La société de négoce allait-elle rabattre la voilure sur sa demande d’eaux-de-vie de la récolte 2013 ? Ce n’est pas le cas. La maison s’apprête à rentrer un volume d’apports en hausse de 10 %, 38 518 hl AP contre 37 767 hl AP sur la récolte 2012. « Depuis 2007, nos achats ont progressé de 60 % tandis que nos prix enregistraient une augmentation de 38 % » a indiqué Jean-Marc Morel, directeur général adjoint de Martell & C,o devant les adhérents de UVPC. « Oui, nous avons confiance dans le développement de la catégorie Cognac, a-t-il assuré. C’est pour cela que nous avons besoin d’augmenter notre approvisionnement. »
Sur quoi repose cette confiance ? C’est Philippe Guettat, P-DG de Martell Mumm Perrier-Jouët, qui s’est chargé de l’exprimer. Bien sûr, il a admis sans difficulté que le Cognac, à fin novembre, avait baissé de 3,9 % en année mobile et beaucoup plus sur le marché chinois (une baisse à deux chiffres si l’on se réfère aux statistiques régionales).
Pour qualifier ce ralentissement en Chine, le dirigeant parle « d’aléas conjoncturels ». Cela voudrait donc dire que le phénomène est réversible ? Qu’à la première reprise venue, les ventes en Chine retrouveront leur « pêche » d’il y a six mois/un an ?
De nouvelles bases
Ce n’est pas exactement le sens des propos de Philippe Guettat. Il évoque davantage une reconfiguration du marché, sur de nouvelles bases. « De 2009 à 2012, une certaine bulle économique s’était créée en Chine, due au plan de relance de 2008 (500 milliards de $ injectés par Pékin dans l’économie chinoise – NDLR). » Puis est venu le temps des réformes. La nouvelle équipe dirigeante a lancé début 2013 une campagne de moralisation de la vie des affaires. Tout d’un coup, il devenait un peu plus difficile d’inviter ses amis et relations sur notes de frais.
« En Chine aujourd’hui, décrypte le P-DG de Martell Mumm Perrier-Jouët, il y a un retour à plus de substance. Les Chinois sont davantage à la recherche d’une consommation “anti-extravagance, anti-ostentation”. »
Et le Cognac dans tout ça ? Le négociant en est persuadé. Le Cognac est immuno-compatible avec un marché chinois plus mature. « Il y a un tel potentiel ! » s’exclame Ph. Guettat. « D’abord, la Chine ne s’arrête pas au sud du pays. Un vivier énorme existe dans les provinces de l’intérieur. Ensuite, des classes émergentes, par dizaine de millions tous les ans, découvrent une consommation plus aspirationnelle. Enfin, les spiritueux importés ne représentent toujours que 1 % des alcools consommés en Chine. C’est dire leur marge de progression. »
Le pari, c’est que la croissance des ventes de Cognac en Chine se décalque sur un PIB (produit intérieur brut) chinois revenu aux alentours de 8-9 %. « La grande question, c’est de savoir quand ? » s’est interrogé en direct le dirigeant d’entreprise.
Pendant ce temps, sur quoi la maison Martell fonde-t-elle sa stratégie ? Sur les qualités supérieures, les qualités de prestige ?
A l’égard des qualités supérieures, le
P-DG de la marque continue de penser que ce sont les « bastions », les « points de force » de la marque. « La premiumisation reste toujours au cœur de notre stratégie » confirme Ph. Guettat qui a indiqué que Martell continuait d’occuper la position de leader des qualités vieilles en Chine.
Deux Cognacs VS
Pour autant le P-DG de la marque est passé assez vite à l’actualité du moment. Et cette actualité concerne la sortie de deux Cognacs VS, l’un en Chine, l’autre aux Etats-Unis : Martell Distinction et Martell Caractère. Clairement, pour la marque, il s’agit de recruter de nouveaux consommateurs. L’idée est de « conquérir rapidement de nouveaux marchés », à l’aide d’un positionnement prix plus accessible mais aussi grâce à « des produits plus innovants », centrés sur des cibles précises. Pour évoquer cette offre distinctive, Martell va jusqu’à parler de « premiumisation du VS ».
En Chine, avec Martell Distinction, la marque flèche sans ambiguïté la cible culinaire. Elle entend séduire ces nouveaux consommateurs asiatiques que le vin intéresse. Pour l’accompagnement exclusif des mets, le maître de chai, Benoît Fil, a élaboré un Cognac fruité, vif, gourmand, aux arômes d’agrumes. Il a sélectionné un « blend », un assemblage qui puisse tenir face à une cuisine relativement épicée, riche en goûts. Son choix s’est porté sur des eaux-de-vie de Fins Bois issues des Domaines Jean Martell à Lignières, élevées en fûts neufs à peine toastés. Martell Distinction présente la particularité de titrer 43 % vol., un degré qui, en test, s’est révélé optimum pour l’accord mets/Cognac. Martell Distinction et sa « plate-forme gourmet » ont été lancés à Shangaï en septembre 2013, en partenariat avec le designer chinois qui travaille pour la marque Hermès. Au niveau du prix, Martell Distinction se situe en dessous de Noblige qui, jusqu’à présent, représentait l’entrée de gamme de Martell en Chine.
La cible des jeunes hispaniques
Avec Martell Caractère aux Etats-Unis, le « brief » est bien différent. Il s’agit de réintéresser à la catégorie Cognac la communauté des jeunes hispaniques en recherche d’ascension sociale. Aujourd’hui, ce segment de consommateurs se retrouvent davantage autour d’un produit phare, le Whisky Buchanan’s, Whisky de 12 ans d’âge distribué par Diageo. Clairement, c’est la « target », la cible de Martell. « Avec un Cognac vendu 80 ou 90 $, c’était difficile de rivaliser. Cela devient plus facile avec un VS au tarif plus acceptable. »
Cette fois, ce n’est plus la piste culinaire qui est mise en avant mais celle des cocktails, des long drinks, de la mixabilité. Au cœur du sujet, une consommation « off trade » dite « moderne », en boîtes de nuit, discothèques, voire autour d’un barbecue. Pour cela, le maître de chai a jeté son dévolu sur une eau-de-vie un peu plus vieille, « compotée en bouche », aux arômes de cannelle, d’épices douces. Pour parler de son produit, la marque a fait appel à une « icône » de la communauté hispanique, Andy Garcia. D’origine cu-
baine, l’acteur (« Le Parrain »…) et réalisateur se reconnaît lui-même un maître spirituel en la personne du musicien Israël Cachao Lopez. Sur le thème du « discernement » et de l’épopée du « self men man », Andy Garcia tourne actuellement un film qui mettra en parallèle la vie de son mentor, I. Cachao Lopez et le parcours de Jean Martell. Le film est attendu début 2014, avec en première ligne une sortie à Los Angeles et sur la Californie, un Etat qui a lui tout seul représente une part significative des ventes de Cognac aux Etats-Unis. Ne dit-on pas que la Californie se classerait potentiellement au 5e rang des marchés du Cognac. Martell Caractère va s’accompagner d’une communication très « digitale », sur les smartphones et autres réseaux sociaux.
Si, de son propre aveu, la marque de Cognac au martinet n’occupe encore qu’une « petite place » aux Etats-Unis, on sent que l’inflexion est donnée.
Et comme la sortie d’un nouveau Cognac ne relève pas de la génération spontanée, on peut même dire que le mouvement a été initié il y a au moins deux ans (même chose pour Martell Distinction). Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ? Réponse des dirigeants : « En 2007-2008, nous ne disposions pas des stocks d’eaux-de-vie suffisants. Aujourd’hui, nous avons l’approvisionnement qu’il nous faut pour grandir à bonne vitesse sur tous les marchés. »
Sur la foi des chiffres livrés par l’institut IWSR (International Wine & Spirit research), un fournisseur de données mondiales sur les vins e t spiritueux, Martell revendique la place de « solide numéro 2 » des entre-prises de négoce de Cognac.
« Il est nécessaire que la maison de négoce sur laquelle vous vous appuyez soit solide » a dit J.-M. Morel à l’adresse des viticulteurs. « Depuis maintenant trois siècles, Martell s’adapte sans cesse et continuera à le faire. Il a indiqué « que les ventes de Martell avaient connu une forte croissance depuis dix ans, après la reprise par Pernod-Ricard. » « A fin septembre, a-t-il dit, les performances de Martell se situaient au-dessus de la moyenne régionale. »
Un doublement des ventes
La maison réaffirme sa confiance à moyen et à long terme sur l’Asie en général et la Chine en particulier. Elle assigne même un objectif à ses ambitions : doubler son volume de vente sur 10-15 ans (la maison a récemment dépassé le cap des deux millions de caisses vendues). Une ambition en ligne avec les projections globales : « Quand la région envisage de vendre 22 à 25 millions de caisses en 2025-2030, cela signifie que tous les négociants devront augmenter leurs quantités. Nous comptons bien y avoir notre rôle, ni plus ni moins que les autres. »
Dans son intervention, Jean-Marc Morel, directeur général adjoint de Martell, a livré un chiffre en avant-première : 9 hl AP/ha. Ce serait le rendement moyen régional 2013, valeur au 9 décembre et après dépouillement de 80 % des déclarations de récolte. Le dirigeant de Martell, par ailleurs président de l’interprofession, s’est dit préoccupé par ce chiffre, qu’il a comparé au rendement agronomique moyen des 5 dernières années (10,5 hl AP/ha) et plus encore au « rendement nécessaire de 11,70 hl AP/ha » (rendement annuel 2013). « Nous sommes notablement en dessous. »
« Oui, a-t-il dit, je suis davantage inquiet par le potentiel agronomique du vignoble que par la baisse conjoncturelle de nos expéditions à fin novembre. » « Oui, a-t-il poursuivi, nous avons besoin d’augmenter la surface plantée dans les années qui viennent. C’est d’ailleurs un thème de travail de l’interprofession. Il ne s’agit pas de le faire d’un coup, sans mesure. Cette augmentation, une fois décidée par les deux familles, devra être mise en œuvre progressivement sur plusieurs années. Mais soyons conscients d’une chose ! Plus nous attendrons, plus les besoins de surfaces seront importants. »
Un partenariat évolutif
Qui n’avance pas recul. Alors qu’une réflexion sur l’évolution des contrats s’initie à la Sica UVPC, de nouvelles compétences et de nouveaux métiers apparaissent chez Martell.
Sur la récolte 2012 – dont l’AG du 9 décembre 2013 approuva les comptes – la Sica UVPC comptait 294 adhérents pour 331 contrats. Bernard Laurichesse, président de la Sica, a évoqué le partenariat très fort qui unissait la coopérative associée à la société Martell. En 2009-2010, un contrat triennal glissant (étendu à cinq ans dans certains cas) est venu donner « une lisibilité de long terme à la politique contractuelle. » Prix nets, acomptes, primes positives complètent le dispositif. « C’est un vrai gage d’efficience pour vos exploitations » a dit l’acheteur. Mais, « comme il ne faut pas s’endormir », le conseil d’administration et son président ont décidé de réfléchir, avec le service juridique de Martell, a une évolution des contrats « pour mieux prendre en compte vos besoins. » L’étude est en cours.
En janvier 2013, la région fut secouée par l’affaire dite des « phtalates ». Le maître de chai Benoît Fil a rappelé la responsabilité collective qui incombe à tous : « Négociants comme viticulteurs, nous devons être irréprochables dans nos produits. C’est un prérequis indispensable. Le déluge médiatique nous rappelle que l’image de notre produit n’est jamais à l’abri d’une atteinte. » En juillet 2013, Martell a décidé de créer un poste de conseiller « hygiène, sécurité, environnement » dédié à la viticulture. C’est Philippe Brandy, ancien responsable des distilleries Martell, qui l’anime. Sa fonction ? Répondre aux questions des viticulteurs, trouver avec eux des solutions adaptées.
Maître de chai… une fonction pivot aujourd’hui dans une maison de négoce. Homme produit, c’est aussi devenu un homme du marketing. Sur les marchés, qui mieux que lui peut parler de ses créations originales ? A la rencontre des circuits de distribution voire des consommateurs finaux, il flaire les tendances, capte les attentes. Début octobre, Benoît Fil était en Californie. Bientôt il s’envolera pour le Japon et la Chine où l’attendent de « gros programmes ». Afin que son maître de chai ait davantage de temps à consacrer à l’innovation – « il faut écrire notre futur » – la société Martell a décidé de réorganiser quelque peu son service « achat eaux-de-vie ». Un homme du groupe, Pierre Joncourt, rejoint la société. Il devient directeur des opérations eaux-de-vie. Un poste d’acheteur est créé et Sophie Chambaud prend en charge l’ensemble des responsabilités administratives des achats. Voilà déjà quelques mois que Patricia Gaudry, ex-directeur de la Chambre d’agriculture de la Charente, a intégré la maison de négoce. Pour le groupe Martell Mumm Perrier-Jouët (MMPJ), elle gère tout l’aspect « juridique AOC ». Enfin, un nouveau directeur administratif et financier est nommé au niveau de MMPJ. Il s’agit de Benjamin Halb. Agé de 36 ans, il a intégré le groupe en 2003 après avoir exercé les fonctions d’auditeur chez Arthur Andersen. B. Halb était présent à l’AG de la Sica UVPC.
L’an dernier, les ateliers proposés à l’issue de l’AG avaient remporté un franc succès. La maison a récidivé cette année avec quatre nouveaux ateliers, sur des thématiques différentes : réglementation, innovation produits, marchés et consommation responsable. J.-Marc Morel a déjà dévoilé une partie du programme 2014 : « Compte tenu de la pyramide des âges en viticulture, un atelier sur la transmission risque de s’imposer en 2014. »
Les chiffres
Sur l’exercice clos au 30 juin 2013, le chiffre d’affaires de la Sica UVPC s’est élevé à 41,5 millions d’€, correspondant à la vente de la récolte 2010 en compte 2. Le stock au 30 juin 2013 représentait une valeur de 73 millions €. Depuis 2007, les achats ont progressé d’à peu près 12 % par an. Quant au stock, il a plus que doublé depuis 2008. Les eaux-de-vie proviennent des 4 crus, Fins Bois, Borderies, Petite et Grande Champagnes. Les Fins Bois demeurent majoritaires dans l’approvisionnement. Les Borderies représentent un quart des entrées, un tiers pour le « pack » Grandes et Petites Champagnes. Début décembre 2013, Martell a annoncé une augmentation significative de ses prix d’achat. Une hausse d’un peu plus de 8 % s’exercerait sur les vins, un peu moins de 8 % sur les eaux-de-vie (compte tenu du point fixe des frais de distillation). En 2002, la maison de négoce avait revalorisé ses prix de 10 % (6 % en 2011). Concernant la récolte 2012, 30 % des volumes se sont vus décer-ner une prime positive (contre 18 % des quantités en 2011). Aucune prime négative n’a été actionnée. Au sujet du millésime 2013, Benoît Fil note des eaux-de-vie « qui manquent un peu d’intensité aromatique mais de qualité correcte ».