Note de lecture : Mondialisation et précarité, le contre-exemple du Cognac

23 octobre 2012

Dans un petit ouvrage très documenté, l’économiste Pierre-Noël Giraud décortique les ressorts de la mondialisation. Son titre : « La mondialisation – Emergences et fragmentations ». Emergences de pays comme la Chine ou l’Inde ; fragmentations des économies occidentales et du tiers-monde. Et le Cognac dans tout ça ? L’ouvrage n’y fait pas allusion mais les extrapolations sont tentantes. Cognac et mondialisation sont liés comme les doigts de la main. D’où l’intérêt d’en savoir plus sur le « monde global ».

Mondialisation et Cognac ont toujours eu parti lié, depuis des siècles. C’est parce que les armateurs hollandais et anglais chargèrent les fûts de brandvein (vin brûlé) dans leurs cales que le Cognac connu son expansion. Sa première prospérité vint des expéditions lointaines Dès le 18e siècle, il se retrouva en Angleterre, en Russie puis sur les rives du Japon et de l’Orénoque. Aujourd’hui, si son moteur tourne à plein régime, c’est grâce à l’Asie du sud-est, à la Chine et son « usine monde », même si, cet an-ci, le modèle marque quelques signes d’essoufflement. La faute en revient à la « veille Europe » et à sa crise financière.

Paradoxe d’un produit, le Cognac, solidement arrimé à son terroir – il ne peut y avoir de Cognac qu’à Cognac – qui s’exporte à 97 %. En fait, c’est justement parce que le Cognac est non délocalisable, non reproductible, qu’il réussit si bien à l’international. Comme toutes les icônes du savoir-faire et du terroir, il jouit d’un avantage comparatif incontestable. La grande intelligence du Cognac – de ses marchands et négociants – fut d’entretenir cet avantage, le développer, le rendre désirable. Certes, quand l’économie mondiale va mal, le Cognac ne se porte pas bien (voir 2008 et plus encore le milieu des années 90). Mais une chose est sûre ! La mondialisation ne constituera jamais le talon d’Achille du Cognac. En toutes circonstances, c’est son oxygène. Une vraie chance.

D’autres secteurs de l’économie ne peuvent pas en dire autant : usines textiles, secteur de l’acier… ou même vins « basiques », sans indications géographiques de provenance et sans marques. Pierre-Noël Giraud explore cette inégalité économique face à la mondialisation mais, surtout, son ouvrage permet d’y voir plus clair sur les ressorts de la mondialisation. D’où vient-elle, sur quoi s’est-elle appuyée, quels sont ses effets ?

Un peu d’histoire

L’auteur fait remonter les ferments de la mondialisation au début du 19e siècle. « Tout changement important de politique économique, écrit-il, est toujours précédé d’une victoire dans le champ intellectuel. En 1817, Ricardo (1) produit son œuvre majeure Principes de l’économie politique et de l’impôt. L‘économiste anglais de la première moitié du 19e siècle démontre les avantages du libre-échange. Il sera entendu par le gouvernement de Grande-Bretagne. Au milieu du 19e siècle, celui-ci abolit unilatéralement les lois qui protégeaient son agriculture (les “corn laws”). Parallèlement, il promeut une politique du libre-échange des marchandises. En 1860, la France du Second Empire lui emboîte le pas et signe un accord de libre-échange avec la Grande-Bretagne (Accords Chevalier-Cobden). Elle sera suivie, peu après, de l’Allemagne. »

La « Belle Epoque »

« La libéralisation des échanges, note P.-N. Giraud, engendra une vague de mondialisation et de prospérité qui se prolongea jusqu’à la première guerre mondiale. » C’est la « Belle Epoque », interrompue prématurément en Charentes par la crise du phylloxera de 1875. Les années d’avant 1914 s’accompagnent d’une puissante montée de la mondialisation, qui se manifeste par un transfert massif de population et de capitaux de la vieille Europe vers l’Amérique du nord, l’Amérique du sud ou la Russie (les emprunts russes). Suivra, « de manière assez inexplicable », note l’auteur, une montée des nationalismes. Les avatars en seront la guerre de 14 puis la douloureuse période de l’entre-deux-guerres (inflation, effondrement du commerce mondial, repli sur soi des économies). Mais, au sortir de la seconde guerre mondiale, la conférence de Bretton Woods trace les contours d’un nouvel ordre mondial : création du FMI (Fonds monétaire international), de la Banque mondiale, aide américaine à la reconstruction de l’Europe… Au cours des décennies suivantes – plus connues sous le nom des « Trente Glorieuses » – la libéralisation des échanges de marchandises entraîne une croissance du commerce mondial deux fois plus rapide que celle du PIB (produit intérieur brut).

Cependant, la mondialisation n’aurait jamais vu le jour si elle n’avait pu s’appuyer sur de puissants leviers. L’auteur cite quelques-uns de ces leviers.

Les leviers de la mondialisation

• L’ouverture commerciale : l’abaissement des barrières tarifaires (autrement dit les droits de douanes) depuis le milieu des années 50 a joué comme un véritable déclencheur. C’était la condition sine qua non pour le développement des échanges mondialisés. En 60 ans de négociations commerciales internationales – Gatt puis OMC – les barrières tarifaires sont tombées, en moyenne, en dessous des 5 %. Restent quelques régimes transitoires (Russie) ainsi que certaines poches de résistance comme l’Inde. Maintenant, perdurent aussi des obstacles non tarifaires (lourdeurs administratives, normes sanitaires..) au moins aussi gênants que les barrières tarifaires. La plupart des grands pays les maintiennent, comme un filet de sécurité, au cas où ils seraient confrontés à des situations de « concurrence déloyale ».

• Le transit maritime : la « conteneurisation » de la marine marchande, sur des navires de plus en plus grands, ainsi que l’augmentation des flux ont fait chuter le prix du transport maritime. Une tonne de marchandise transportée par mer sur 20 000 km ne coûte pas plus cher qu’une tonne transportée par camion sur 1 000 km. L’auteur cite l’exemple d’une paire de chaussures expédiée d’Asie. Son coût de transport maritime n’excède pas 0,50 $, soit moins que le coût d’acheminement du port européen jusqu’au magasin distributeur. Mieux ! De l’avis des spécialistes, « le renchérissement durable du prix du pétrole n’est pas susceptible de renverser les tendances du commerce mondial de marchandise. »

• La globalisation numérique : en réduisant à presque rien la circulation de l’information numérique (transfert de données, textes, sons, images), internet fut le cheval de Troie de la mondialisation économique. Pour faire fonctionner la machine, ajoutons-y une frange de cadres nomades qui passent leur temps en avion. Ils emportent avec eux l’information non numérisable et assurent la coordination entre les multiples unités de la « firme globale », réparties dans le monde entier.

• La globalisation financière : en 30 ans, les systèmes financiers se sont profondément transformés. Un acteur économique – ou une société – résidant dans un territoire peut acquérir et revendre à volonté la monnaie et tous les actifs financiers émis dans un autre territoire. Cette libéralisation des flux financiers entre territoires s’est accompagnée d’une libéralisation interne au monde de la finance. Les cloisons entre les différents métiers sont tombées. Les institutions financières et notamment les banques ont reçu l’autorisation d’exercer tous les métiers de la finance. Dommages collatéraux : les « hedge funds », les stocks options faramineux et autres entorses aux « règles de gouvernance »… D’où, en bonne partie, la crise de 2008.

Ces mouvements convergents de mondialisation favorisèrent l’émergence de « firmes globales » et, surtout, généralisèrent la compétition entre sociétés. A quelques exceptions près, plus aucun produit, plus aucun secteur n’est protégé de la compétition généralisée.

Les libéraux trouvent cela excellent pour l’efficacité économique. « Il est possible, disent-ils, que la mondialisation fasse, à un moment donné, quelques perdants. Mais, en même temps, elle génère une grande majorité de gagnants. L’enrichissement de ceux-ci finit toujours par “ruisseler” jusqu’au plus profond des sociétés. »

Les altermondialistes, eux, soutiennent une opinion radicalement contraire. Ils voient dans la mondialisation « une poursuite sans entrave du profit à court terme qui détruit la planète. »

Le rattrapage de l’Asie

C’est le phénomène le plus visible de la mondialisation : le monde bascule. Désormais, les plus riches ne se recrutent plus parmi les pays occidentaux. Ce sont les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) qui les abritent. On pronostique que les BRICS devraient représenter bientôt un tiers de la richesse du monde. Dans cet ensemble, la Chine jouit d’une place particulière.

Le « socialisme de marché » chinois

Le rattrapage de l’Asie, un hasard de l’histoire ? « Non dit l’auteur, il a été préparé par l’histoire longue de ce continent. La Chine n’a jamais été colonisée. Pendant de longs millénaires, elle fut gouvernée par des administrations qui étendaient leur pouvoir sur pratiquement tout le territoire. Par ailleurs, Chine et Inde furent précédés par les « Dragons asiatiques » (Taïwan, Hong-Kong, Malaisie, Singapour), chevau-légers de la nouvelle ère et aussi par le Japon, qui avait débuté son rattrapage au cours de la deuxième moitié du 19e siècle. Après le désastre de la révolution culturelle, c’est en 1978 que la Chine amorce sa conversion au capitalisme. Elle adopte le « socialisme de marché ». Les caractéristiques de ce système ? Un caractère fermement dirigé, progressif et pragmatique. « L’usine monde » se met en place. Alors que les Chinois vivant avec moins de 1 $ par jour représentait 60 % de la population en 1981, en 2004 ce chiffre tombe à 10 %. Viennent s’y greffer le développement de l’entrepreneuriat privé et son corollaire… la corruption. Une classe très riche émerge. Il est difficile de la quantifier, tant l’évasion fiscale est massive. Mais l’auteur note que sa progression fut fulgurante depuis 1992, date à laquelle fut recensé le premier millionnaire chinois. Il donne quelques repères. « Une étude menée par un cabinet de consultants étrangers avance le chiffre de 236 000 millionnaires chinois (en $ US) en 2004, avec une progression de l’ordre de 12 % par an. Près de 2 millions de ménages chinois disposeraient d’une épargne supérieure à 100 000 euros. Ce qui n’exclue pas de fortes disparités entre citadins et ruraux ou encore entre régions. Un paysan de l’intérieur ou du Grand Ouest gagne près de dix fois moins qu’un Shanghaien. »

La panne de la zone euro

Mais la Chine, comme d’autres économies émergentes, est aujourd’hui confrontée à la panne de la zone euro. Le pays cherche à lutter contre la décélération de sa croissance. Que faire ?

Deux grandes pistes s’offrent aux pays émergents, des pistes qui posent un vrai dilemme à leurs dirigeants :

− soit continuer sur la lancée du commerce extérieur et plus encore de l’investissement à tout va, en maximisant la vitesse de rattrapage d’une fraction de la société, l’élite des compétitifs. Mais cette course au profit aurait un coût. Elle se ferait au prix d’importantes inégalités sociales, avec un risque de rupture sociale (crainte des fameuses révoltes populaires venues du tréfonds de la Chine) ;

− soit favoriser désormais une croissance plus auto-centrée, peut-être initialement un peu ralentie, mais pas nécessairement dans la durée. Cela provoquerait l’émergence d’une véritable classe moyenne, alors que ce qu’on appelle aujourd’hui classe moyenne dans ces pays est en vérité un groupe constitué des couches supérieures de la société les plus favorisées par la mondialisation.

Elles ne sont moyennes que par comparaison de leur pouvoir d’achat avec celui des classes moyennes des pays les plus riches. Elles sont très riches comparées à la masse des secteurs ruraux.

En fait, la décélération du modèle chinois signerait la reconnaissance du consommateur chinois. Mais, pour que le consommateur triomphe, il faudrait que d’autres trinquent : les banques, les promoteurs immobiliers, les grands groupes publics. Pékin s’y sent-il prêt ?

L’inégalité mondiale

Si la mondialisation a laminé des pans entiers de l’économie occidentale (industrie automobile, services…), elle n’a pas pour autant favorisé les économies les plus fragiles. L’écart se creuse de plus en plus entre les pays émergents (la plupart des pays d’Asie) et les pays d’Afrique, du Moyen-Orient, voire d’Amérique latine. Pierre-Noël Giraud se livre à un constat en forme de conclusion :

« Jusqu’aux années 1980, le monde était encore divisé, grossièrement, entre 1 milliard de riches, essentiellement concentrés dans les pays riches et 5 milliards de pauvres habitant le tiers-monde. Aujourd’hui, en simplifiant, il y a toujours 1 milliard de riches, mais il s’en trouve de plus en plus dans l’ex tiers-monde.

Par ailleurs, et c’est la grande bonne nouvelle, 4 milliards d’individus sont engagés de façon probablement irréversible dans un processus de rattrapage des riches. Reste 1 milliard d’individus – le “milliard d’en bas” selon la frappante expression de Paul Collier (The Bottom Billion) – qui s’enfonce dans la pauvreté, les guerres et l’humiliation. Parmi eux, il s’en trouve de plus en plus dans les pays riches. La mondialisation favorise les émergences rapides et provoque des fragmentations. Elle n’unifie pas le monde, elle le morcelle. »

La Mondialisation – Emergences et Fragmentation, par Pierre-Noël Giraud – La Petite Bibliothèque des Sciences Humaines – Prix : 10 €.
Pierre-Noël Giraud est professeur d’économie à l’Ecole des Mines (Mines-ParisTech).

 

 

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