvais jeu de mot. S’il n’y avait pas mort d’hommes, il y aurait des anecdotes assez cocasses à raconter. C’est un médecin orthopédiste qui est venu dire à mon fils qu’il n’était pas atteint d’une maladie professionnelle. Dans le même ordre d’idée, pour son dossier de reconnaissance en invalidité, son médecin traitant a reçu, en avril, une lettre indiquant que Frédéric n’était plus ressortissant de la MSA. Naturellement, il était mort en février.
Il est très compliqué, par exemple, d’avoir accès aux dossiers médicaux. Il faut pourtant savoir qu’il s’agit d’un droit, pour le conjoint, les enfants majeurs et même les parents, y compris post-mortem. Mas dire que c’est facile ! Dans certains services, il faut payer pour les récupérer.
Sur quoi débouche la reconnaissance en maladie professionnelle ?
Je ne suis pas très au fait de la question mais la reconnaissance en maladie professionnelle débouche sur une indemnisation, sous forme de rente la plupart du temps. Tenter d’obtenir cette indemnisation, ce n’est pas « faire la quête » mais permettre à la famille de vivre décemment. Car, qui dit maladie dit bien souvent fragilisation économique et financière. La reconnaissance en maladie professionnelle rend les sommes inaliénables, même en cas de faillite.
A ce jour, l’association Phyto-Victimes suit combien de dossiers ?
Je ne le sais pas précisément. Au sein de l’association, existe une certaine confidentialité. Seule la chargée de mission connaît les chiffres exacts. Nous serons plus amplement informés le 24 mai à Bourges, lors de l’assemblée générale de l’association. En tout cas, ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a de plus en plus de cas. Aux agriculteurs touchés, viennent s’ajouter les salariés des organismes para-agricoles (stockage, traitement des céréales…) ou encore les mécaniciens agricoles qui interviennent sur les pulvérisateurs. Un jeune mécanicien agricole du nord-Charente, âgé de 27 ans, n’a même pas eu le temps de faire sa première chimio. Le premier message que l’association souhaite diffuser, c’est de dire « Protégez-vous, faites attention. » Le problème, avec les pesticides, c’est un peu comme pour l’amiante : les ennuis de santé se déclarent au bout de 20 ans. Mais cela n’empêche pas d’être vigilant. Autrefois, quand quelqu’un épandait un produit de traitement, il pouvait dire qu’il ne savait pas. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tout le monde connaît la dangerosité des produits.
Par un discours trop alarmiste, trop radical, ne craignez-vous pas de vous couper des gens que vous souhaitez défendre ?
Notre approche n’est surtout pas de monter les agriculteurs les uns contre les autres, d’opposer les pratiques. Ce serait idiot et contre-productif. D’ailleurs, à titre personnel, je n’aime pas trop employer le mot « écologie ». A mon sens, il véhicule un côté partisan, sectaire qui n’est pas trop ma « tasse de thé ». L’association n’ignore pas non plus que les facteurs économiques conditionnent en grande partie l’attitude des gens. Il y a des réalités dont il est difficile de s’exonérer. Sur le mildiou ou l’oïdium de la vigne par exemple mais aussi sur la tavelure des pommes, comment se dispenser des produits de traitements ? Par contre, j’ai vu de quelle manière l’on s’était « foutu de la gueule des gars » en matière d’insectes, d’acariens. On a détruit les prédateurs, cassé le biotope, créé des résistances.
Par notre démarche, nous voulons être constructifs, en n’oubliant pas que les premières victimes des pesticides sont les agriculteurs. Il faut toujours garder cette réalité bien présente à l’esprit. De par mon parcours, mon travail au BNIC, j’aime le monde rural, j’aime les agriculteurs, je veux qu’on les respecte. Mais je voudrais aussi qu’ils se posent les bonnes questions. Après, si l’on se trompe, tant mieux mais au moins aurons-nous tiré la sonnette d’alarme.
Autrefois, l’agriculteur était proche de sa terre et de son cheval. Je me souviens de mon père régisseur dans un grand domaine viticole. Le propriétaire aimait sa vigne, ses terres, même s’il n’y touchait pas beaucoup. Et puis l’homme a perdu pied. Il s’est laissé embarqué, manipulé de main de maître. En cela, les lycées agricoles portent une lourde responsabilité. En quelques décennies, nous avons abandonné un tas de pratiques. Je le sais bien, moi qui, en tant qu’expérimentateur de nouveaux produits à la Station viticole, ai fait partie de ceux qui diffusèrent la « bonne parole ». Chez les viticulteurs, « gagner plus d’argent » n’était souvent pas la motivation première. Il s’agissait davantage de se simplifier la vie. Entre « tirer le cavaillon » et passer un coup de désherbant, le choix était vite fait. Nous savons aujourd’hui qu’il est possible de faire de l’agriculture autrement, avec plus d’intelligence, plus de raisonnement. La chimie n’a pas réponse à tout. Des toxicologues dénoncent depuis des années les dégâts des perturbateurs endocriniens ou des dérivés du benzène sur le cancer de la vessie. Des médecins obstétriciens voient des petits garçons naître sans pénis ou avec des pénis atrophiés. Ils s’impliquent, comme Charles Sultan, professeur en endocrinologie pédiatrique au CHU de Montpellier : « Si des gens comme nous ne le disons pas, qui le dira ! A un moment, il faudra mettre un frein, sinon nous risquons d’être poursuivis pour crime contre l’humanité. »
Le 27 avril 2012, l’émission Infrarouge d’Antenne 2 a diffusé le film « La mort est dans le pré » du documentariste Eric Guéret. Un travail saisissant. On y voit votre fils Frédéric ainsi que d’autres malades, Denis Camuzet, Yannick Chenet.
Comme documentariste, Eric Guéret n’est pas un spécialiste du monde rural. D’ailleurs, quand on s’est rencontré, il ne venait pas nous voir mais accompagnait Générations futures. Et puis le courant est passé et Eric a décidé de tourner un sujet sur les malades des pesticides. Son film a recueilli, je crois, un certain retentissement. Il vient d’être primé à Deauville, dans le cadre du Festival pour l’écologie et le développement durable (Deauville Green Awards). J’étais récemment à Bazas, à la limite de la zone viticole et des Landes, pour le présenter avec l’auteur ; dans le Vexin (département de l’Orne) devant une salle pleine. Paul François et Denis Camuzet ont fait de même dans un lycée agricole près de Dijon au mois de mars. Je vais me rendre bientôt à une projection en Champagne, avec le professeur à la retraite Georges Toutain (INRA). A chaque fois, c’est matière à discussion, à échange, surtout avec les jeunes. Ce film, ma femme ne l’a jamais vu et ma belle-fille non plus. Mais je crois que c’était bien de laisser une trace aux enfants de Frédéric, de témoigner aussi. Si l’on ne dit rien, quelque part, on se rend complice de ce qui se passe. J’ai défendu cette position devant ma famille qui, au départ, ne m’a pas compris. C’est très compliqué.
Les médias sont souvent décriés. En l’occurrence, ils ont joué leur rôle. Je citerais le film d’Eric Guéret, celui de Jean-Paul Jaud – « Nos enfants nous accuserons » – sur les pesticides et le combat de Paul François ; le travail de la journaliste Isabelle Saporta (Le livre noir de l’agriculture), l’article de Delphine Saubabert paru dans l’Express du mois de mars 2011, ceux du Nouvel Observateur, du Monde, de VSB récemment.
Parallèlement, il y a eu la mission d’information du Sénat sur les pesticides.
Je connais bien Nicole Bonnefoy, la sénatrice de Charente à l’initiative de cette mission. C’est une amie. Dans cette affaire, elle a fait équipe avec la sénatrice UMP des Yvelines, Sophie Primas. Je me demandais si ces deux « bonnes femmes » arriveraient à s’entendre. Cela s’est très bien passé. Ce sont deux filles intelligentes. Sophie Primas est ingénieur agronome. Comme Nicole, elle a envie que les choses bougent. Après la présentation du rapport, nous avons promis de nous revoir dans un an, pour faire le point. Sur les cent points de dysfonctionnement identifiés, plusieurs font déjà l’objet de projets de loi. Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, suit de près le dossier. Il est décidé à le prendre à bras-le-corps. Mais son prédécesseur, Bruno Le Maire s’en était déjà saisi. Ce n’est pas un hasard si l’on dit que l’Agriculture fut l’un des ministères où la transmissions des dossiers s’est le mieux effectuée.
Vous parlez de l’omerta régnant encore en agriculture au sujet des problèmes de santé. Les choses ne sont-elles pas en train d’évoluer ?
Je pense que cela reste compliqué. Traditionnellement, il y a trois choses dont le viticulteur charentais répugne à parler : de son stock d’eaux-de-vie, de son compte en banque et de sa santé. Ces sujets restent largement tabous. Les copains viticulteurs de Frédéric lui ont manifesté une solidarité que l’on aurait même pas imaginé. Par contre, la diffusion du film a suscité très peu de réactions. Je me suis demandé si ce n’était pas de l’indifférence. Et puis un viticulteur de l’âge de mon fils m’a dit que je me trompais. A la réflexion, connaissant les Charentais, je pense qu’il a raison.
Bio
Appartenant à une vieille famille viticole qui trouve ses racines entre Genté, Segonzac, Touzac, Lignières, Jacky Ferrand fut, pendant un temps assez bref, viticulteur. Puis, il travailla à la Station viticole du BNIC, sous la direction de Jean Lafond, en tant qu’expérimentateur de nouvelles molécules en vue de leur homologation. Pour des raisons de santé (mal au dos), il intègre ensuite le Bureau du Cognac, d’abord à la Commission Qualité puis au Service de la Viticulture. Pendant des années, il sera le « grand sachant » des déclarations de récolte des ressortissants de la viticulture. L’âge de la retraite ayant sonné, il quitte, fin 2006, l’interprofession du Cognac mais continue, de loin en loin, de faire bénéficier de son savoir eaux-de-vie des consommateurs curieux.
Site internet Phyto-Victimes :
www.phyto-victimes.fr
Ce site, très bien fait, informe à la fois sur les maladies (repérer les symptômes, contacts utiles…) et les procédures liées à l’action de reconnaissance de la maladie professionnelle. Une partie informative permet de suivre « au fil de l’eau » la vie de l’association. Il est
possible d’adhérer en ligne à l’association Phyto-Victimes.