Prendre du recul, s’extraire de la dictature du court terme pour regarder les choses « par au-dessus », mettre en perspective certains indicateurs clés, prendre la dimension des enjeux du moment, bénéficier du regard croisé des praticiens et des experts… C’était le pari des organisateurs. Pari réussi puisque la manifestation a drainé un large public – presque 500 personnes – et que ces personnes sont reparties avec de nouveaux éclairages, des fenêtres ouvertes sur plusieurs sujets. Intéressant par exemple de savoir quel est le niveau moyen d’endettement de la viticulture charentaise. Cela aide à se situer. Intéressant encore de revisiter la complexité de la problématique stockage du Cognac, à l’aune de la progression des qualités supérieures. « Quand je vends un X.O 15 ans, je dois garder 15 X.O en stock. » Intéressant toujours de réfléchir à ces nouveaux besoins de portage du stock, suscités par la croissance des ventes. Comment financer des réserves climatique et de gestion qui, par essence, ne sont pas contractualisables ? Eclairant également d’entendre Yann Fillioux, chef de la famille du négoce, dire que, toutes choses égales par ailleurs « les stocks actuels sont suffisants pour faire face au développement raisonnable des ventes ». C’est à un voyage très documenté au cœur du luxe que Jean-Noël Kapferer a convié la salle. « C’est quoi le luxe ? » s’est interrogé le conférencier, enseignant-chercheur à HEC. Est-ce le modèle aspirationnel des jeunes Chinois où bien le luxe post-matérialiste des Japonais ? L’alcool peut-il être un luxe ? « Le luxe est Janus » a répondu l’orateur, en référence à la divinité romaine au double visage.
Si Jean-Marc Olivier n’est pas Janus, sa carrière fut plurielle. D’abord directeur du service viticole de la Chambre d’agriculture de la Charente, il intégra le monde du négoce. A l’heure de sa retraite, en 2009, il était P-DG de la maison Courvoisier. « J’ai fait une petite rechute » avoue ce jeune sexagénaire. J.-M. Olivier exerce aujourd’hui au sein du groupe Boinaud, un pied dans la production, un pied dans le négoce.
C’est à Jean-Marc Olivier qu’a été confié le soin de présenter le « baromètre du Cognac », ces indicateurs chiffrés qui permettent de mieux cerner les enjeux de la filière. Leurs sources ? A la fois du BNIC, de PwC Cognac et du Crédit agricole. Après avoir posé le tableau – le Cognac, un nain d’un point de vue volumique (1,4 % du commerce mondial des spiritueux) mais déjà un poids coq au plan de la valeur (6,8 % du total), J.-M. Olivier a balayé 20 ans de montagnes russes commerciales avant d’en venir à la période actuelle. « Des sorties de 500 000 hl AP à fin décembre et un chiffre d’affaires de 2 milliards d’€, deux chiffres jamais atteints par notre profession. » En corollaire, J.-M. Olivier a indiqué que la catégorie des qualités supérieures venait d’atteindre son plus haut niveau historique. Les ventes d’XO et assimilés représentent aujourd’hui 36 % du chiffre d’affaires Cognac. Un pourcentage inégalé, les deux autres tiers se partageant à peu près à égalité entre VS et VSOP. Situation éminemment sympathique pour le Cognac car elle signifie une bonne répartition des ventes et surtout une montée en gamme, un gain de valeur ajoutée pour l’ensemble de la filière. Mais elle s e traduit aussi par un nouveau défi posé à la région : quelle stratégie mettre en place pour accompagner la progression des VSOP et XO ? Comment faire face aux besoins des années 2020-2025 ?
J.-M. Olivier est revenu sur la période 1999-2004, celle-là même dont les eaux-de-vie manquent aujourd’hui. « Rétrospectivement, a-t-il dit, l’on s’aperçoit que le déficit de production s’est élevé à 2-3 hl AP par exploitation et par an pendant six ans. Ceci dit, qui aurait pu prévoir, en 2001, le succès du Cognac en 2012 ? Si le négoce a une vision assez claire à l’échelle de 2-3 ans, au-delà les prévisions s’assimilent à des prédictions. » « Dans la région de Cognac, a poursuivi l’intervenant, l’équilibre du stock est un moment éphémère. Une semaine avant, vous en avez trop, une semaine après, il vous en manque. »
Quelle est la situation aujourd’hui ? Jean-Marc Olivier a noté qu’avec un rendement commercialisable de 9,52 hl AP/ha sur la campagne, la région délimitée produisait 3 hl AP ha au-dessus de ses expéditions. « Nous sommes en train de reconstruire nos stocks pour alimenter les besoins futurs. »
En matière de vieillissement, le taux de rotation du stock est un ratio important. Il s’élève aujourd’hui à six années et demie, après avoir atteint presque huit années au début des années 2000. « Dans la région, on a coutume de dire qu’en dessous de six ans-six années et demie, nous sommes en situation de sous-stockage » a indiqué J.-M. Olivier qui a tout de suite nuancé ses propos. « En fait, s’il existe un déficit sur les comptes supérieurs, nous sommes d’ores et déjà redevenus beaucoup plus à l’aise sur les eaux-de-vie les plus jeunes. »
Problématique du stock
Quelle vision les professionnels ont-ils de la problématique du stock ? Lors de la table ronde, Yann Fillioux, chef de la famille du négoce, a tenu des propos qui n’étaient pas forcément prévisibles de sa part. On l’attendait sur le manque d’eaux-de-vie et l’appel à la production. Il a défendu le raisonnable et le sens de la mesure. Comme s’il voulait déminer par avance un éventuel climat de surchauffe. « Je m’exprime, a-t-il dit, au nom de mes collègues. Je pense que le stock actuel est de nature à permettre une croissance raisonnable des qualités vieilles sur les années à venir. » « La viticulture, a-t-il précisé, détient encore près de 18 000 hl AP de comptes 10. Cela fait presque 6 millions de caisses. A ce compte-là, on ne peut pas soutenir qu’il n’existe plus de stocks dans la région, même de comptes 10. Certains ont bâti des stocks sur le long terme. D’autres, c’est vrai, peuvent être plus limites. »
Sans surprise, le chef de famille du négoce voit dans la réserve de gestion « une avancée majeure sur la problématique du stockage, afin de développer nos ventes un peu au-delà de notre périmètre ». Le représentant du négoce est revenu sur ce qu’il entendait par « croissance raisonnable ». « Au début de l’année 2011, la croissance sur 12 mois affichait + 10 %. Mais les bases de comparaison étaient faibles et cette croissance n’était pas soutenable pour le Cognac. Nous terminons l’année 2011 à + 6 % et, sur la période de référence au 31 mars 2012, nous nous rapprocherons sans doute des + 3 %. Cela correspond aux prévisions annoncées par le négoce pour les 5 ans à venir : 3 / 3 / 3 / 3 / 2 %. Cela veut dire que notre lecture était réaliste et que le négoce défend une continuité raisonnable de ses ventes. » Tout serait donc sous contrôle ! Quelques minutes après son intervention, Y. Fillioux a pourtant repris la parole. Pour apporter une précision. « Evidemment, cela s’entend sans crise ou accident climatique majeur. On raisonne ici hors accident. Tout pourrait différer dans le temps en cas d’événements imprévisibles. » Le représentant du négoce ne souhaite pas injurier l’avenir.
Pour mieux prendre en compte le « mix qualité » et la hausse des qualités vieilles, les membres de l’interprofession ont décidé, en décembre dernier, de revoir la méthode de calcul du rendement Cognac. Dans la perspective du rendement 2012, ils devaient se réunir à la mi-février « afin de rendre l’outil de calcul plus performant et réactif. »
Un débat sans réserve
Un débat « sans réserve » autour des réserves ! C’est ce que promettait le programme et la promesse fut tenue. Les questions de financement du stock et plus spécialement des réserves climatique et de gestion ont occupé le cœur de la Journée. Les données sont simples. D’un côté, constituer un stock coûte et les réserves n’y font pas exception. De l’autre, on sait que les réserves ne peuvent pas être contractualisées. C’est un choix « partagé » de la viticulture et du négoce. Mais l’on sait aussi qu’un principe « fondateur » de la banque consiste à ne financer que des stocks contractualisés. Il y a donc là comme un hiatus. Quels stocks, à quels coûts, pour quels besoins financiers ? Les différents intervenants se sont attachés à répondre à ces interrogations.
Les volumes de réserves tout d’abord. Catherine Le Page, directeur du BNIC, a indiqué que, depuis son ouverture, en 2008, 2 500 viticulteurs avaient souscrit à la réserve climatique, pour 170 000 hl AP. « C’est un outil qui fonctionne. » Et de poursuivre : « En ce qui concerne la réserve de gestion, nous avons moins de recul car elle est plus récente. Mais nous savons aujourd’hui que 3 024 viticulteurs utilisent le panel des outils. Il n’y a pas vraiment de problème d’appropriation. »
Bruno Richardaud, associé du Bureau PwC Cognac, s’est intéressé au coût financier de la réserve climatique. S’il n’existe pas de surcoût lié à la production de vin, il faut bien sûr décompter les frais de distillation, de stockage, l’achat de cuve inox, l’assurance, les coûts induits. En moyenne, le coût financier d’une réserve climatique s’élève à 150 €/hl AP. Pour la réserve de gestion, il faudra prévoir en sus les frais de stockage sous bois. En terme fiscal, la réserve, en diminuant de coût de revient, a pour conséquence de créer une anticipation de marge et donc de prélèvements, fiscaux et sociaux. En sachant que ces prélèvements ne se mesureront et ne s’appliqueront qu’à la commercialisation.
Les Champenois (de Reims) – qui pratiquent aussi la réserve climatique – avaient imaginé obtenir une dépréciation de cette réserve. La cour d’appel de Nancy fut très claire sur le sujet : « L’interdiction temporaire de commercialisation n’altère en rien la nature de la réserve, qui reste bel et bien du Champagne. Ainsi n’a-t-on pas le droit de déprécier la réserve climatique. » Et ce qui est vrai pour la climatique l’est encore plus pour la réserve de gestion. Par contre, ce qui n’est pas contestable, c’est que la constitution de réserves mobilise de la trésorerie sur les exploitations. Après avoir listé les freins aux réserves (coûts, fiscalité), l’associé a recensé leurs avantages : auto-assurance, valorisation de la production (« personne n’aime détruire sa production »), marge à terme, au moment de la libération. Au final, dans la balance des plus et des moins, la mise en réserve s’avère sans conteste « une belle opportunité », « un facteur de sécurisation du revenu. »
Si Jean-Marie Ordonneau, associé PwC Cognac, partage cet avis, il n’en pense pas moins que ces réserves, aujourd’hui, « sont gérées plutôt de façon passive ». « Si l’on veut que la région se mette en situation de produire, quelle que soit l’année, les volumes nécessaires au marché, il convient sans doute de faire de la réserve climatique un outil de gestion économique. » Et qu’est-ce qui transforme un instrument technique en véritable outil de gestion économique ? Le nerf de la guerre, c’est le financement. Ainsi, tout naturellement, la balle est arrivée dans le camp du Crédit agricole, partenaire de la Journée.
L’établissement bancaire n’a pas fermé la porte à la réflexion, loin de là (voir interview pages 19 à 21). Il a été fait allusion au « couteau suisse » de la banque, c’est-à-dire à sa capacité d’innovation. Mais, par ailleurs, des paradoxes furent pointés, comme le faible endettement de la viticulture et le quasi autofinancement du stock. Dans ces conditions, le financement du stock ne serait-il pas un faux sujet ? Comment accorder des financements à des personnes qui n’en sollicitent pas ? Sur cette sémantique un peu subtile, s’est instauré un débat qui, entre autres mérites, a eu celui de « mettre à plat » quelques données tangibles. Ainsi a-t-on appris d’Antoine Mornaud, directeur des clientèles spécialisées de la Caisse Charente-Périgord, que la viticulture charentaise était très peu endettée : en moyenne 5 000 € de l’ha, hors foncier, soit environ six mois de chiffre d’affaires. Dans les abaques de la banque, cela correspond à un niveau très faible. Corollaire de ce chiffre : plus de 90 % des actifs de l’exploitation – dont le stock – sont autofinancés sur fonds propres. Autrement dit, la viticulture autofinance la quasi-totalité de son stock.
Est-ce à dire que le stock – et les réserves – n’ont pas besoin d’être financés ? Ce serait aller un peu vite en besogne. Les professionnels ont tendance à considérer qu’à l’orée d’un nouveau cap pour la région, le temps est certainement venu d’avoir une réflexion de fond sur le portage du stock. « On dit souvent que la viticulture n’a pas de trésorerie. Mais la raison ne tient-elle pas, justement, à ce que toute la trésorerie de l’exploitation passe dans le portage du stock ! Aujourd’hui, les banques, à priori, ne veulent financer que les eaux-de-vie engagées contractuellement. Sur le moyen terme, les banques n’aiment pas prendre de risque. Ce que nous attendons d’elles, ce n’est pas tant qu’elles prennent des risques. C’est surtout qu’elles s’engagent dans une démarche et qu’elles restent permanentes dans cette démarche. La pire des choses serait de prêter sur trois ans et de « retirer ses billes » au premier coup de froid. D’autant que, sur les eaux-de-vie, le risque n’est pas immense, même hors cadre contractuel. L’expérience prouve bien que les eaux-de-vie trouvent toujours preneur, même s’il faut attendre dix ou vingt ans. Que le stock jouisse d’une visibilité ou pas, un jour ou l’autre, il aura une valeur. Si les banques ne veulent pas financer les réserves, peut-être pourraient-elles financer d’autres stocks, en lieu et place. Il y a toujours une solution. Par contre, la région doit se poser la question du portage des stocks. Le débat sur les réserves est fait pour ça. On ne peut pas déplorer ad vitam æternam les difficultés de trésorerie de la viticulture et ne rien faire. »
Le président du BNIC, Jean-Marc Morel, n’a pas dit autre chose quand il a déclaré que « la puissance des marques devait être capable de faire passer des hausses de prix, pour supporter un prix de revient élevé du Cognac mais aussi pour délivrer de la valeur ajoutée à la viticulture. C’est important pour l’ensemble de la chaîne viticole, tout en sachant raison garder en terme d’évolution des prix ». Le président de l’interprofession a lui aussi salué le faible niveau d’endettement de la viticulture qui, a-t-il dit, « fonctionne comme un effet de levier positif pour faire face aux défis qui s’annoncent : le renouvellement du vignoble, la transmission des exploitations, l’agrandissement, la modernisation des outils, l’environnement ». « Dans ce contexte, a-t-il précisé, le financement du stock et des réserves représente un pilier important. »
Il s’est félicité que le Cognac ait des « fondamentaux solides, très solides, qui donnent confiance ».
Zoom
PwC Cognac – Le cabinet emploie 50 collaborateurs dont 20 qui travaillent exclusivement sur la filière Cognac. « Nous ne pouvons pas être partout mais, là où nous sommes, nous voulons être fort et viser l’excellence. En résumé, être incontestable et développer un travail de conseil que seule une taille critique rend possible » indique Jean-Marie Ordonneau, l’un des quatre associés du cabinet. Installé depuis 1936, le bureau a développé une grosse activité dans le monde du Cognac, tant sur la viticulture que le négoce et les métiers associés (distillateurs de profession…). La Journée du Cognac s’est inspirée des Journées de l’Economie maritime organisée par d’autres cabinets PwC à Toulon, Brest. Une Journée du Bordeaux est en cours de préparation. Le réseau PwC France (comptabilité, conseil, audit) compte 24 implantations et emploie 3 800 collaborateurs, pour un chiffre d’affaires annuel de 674 millions d’€.
Crédit Agricole Charente-Périgord – Avec plus de 80 % de part de marché sur la viticulture cognaçaise, le Crédit agricole revendique la position de leader sur la région délimitée. De même, la banque a octroyé 600 millions d’€ d’encours aux industries du Cognac, hors viticulture, sur la zone d’appellation Cognac (16/17) . « Nous sommes la banque de référence pour sept ou huit maisons sur dix. A la Caisse régionale, 25 collaborateurs – conseillers, analystes – sont voués à l’accompagnement du Cognac. » Comme PwC Cognac, la Caisse régionale Charente-Périgord souhaite pérenniser la Journée du Cognac et que s’y associe la Caisse Charente-Maritime-Deux-Sèvres.