ICANN : Une organisation très politique

22 avril 2014

On n’ira pas jusqu’à dire qu’internet conduit le monde mais il en est au moins le miroir grossissant. Voir l’onde de choc provoquée par l’affaire Snowden, cet informaticien américain qui révéla la surveillance d’appels téléphoniques sur internet par les
agences américaines NSA et FBI, anglaise, canadienne… Par sa supervision des adresses internet sur la toile, l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) participe au bouquet d’acteurs de la gouvernance internet. Une gouvernance en passe d’évoluer.

 

 

Le samedi 1er mars, Fadi Chehade était à Paris pour fêter l’inauguration de l’ex-tension « .paris ». « Un nouveau territoire numérique s’ouvre » a-t-il salué. Cet homme de 52 ans, né au Liban avant de passer par les meilleures écoles améri-caines d’informatique et de management (université de New York, Stanford), dirige l’ICANN depuis le 1er octobre 2012. Il avoue lui-même que sa culture arc-en-ciel l’a fait reconnaître. Alors qu’il était l’un des diri-geants d’IBM, il est repéré par le « board » – l’organe exécutif – de l’ICANN. « Je n’avais pas postulé. On m’a appelé. » Son profil international – à cheval sur plusieurs cultures, plusieurs langues dont l’arabe et le français – en fait quelqu’un d’éminemment audible de part et d’autre de l’Atlantique ainsi que dans les pays émergents. A tra-vers lui, c’est une parcelle de l’évolution de l’ICANN et de l’internet qui s’écrit.

Veiller à l’unité d’internet

L’ICANN naît en 1998, sous l’impulsion d’Al Gore, alors vice-président du gouvernement Bill Clinton. Il s’agit – déjà – de veiller à l’unité d’internet. « Internet, explique Fadi Chehade, ne constitue pas un seul réseau mais des milliers et des milliers de réseaux liés ensemble. Pour fonctionner, pour que les internautes de tous les pays puissent se parler, communiquer entre eux, échanger des documents, ces réseaux ont besoin de couches techniques communes. Parmi ces couches techniques, il y a l’IETF rassemblant des groupes de travail liés à l’ingénierie d’internet et l’’ICANN qui s’occupe de trois “racines” : une racine pour les noms de domaines (www.lepaysanvigneron.fr), une racine pour les nombres (les adresses IP pour les téléphones…) et une racine pour les protocoles. »

Société de droit privé basée à Los Angeles (Californie), l’ICANN est dès le départ très lié au gouvernement américain, par le biais du Département du commerce US. En dernière instance, les Etats-Unis peuvent d’ailleurs exercer un droit de veto sur les décisions de l’ICANN (une prérogative qu’il n’a jamais utilisée).

Une représentation « multi-acteurs »

Contrairement à une organisation de type ONU (ou FIFA) qui ne compte que des Etats parmi ses membres (un Etat = une voix), dès l’origine l’ICANN opte pour une représentation « multi-acteurs ». Si 133 Etats adhè-
rent à l’organe de régulation d’internet (dont la Russie et la Chine), on y trouve aussi des entreprises, des ONG, des utilisateurs. « A l’ICANN, les décisions se prennent du bas vers le haut » aime à préciser F. Chehade. Et c’est vrai qu’au fil des années, l’ICANN va plutôt bien fonctionner pour maintenir un internet « ouvert ». Cependant, l’organisation n’est pas exempte de critiques. Certaines dénoncent son opacité, ses services pléthoriques (plusieurs centaines de personnes), ainsi que son budget très confortable (200 millions de $).

Mais c’est pour une autre raison que la grogne gagne les pays membres, dont la Russie, la Chine, des pays émergents tel le Brésil et même l’Europe. La dépendance vis-à-vis des Etat-Unis a du mal à passer et l’affaire Snowden n’arrange pas les choses. A l’asymétrie des positions s’ajoute une perte de confiance dans la gestion d’internet.

Dans ces conditions un risque existe-t-il d’aller vers un internet fragmenté où « chacun reprendrait ses billes » ? Où un réseau chinois cohabiterait à côté d’un réseau américain ou européen, sans possibilité de croisements ? Vision cauchemardesque pour le patron de l’ICANN. « Je viens d’une région qui s’est ingéniée à trouver tous les moyens du monde pour se diviser. La beauté d’internet, c’est son unité et l’espace de liberté qu’il procure. C’est pourquoi ce travail me tient à cœur. »

Dans cette croisade, l’économie se substitue très vite aux bons sentiments. Une étude a démontré qu’un internet fragmenté entraînerait des pertes colossales en termes de PNB (produit national brut). Une perte proportionnelle à l’argent généré par l’économie digitale, qui s’élèverait annuellement à 3 trillions de $ (trois milliards de milliards de $).

Signal stratégique

A leur niveau, les nouvelles extensions proposées par l’ICANN à partir de 2012-2013 jouent comme un signal fort envoyé à des pays qui pourraient être tentés par les vertiges de l’isolationnisme. D’ailleurs, est-ce un hasard si les quatre premières extensions à émerger sur la toile le sont en caractères russes, chinois et arabes. La balkanisation d’internet fait peur, y compris et surtout aux Etats-Unis, qui auraient beaucoup à perdre, en termes financiers mais aussi d’influence.

Faut-il y voir un lien de cause à effet ! Le gouvernement américain a annoncé, vendredi 14 mars, son intention d’abandonner dès l’an prochain le rôle central qu’il jouait auprès de l’ICANN pour la gestion des noms de domaines. Une décision qui était attendue mais peut-être pas aussi vite. Dans la foulée, l’ICANN a informé de son intention de déménager en Suisse, lieu neutre par excellence.

Bonne nouvelle pour la gouvernance d’internet ? Oui et non. Car, à l’occasion de ce changement, un nouveau débat stratégique s’ouvre sur le fonctionnement de l’ICANN. Deux courants s’affrontent. Celui de l’Europe, des Etats-Unis, des pays émergents estime qu’il ne faut rien changer à la pluricité des acteurs de l’ICANN. Un autre courant souhaite privilégier au contraire un système de type ONU où seuls les Etats seraient représentés. Cela n’étonnera personne d’apprendre que cette formule a les faveurs des pays autoritaires comme la Chine ou la Russie. Avec ou sans l’omniprésence des Etats-Unis, la tentative de contrôle d’internet n’a pas dit son dernier mot.

Sources – France Culture : Place de la Toile, 18 h 10 le samedi. Producteur : Xavier de la Porte.

Glossaire

Adresse IP : chaque ordinateur est identifié (entre autres) par son adresse IP (Internet protocol), un nombre codé sur 32 bits. En théorie, pour trouver un site internet, il faudrait taper son adresse IP (ou plutôt celle de son serveur). Par exemple, pour Google, http : 216.239.59.104. Pas très convivial ! C’est pourquoi le protocole DNS (Domain Name Service – Service de nommage des domaines) a été créé. Il permet d’associer un nom de domaine (un site internet) à son adresse IP. Nom de domaine de Google : http://www.google.fr

Nom de domaine : pour faire court, c’est l’adresse du site internet. Le nom de domaine se compose de deux parties : le domaine et, séparée par un point, l’extension. Par exemple www.lepaysanvigneron.fr

Extensions : pour faciliter la gestion des noms de domaines sur internet, il a été procédé à une classification par suffixes ou extensions (.com, .net, .fr…). Ces extensions sont aussi appelées TLD, Top level domain ou Domaine de plus haut niveau. Il existe un grand nombre d’extensions. Certaines ont une portée générale (.com, .gouv) et ne sont pas rattachées à une zone géographique donnée. D’autres ont une portée nationale (.fr, .be, .uk). Pour les suffixes principaux, l’autorité compétente est l’ICANN (l’AFNIC pour le suffixe français .fr).

Registar : mot anglais qui signifie bureau d’enregistrement. Un particulier ou une entreprise qui veut réserver un nom de domaine (www.lepaysanvigneron.fr) le fait auprès d’un « registar », une société de droit privé qui vend ses services pour gérer les noms de domaines sur internet. En France, le plus connu des « registars » s’appelle Gandi (www.gandi.net). Il est agréé par l’ICANN. Il y a aussi OVH (www.ovh.com) ou encore le très gros registar allemand One to one. Les entreprises qui possèdent un important portefeuille de noms de domaines font souvent appel à des sociétés intermédiaires qui se chargent auprès des registars des réservations, procédures de renouvellement… C’est par exemple le cas de www.prodomaines.com.

Les sociétés qui réservent auprès de l’ICANN les extensions, dites encore TLD (Top level domain) sont différentes de celles qui sont en contact avec les propriétaires de noms de domaines. Il ne s’agit pas de PME mais de consortiums. C’est le cas des quatre sociétés qui ont déposé .wine, .vin.

 

Dossier d’extension : un ticket à 200 000 $

C’est le prix qu’il en a coûté pour déposer à l’ICANN un dossier d’attribution d’une nouvelle extension. Il y en a eu 2 000 de déposés.

A lui seul Google aura déposé pas moins de cent dossiers de demande d’extension pour point google (quelque chose .google). A
185 000 $ exactement le coût du dossier, faites le compte. Sur l’opération « ouverture des extensions », l’ICANN aura récolté au bas mot un pactole de 400 millions de $. Le directeur de l’ICANN , Fadi Chehade, justifie ce montant par la somme des contrôles liés à l’instruction des dossiers. « Il y a tout un travail juridique à effectuer. Nous devons nous assurer que les services de la société seront bien disponibles et, qu’en cas d’empêchement des sociétés, ils pourront quand même être sauvegardés. »

Il n’y a pas que Google à s’être positionné. Beaucoup d’entreprises globalisées – dans le luxe, des marques comme Chanel, l’Oréal, Dior, Hermès… – ont fait acte de candidature. C’est bon pour leur image, bon pour le commerce (en tout cas elles l’espèrent) et elles calculent que le détournement d’URL (d’adresses) sera plus complexe voire impossible à réaliser.

Un simple quidam pouvait-il déposer une demande à l’ICANN ? Non. La fenêtre de dépôt des dossiers d’attribution fut volon-
tairement concentrée dans le temps (quelques mois en 2012) et il fallait être en mesure de répondre aux critères : en tout une cinquantaine de questions dont les réponses réclamaient à chaque fois deux ou trois pages. Pas à la portée du premier venu. Qui plus est, l’ICANN a passé au crible les candidatures. L’organisme s’est par
exemple opposé à la demande d’Amazon, le site de vente en ligne, estimant qu’une appropriation du .amazon pouvait poser problème vis-à-vis des pays d’Amérique latine traversés par le fleuve Amazone. Pour autant, l’entreprise américaine de vente en ligne ne baisse pas les bras. Elle a expliqué « travailler avec l’ICANN pour trouver une issue favorable ».

Des régions aux grandes villes

Comme le protocole de l’ICANN les y autorisait, certaines régions et grandes villes du monde se sont mis sur les rangs. Le
« .paris » concerne la capitale française mais aussi les entreprises qui ont souhaité réserver des noms de domaines comportant le .paris comme suffixe. C’est le cas de la Tour Eiffel, de la RATP, des Aéroports de Paris mais aussi des Pages jaunes, du traiteur Fauchon, du maroquinier Delsey, de start-up… En tout 98 sites. Ces sites « .paris » seront opérationnels à partir du mois de mai.

En plus du « .paris », la France compte quatre nouvelles extensions géographiques : « .alsace », « .aquitaine », « .bzh » (Bretagne), « .corsica » (Corse).

Libérer des noms de domaines à l’activité de l’entreprise faisait aussi partie du protocole de l’ICANN. C’est de cette rubrique que relèvent « .vin », « .wine », de même que « .hotel », « .shop », « .web »… Globalement, l’enjeu consiste à échafauder des plates-formes de e.commerce. Un pari auquel certains croient, d’autres non. Ces plates-formes connaîtront-elles le succès, feront-elles un flop ? Impossible de le dire aujourd’hui. En tout cas, la proposition de l’ICANN ne semble pas déclencher l’enthousiaste des acteurs du e.commerce. Florence Bougault, directeur général du site de vente de vins en ligne www.grandsvins-prives.com, basé à Bordeaux, exprime une opinion plus que mitigée (voir page 31).

 

 

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