Frédéric Dezauzier, président du CIEDV

31 janvier 2010

En juin 2009, Frédéric Dezauzier a remplacé Patrick Brisset à la présidence du CIEDV (Centre des eaux-de-vie et boissons spiritueuses). Ce technicien, immergé dans la société indienne depuis 17 ans, est investi d’un projet : ouvrir une antenne du CIEDV en Inde. Interview croisée de F. Dezauzier et de Sébastien Dathané, directeur du Centre des eaux-de-vie.

« Le Paysan Vigneron » – Comment l’Inde s’est-il imposé à vous ?

Frédéric Dezauzier – Ma première visite remonte aux années 1991-1992. A l’époque, j’étais maître de chai d’une société de négoce cognaçaise, la société Rouyer-Guillet. En tant que technicien, spécialiste de la vinification et de la distillation, j’étais parti là-bas voir comment participer à la distillation des brandies, des alcools de mélasse. Après avoir découvert « un autre monde » – choc culturel assuré – j’étais persuadé de jamais y retourner. Et voilà dix-sept ans que je ne cesse d’y aller. J’y passe à peu près 40 % de mon temps. Cette année, je dois en être à mon septième voyage et je repars dans quinze jours (interview réalisée fin novembre 2009).

« L.P.V. » – De quelle manière s’est opérée la greffe ?

F.D. – J’avais noué des relations amicales au sein de la société indienne avec qui je travaillais pour le compte de l’entreprise cognaçaise. Quand les deux entités ont coupé les ponts, j’ai quitté l’entreprise française et décidé de travailler seul en Inde, en tant que consultant. Ce terme de consultant ne me plaît d’ailleurs pas trop. Je préfère parler d’assistance technique dans le domaine de la vinification et de la distillation, que ce soit la distillation à colonne ou la distillation à double repasse. En Inde, je contribue à développer des brandies haut de gamme à partir de vin mais aussi des alcools de mélasse. Chaque année, les Indiens font appel à moi pour les aider à élaborer leurs produits. A l’orée des années 2000, j’étais le seul Français à travailler dans l’univers de la distillation. Toujours dans ces mêmes années, les Indiens ont décidé de se lancer dans la production de vin et là aussi, ils ont pensé à moi. Je suis donc monté dans un nouveau train, celui du vin. Aujourd’hui, je travaille pour quatre caves indiennes. La production viticole s’est beaucoup développée en l’espace de quelques années. D’abord confiné autour de la région de Bombay et de la province de Maharastra, le vin a essaimé du nord au sud, de Darjeeling et les premiers contreforts himalayens au Sri Lanka et au pays Tamoul. En 2009, six ou sept Etats produisent du vin en Inde et connaissent, d’ailleurs, des problèmes de mévente.

« L.P.V. » – Après 17 ans, comment s’organisent vos séjours en Inde ?

F.D. – J’y ai plein d’amis, peut-être plus qu’en France. Je n’arrive pas en Inde comme le simple touriste ou l’homme d’affaire avec sa mallette, qui court rejoindre son hôtel. Je descends chez des amis indiens qui possèdent des guest houses. Je vis en Inde en totale immersion, avec sans doute moins de choses à découvrir mais avec le sentiment de progresser dans la connaissance des coutumes, de maîtriser peu à peu le bon mode d’emploi.

« L.P.V. » – Quand avez-vous rencontré le CIEDV ?

F.D. – La rencontre s’est produite à l’occasion d’une formation. A titre personnel, je cherchais à me documenter sur le droit et le commerce international. J’ai donc frappé à la porte de l’université des eaux-de-vie. J’y ai côtoyé Sébastien Dathané, qui m’a demandé de parler de mon expérience concrète en Inde, de la distillation, des produits existant sur le marché. De fil en aiguille, j’ai proposé à Patrick Brisset et à quelques membres du bureau de m’accompagner en Inde. Nous sommes partis en août 2008. Au retour est né le projet de créer une antenne du CIEDV en Inde. Avec le bureau du Centre des eaux-de-vie, nous avons planché sur le concept, le calendrier. Deux mois plus tard, je retournais en Inde où j’ai soumis le projet à une structure qui n’est pas sans présenter maintes ressemblances avec Segonzac. Il s’agit de VSI, Vasant-dada Sugar Institute. Cette structure importante, installée sur 500 ha d’un seul tenant, est le pôle de référence de la filière sucrière indienne, à mi-chemin entre le centre de recherche type INRA et l’organisme de formation, formation initiale ou formation pour adultes. L’entité dispose, en plus, d’un département alcool très important, consacré à la mélasse mais aussi depuis peu à l’alcool de vin. Sous statut associatif comme le CIEDV, animant une cellule de veille du secteur comme le Centre des eaux-de-vie, VSI s’adosse également à une université « mère », l’université de droit de Pune, à 150 km au nord de Bombay. Deuxième ville de l’Inde, Pune compte plus de quatre millions d’habitants. C’est une ville très estudiantine, l’un des centres intellectuels de l’Inde. A l’instar de Poitiers, l’université de Pune a implanté une antenne universitaire sur le site de VSI. Quant à l’association VSI, elle est présidée par le ministre de l’Agriculture national, Sharad Pawar. Cet homme très puissant, qui possède des intérêts dans de nombreux domaines agricoles, a donné son feu vert au projet. Avec lui et avec le directeur de VSI, ancien chef de cabinet du ministre de l’Agriculture, ancien ministre des Finances du Maharastra, nous avons « tapé haut ».

« L.P.V. » – Quelle matérialisation pourrait revêtir le projet ?

F.D. – Sur la base d’une convention signée des protagonistes, on peut imaginer voir s’implanter dans quelques années une antenne du CIEDV sur le site de VSI et des allers-retours s’instaurer entre professionnels et enseignants des deux continents. Si l’idée d’un observatoire des spiritueux indiens intéresse les professionnels européens du secteur, curieux de voir ce qui se passe en Inde, l’inverse est vrai. Les Indiens s’intéressent à la situation des brandies en Europe.

« L.P.V. » – Avec cette coopération, ne risque-t-on pas d’institutionnaliser un transfert de savoir-faire entre l’Europe et l’Inde ?

F.D. – Si c’est le cas, ce sera un transfert de compétences dans les deux sens. Par ailleurs, ne nous exagérons pas le danger. Les Indiens ne reproduiront jamais le Cognac en Inde, pas plus que les Chinois ou les Russes ne le dupliqueront chez eux. Qui plus est, en Inde, un paramètre important existe, celui du mode culturel de consommation. Les Indiens sont de grands buveurs mais seulement après le coucher du soleil. Ils consomment l’alcool exclusivement en long drink, dans de grands verres, mélangés à du soda ou à de l’eau plate. Pour cela, ils n’ont pas forcément besoin de très bons alcools, d’autant que la cuisine indienne, à base de curry extrêmement épicé, exaspère les papilles et, derrière, ne façonne pas d’excellents palais. En Inde, le marché du Cognac s’assimile à un marché de « trophy », pour le « show », de la part de gens riches, très riches, qui sont capables de mettre de l’eau gazeuse dans un Cognac de 500 €. Effectivement, un gros marché se dessine mais qui sera forcément différent des canons habituels. Au pire, le transfert de connaissance servira à familiariser les Indiens au goût de l’eau-de-vie de vin. Sur ces questions de pseudo-concurrence entre les produits, sévit un « mal français », celui de jouer un peu les « mijaurées », les « vierges effarouchées ». Les Italiens par exemple, ne cultivent pas ce type de frilosité. C’est pour cela que la Grappa est en train de gagner en visibilité. Globalement, les Français développent souvent une sorte de condescendance à l’égard des pays émergents. Je l’ai constaté encore récemment, lors du premier Salon du vin organisé à Bombay. Des Bordelais s’y sont déplacés avec une seule idée en tête, rentrer très vite dans leur hôtel 5 étoiles. Un nombrilisme assez exaspérant. En tant que Cognaçais, je me suis souvent heurté à ce genre d’attitudes de « culs coincés ». Dans les années 2000, j’ai le souvenir de m’être rapproché de l’interprofession cognaçaise, en pure perte. On m’avait répondu alors que l’Inde « ne faisait pas partie des pays à l’ordre du jour ». Une occasion manquée. Je m’aperçois aujourd’hui que la situation a bien changé. L’Inde figure parmi les pays où les grands groupes de spiritueux se retrouvent tous en embuscade.

« L.P.V. » – Cette volonté du CIEDV de « s ‘externaliser » participe-t-elle d’une stratégie délibérée ou est-elle plutôt la résultante d’un concours de circonstance ?

Sébastien Dathané – Je dirai les deux. C’est vrai que la rencontre avec Frédéric a cristallisé les choses et permis d’avancer plus vite. Nous marchons au « feeling » avec une réflexion à moyenne échéance. Sans vouloir paraître trop présomptueux, dès le départ il était clair pour nous que le CIEDV avait vocation à être présent dans deux zones stratégiques, l’Asie et l’Amérique latine. Nous sommes en train de poser des jalons en Inde. Reste l’Amérique latine. Nous entretenons de bonnes relations avec la filière du Pisco (eau-de-vie de vin), au Chili et notamment avec l’entreprise Capel. Cependant, la nature privée de l’entreprise Capel rend le partenariat un peu moins facile qu’avec VSI, organisme à caractère plus institutionnel. Avec Capel, le CIEDV se situe davantage dans un accompagnement technique même s’il s’agit d’une belle occasion de prendre pied en Amérique latine. Nous sommes aussi conscients de la difficulté d’être sur tous les fronts.

« L.P.V. » – En juin 2009, le CIEDV a changé de président : Frédéric Dezauzier a remplacé Patrick Brisset.

Frédéric Dezauzier/Sébastien Dathané – Le changement de président découle du projet lui-même. Dans un pays comme l’Inde, la fonction revêt un effet d’affichage. Si vous vous présentez avec la casquette de président, les portes s’ouvriront plus facilement. C’est pour cela que Patrick Brisset a décidé de passer la main. Quand le projet sur l’Amérique du sud sera suffisamment avancé, je compte bien en faire autant. Accessoirement, existait aussi une volonté de renouveler le bureau, inchangé depuis 8 ans. C’est une « micro-oxygénation » que ne désapprouverait pas Michel Rolland (œnologue bordelais mondialement reconnu – NDLR).

« L.P.V. » – Qui valident les choix du CIEDV ?

S.D. – Nos choix sont validés en assemblée générale et par le bureau. Lors du dernier Vinexpo, j’ai également fait un tour complet de nos membres, qui ont paru séduits par les projets du CIEDV. Par ailleurs, la sanction finale réside dans le retour de cotisation. Il n’y a pas de meilleur moyen pour mesurer le degré de satisfaction.

« L.P.V. » – Combien comptez-vous de membres ?

Entre les PME et les grands groupes, nos membres sont au nombre de 150, un peu partout dans le monde, plus un réseau d’institutionnels type interprofessions du Cognac, de l’Armagnac, l’INAO…

« L.P.V. » – Comment se positionne le Centre ?

S.D. – Le Centre des eaux-de-vie est avant tout un observatoire du marché des spiritueux, doté d’un rôle de veille. Mais, au fil des années, s’est agrégé à ce rôle, un aspect plus technique. Nous sommes de plus en plus souvent amenés à réaliser des missions d’audits dans le domaine de la connaissance et de l’élaboration des spiritueux, suite à des appels d’offres internationaux. Le CIEDV agit alors comme une plate-forme, avec un réseau de consultants qui se déplacent sur le terrain. Ce travail d’expert, c’est un peu la reconnaissance du travail accompli depuis huit ans et je l’avoue, la concrétisation de nos espoirs. Quand le CIEDV a débuté, c’eut semblé tellement énorme, tellement prétentieux de dire que nous souhaitions être le point de passage obligé des spiritueux, un acteur incontournable du secteur. Malgré tout, nous l’espérions secrètement. Dans cette entreprise, la dimension « immatérielle » du Cognac nous aide beaucoup. Un consultant issu de la région de Cognac sera souvent perçu comme plus efficace que d’autres. Aujourd’hui, l’entité CIEDV représente un label de garantie et, ajouterais-je, une image de neutralité. Une dimension à laquelle nous tenons beaucoup. Pour expliquer les choses simplement, quand on demande à quelqu’un du CIEDV s’il préfère l’Armagnac ou le Cognac, il ne répondra jamais frontalement à la question mais procédera par ellipses : « Cela dépend du moment… » Pour autant, le CIEDV défend le produit Cognac et en fait même la promotion. En fait tout cela est assez subtil, peut même parfois paraître un peu schizophrénique. Dans la réalité, cela se résout assez simplement : le CIEDV est ancré dans son terroir, sa situation au cœur du vignoble de Cognac fait partie de l’ADN du Centre. C’est cette incarnation du terroir que les visiteurs perçoivent et apprécient.

F.D. – C’est drôle mais savez-vous que les deux Charentes partagent avec les paysans indiens l’emblème de l’escargot. Nos amis indiens disent que les gens des campagnes « ont les jambes dans l’estomac ». Ils louvoient, ils contournent l’obstacle mais avancent toujours. Nous, Charentais, avons ce point commun avec eux. Par conte, quelle surprise quand nos correspondants indiens traversent nos villes et villages. « Ce sont des villes fantômes » s’exclament-ils. En Inde, les gens marchent sur trois rangées, de jour comme de nuit.

Centre international des eaux-de-vie (CIEDV)
Le bureau
Frédéric Dezauzier (président) – Consultant
Patrick Brisset (vice-président) – Viticulteur
Etienne Hosteing (vice-président) – Soc. Protea
Julien Nau (trésorier) – SVE
Xavier Latreuille (secrétaire) – Ets Latreuille
Janine Bretagne (membre actif) – BNIC
Olivier Paultes (membre actif) – Cognac Frapin
Michel Robinne (membre actif) – Ets Salomon
Alain Royer (membre actif) – ARN
Marie-Laure Saint Martin (membre actif) – Viticultrice

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