Ouverture des extensions « .vin », « .wine »

22 avril 2014

En 2011, l’ICANN, l’organe de régulation mondial des extensions internet .com, .org, etc., décide d’ouvrir le champ de ces extensions. Des dossiers, au nombre de 2 000, sont déposés à l’ICANN par de nombreux acteurs. Dans le secteur du vin, quatre sociétés déposent les extensions .vin et .wine. Sous l’influence des Etats-Unis, l’ICANN va-t-il déléguer leur gestion sans condition ? Emotion dans les rangs viticoles français et européens qui exigent que la protection des IG (indications géographiques) soit garantie. Dernier round de discussion aujourd’hui entre l’ICANN et ses interlocuteurs. Un débat qui se déroule dans une double perspective : la négociation d’accords commerciaux entre les Etats-Unis et l’Europe (accords TTIP) et la réflexion sur la gouvernance mondiale d’internet.

 

 

Le sujet peut paraître lointain. Il ne l’est pas. Peut-on imaginer un jour un www.cognac.vin exploité par un adepte du faux Cognac ou un www.bordeaux.wine déposé par un opérateur étranger spécialisé dans la contrefaçon ? A travers cette question, c’est tout l’enjeu de la sécurité des noms de domaines sur internet qui est posé.

Avec « .wine » ou « .vin » risque-t-on davantage que sous .com ? On ne peut pas dire que l’extension générale .com, très largement utilisée aujourd’hui, prémunisse contre tous les dangers, tant s’en faut. Sa gestion, confiée à des sociétés privées, ne répond à aucun contrôle particulier. Ce n’est pas le cas du .fr ou du .uk, dont les règles d’attribution, supervisées par des organismes nationaux, sont assez strictes. En cas de problème de détournement, elles donneront au moins la possibilité d’exercer un recours sous forme de procédure d’arbitrage. Ceci dit, toutes les extensions rattachées à une zone géographique n’offrent pas ce degré de sécurité. En Allemagne par exemple, chacun peut obtenir un nom de domaine, sans autre forme de procès.

Effet de zoom

Cependant, avec .vin et .wine, l’affaire se corse un peu plus. Pourquoi ? D’abord par l’effet de zoom que ces nouvelles extensions (dites aussi nom de domaine de premier niveau) sont susceptibles d’exercer sur le secteur des vins et spiritueux. En s’adressant directement à l’industrie des V & S, ces noms de domaines de premier niveau ont vocation à devenir des platesformes commerciales (ou promotionnelles) spécialisées dans le commerce en ligne des produits viticoles. Si elles remportent le succès escompté, elles braqueront les projecteurs sur les produits « sources » que sont les vins et spiritueux. « Formidable opportunité pour le secteur viticole » diront certains. Oui, mais à condition que les garanties de protection soient à la hauteur du supplément de visibilité. Or ça, ce n’est pas gagné !

Comment se passe aujourd’hui la réservation d’un nom de domaine sur internet en « .com » ? La procédure est assez simple. Elle repose sur le principe du « premier arrivé, premier servi ». Si personne n’a pensé déposer avant vous votre nom de domaine préféré, il vous est réservé. Pour l’enregistrement de votre adresse mail, les « registrar » – les sociétés spécialisées dans la gestion des noms de domaines sur internet – facturent un abonnement annuel, d’un montant modeste. Changement de décor avec les nouvelles extensions. Il est prévu que pour certaines activités attractives (dont les « .vin », « .wine » feraient partie), les sociétés gestionnaires puissent adopter un autre système : celui des enchères. Autrement dit, l’attribution des noms de domaines au plus offrant. Ce serait la porte ouverte à toutes les dérives. Enfin l’ouverture des nouvelles extensions intervient dans un contexte juridico-politique plus que jamais marqué au coin du libéralisme.

Retour sur l’histoire récente du projet de création des « .vin » et « .wine ».

Saturation

En 2011, l’ICANN, l’organisation mondiale chargée, pour faire vite, de la supervision des adresses internet, constate que les 22 extensions existantes arrivent à saturation. Le « .com » par exemple regroupe à lui seul 113 millions de sites. Débordé par son succès, il a perdu son objectif initial qui était de répertorier les sites commerciaux. Dans ces conditions, il devient de plus en plus difficile de déposer un nom de domaine en « .com ». Tout simplement, parce qu’il existe de moins en moins de combinaisons possibles. Par ailleurs, au sein d’ICANN, la volonté existe d’ouvrir le champ des noms de premier niveau à d’autres acteurs : aux entreprises (« .l’oréal », « .chanel »…), aux activités (« .vin », « .wine »…), aux villes et régions (« .paris », « .alsace »…) mais aussi à des adresses en caractères chinois, arabes, cyrilliques…

Suite à sa décision d’ouverture, l’ICANN va recevoir, en 2012, 2 000 dossiers dont 4 concernent le secteur des V & S : 3 en « .wine » et 1 en « .vin ».

Qui sont les trois sociétés à solliciter la délégation de « .wine » ? Une société américaine, Donuts et deux autres sociétés, basées l’une à Gibraltar, l’autre en Irlande. La société Donuts a été créée de toutes pièces pour le business model (modèle d’entreprise) de la vente de noms de domaines : « .wine » mais aussi « .bike »,  « .clothing », « .guru », « .ventures »… Les deux autres sociétés sont a priori plus « secure ».

Ces trois sociétés annoncent dès le départ dans leur dossier de candidature qu’elles entendent « vendre aux enchères » les noms de domaines de deuxième niveau : par exemple « bordeaux.wine », « cognac.vin », « rioja.wine », « chianti.wine », etc. L’emporterait « celui qui mettrait le plus d’argent sur la table ». « Inacceptable ! » s’insurgent les professionnels du secteur.

La CNAOC en première ligne

En France, la CNAOC monte en première ligne, suivie de près par la CNIVE (la Fédération des interprofessions viticoles). Le CIVC, l’interprofession de Champagne, apporte son soutien financier mais aussi juridique, ainsi que le CIVB (Bordeaux) et le BNIC (Cognac).

« Le premier risque, résume Pascal Bobillier-Monnot, directeur de la CNAOC, concerne la tromperie du consommateur. Que le client, pensant acheter du vin, trouve tout et n’importe quoi sur le site internet. A la tromperie s’ajoute le détournement de notoriété. Le second risque est plus directement financier. C’est ce qui est convenu d’appeler le “cybersquatting”. Une personne indélicate acquiert un nom de domaine qui vous intéresse potentiellement, en espérant vous le revendre à prix d’or. » « Pour nous, ajoute P. Bobillier-Monnot, le débat de la protection des IG (indications géographiques) sur internet est crucial. Nous voulons éviter à tout prix que s’installe sur la toile une zone de non-droit. »

Le directeur de la Condération des vins et eaux-de-vie d’origine contrôlée poursuit : « Derrière la protection des IG vitivinicoles se cache la protection des IG agroalimentaires. A la limite, les appellations fromagères nous envient de mener un tel combat. »

L’Union européenne dans la boucle

p26.jpgDès l’automne 2012, la CNAOC et l’EFOW (son relais européen) saisissent du dossier le gouvernement français et l’Union européenne. L’initiative de la filière V & S reçoit un très bon accueil de part et d’autre. En France, c’est le ministère des Affaires étrangères qui se saisit au premier chef du dossier avec, en « second rideau », le ministère du Redressement productif (Arnaud Montebourg) et le ministère de l’Agriculture. A Bruxelles, trois commissaires européens sont mobilisés : Neelie Kroes, commissaire à l’Economie numérique, Michel Barnier (Marché intérieur et Services) et Dacian Ciolos (Agriculture).

L’objectif est de déposer auprès de l’ICANN une procédure d’alerte pour lui signaler le problème et demander quelles réponses l’organisation compte apporter. C’est chose faite en avril 2013, lors d’une session de l’ICANN à Pékin. « L’UE avait bien préparé le terrain, se souvient P. B.-M. Elle a réussi à convaincre tout le monde que le dossier « .vin », « .wine » posait des difficultés. »

L’ICANN suspend alors la délégation du « .vin », « .wine » et incite le secteur viticole à se rapprocher des sociétés candidates à l’achat des nouvelles extensions, afin de trouver directement avec elles une solution. En même temps, la filière V & S s’aperçoit qu’elle n’est pas la seule à soulever des points sensibles. De grosses questions se posent avec les « .islam », « .halal », « .ama-
zon » ou encore le « .booking », pour le secteur hôtelier. Un groupe comme Accor craint que la société américaine phagocyte toutes les réservations.

En juillet 2013 à Dublin et durant toute la période estivale, rien ne se passe. Les sociétés candidates ignorent les courriers pourtant conciliants des avocats du secteur V & S. Elles sont sourdes au dialogue. Côté Union européenne, la mobilisation ne fai-blit pas. Hors de question d’accepter que « .vin », « .wine » soient délégués sans protection des IG. En novembre 2013, une nouvelle session de l’ICANN se tient à Buenos-Aires. Selon les témoins, les débats sont très violents. D’un côté, les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande campent sur leur position initiale, ultra libérale : une délégation immédiate et sans condition des extensions « .vin », « .wine ». De l’autre côté, tous les pays de l’UE, certains pays viticoles d’Amérique latine (Brésil, Chili) plus des pays d’Afrique francophone – soit au total 34 nations – défendent la position diamétralement opposée : la protection des IG Chine et Russie ignorent ostensiblement le débat.

Une expertise indépendante

Face à l’impasse qui se profile, le conseil d’administration de l’ICANN demande de recourir à une expertise juridique indépendante. Deux cabinets juridiques sont saisis, l’un américain, l’autre allemand.

En attendant, le bras de fer se poursuit tout l’hiver 2013-2014. Le 30 janvier 2014, l’Administration américaine adresse un courrier extrêmement dur – « assez comminatoire » dit-on – à l’ICANN, lui intimant de déléguer les «. vin », «. wine » sans condition. L’Union européenne réplique le 3 février, en signi-
fiant une fois de plus que la délégation sans protection des IG sous le suffixe «. wine » ou «. vin » ne saurait être envisagée. Une nouvelle session de l’ICANN est programmée à Singapour du 19 au 23 mars 2014.

Dans ce contexte, trois scénarios se dessinent.

l Premier scénario : une délégation des «. vin », «. wine » sans condition, c’est-à-dire sans protection des IG. Pour les te-nants de la protection, c’est bien sûr le pire des cas de figure.

l Deuxième scénario : l’ICANN tire un trait sur l’idée de déléguer les deux extensions «. vin » et «. wine ». Cette solution « par le vide » pourrait satisfaire tous les protagonistes mais ne clarifierait pas le débat sur les IG.

l Troisième scénario : l’ICANN délègue sous conditions les «. vin », «. wine », schéma soutenu par l’Union européenne et, plus largement, par les 34 pays favorables à une certaine régulation.

A la mi-mars, les négociateurs européens ont tendance à considérer qu’il s’agit de l’hypothèse le plus probable, puisque défendue par le plus grand nombre de pays.

Mais patatras. Le 22 mars, alors que la session ICANN de Singapour s’est ouverte depuis quelques jours, une nouvelle tombe, provoquant un véritable coup d’assommoir dans le camp des « protecteurs ». Sans que l’option ait été officiellement évoquée au GAC* (l’organe consultatif intergouvernemental qui chapeaute l’ICANN – voir article page 28), les dirigeants de l’ICANN décident unilatéralement de poursuivre l’évaluation des dossiers « .vin » et « .wine », sans exi-ger la mise en place de protection des IG.

Les instances françaises et européennes ne sont pas loin d’y voir un coup de force. En cause, la très puissante industrie américaine de l’internet, soupçonnée de faire pression sur son gouvernement. Et comme les Etat-Unis font du numérique un enjeu stratégique pour leur économie…

Certes, la prise de position de l’ICANN ne signifie pas encore une délégation des « .vin », « .wine » sans condition mais, sur l’échelle de Richter, le risque monte d’un cran.

Réactions

Mécontents d’avoir été tenus à l’écart des arbitrages – ils en ont été informés depuis l’Europe – les membres du GAC réagissent. Après d’intenses négociations entre l’UE d’un côté et les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande de l’autre, l’organe intergouvernemental arrive à un accord. Il pointe du doigt le non-respect des procédures par l’ICANN et lui demande de reconsidérer sa position. Surtout le GAC réaffirme l’importance des discussions en cours entre le secteur des vins et spiritueux et les sociétés candidates au dépôt des extensions. Il souhaite que ces discussions aboutissent rapidement.

Si la position du GAC satisfait les professionnels des vins et spiritueux en leur offrant une bouée de secours, elle ne les rassure pas pleinement. Ils savent qu’à défaut d’accord avec les sociétés internet, l’ICANN déléguera sans condition les « .vin », « .wine ».

On en était là à fin mars tandis que se profilaient à l’horizon deux nouvelles échéan-ces : le sommet mondial sur la gouvernance d’internet à Sao Paulo, les 23 et 24 avril prochain ; le début des négociations sur les accords TTIP (Transatlantic Trade and Investment Paternership), accords commerciaux entre l’Union européenne et les Eats-Unis qui ont pour but de s’attaquer aux barrières commerciales.

Par rapport aux dossiers «. vin », «. wine », dans quel sens peuvent jouer ces différents rendez-vous ? En toute logique, dans la perspective d’une négociation globale sur la gouvernance d’internet, l’ICANN n’a pas intérêt à se mettre à dos l’Union européenne. Quant à l’abaissement des barrières commerciales entre l’UE et les Etats-Unis, le sujet comporte de multiples facettes. Mais un risque bien réel existe pour les IG, celui de servir de monnaie d’échange.

Alors qu’avec les droits de plantation, la filière viticole européenne avait réussi « à remettre la régulation au cœur du débat », le même petit miracle se reproduira-t-il avec les noms de domaines viticoles sur internet ? Les paris sont ouverts.

* Governement Advisory Committee.

 

 

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