A l’heure où l’on parle beaucoup de la réforme de l’OCM vitivinicole et de son règlement communautaire, il paraît intéressant de savoir comment se prend une décision à l’intérieur de l’Union européenne. Cette connaissance de la mécanique communautaire, un certain nombre de personnes la possèdent dans la région, dont Jacques Fauré, directeur du BNIC de 1988 à 1996 (1).
(1) Pendant 25 ans, Jacques Fauré a occupé différents postes de responsabilité au sein des services de la Commission des Communautés européennes.
Rappel du schéma général
Il est prévu par le traité européen. La Commission émet une proposition, dans le respect des orientations politiques du Conseil – La proposition de la Commission est transmise au Conseil ainsi qu’au Parlement, qui sont tous les deux appelés à se prononcer après avis du Conseil économique et social. Une fois la décision prise, la Commission est chargée de son application. Ce mécanisme décisionnel ne diffère pas fondamentalement de ce qui existe au niveau national. Dans chaque pays de l’Union, les ministres préparent des lois votées par les députés.
Le rôle des commissaires européens
Le collège des commissaires européens représente en quelque sorte l’exécutif de l’Europe. Au nombre de 25 actuellement (un par Etat membre), les commissaires, comme les ministres, sont chacun en charge d’un « portefeuille » pour une durée de quatre ans : économie, commerce, transport, agriculture…. Dans leurs pays respectifs, ces commissaires sont des « politiques » (le président de la Commission a d’ailleurs rang de Premier ministre). Dans leurs pays respectifs, la plupart des commissaires ont été ministres ou le seront (en France : Barre, Barnier, Barrot, Chesson, Cresson, Delors, Deniau, Ortoli, Pisany…). Selon qu’il est plus dirigiste ou plus libéral, un commissaire imprimera des orientations politiques différentes à ses services. La chaîne exécutive soumise au commissaire se compose de directeurs généraux, de directeurs généraux adjoints, de directeurs, de chefs de division, de fonctionnaires. Cet organigramme, reproduit à l’identique auprès de chaque commissaire, constitue l’administration de la Commission.
Naissance et formalisation d’une proposition
De par le droit d’initiative (de proposition) reconnu à la Commission par le traité, un commissaire peut décider de s’attaquer à un problème (par exemple la réforme de l’OCM vin pour le commissaire chargé de
l’agriculture). Bien sûr cette proposition ne naît pas « ex nihilo ». Les Etats membres sont toujours préalablement approchés, pressentis, sondés. Souvent même ils sont demandeurs. Une fois l’initiative lancée par le commissaire responsable, que font les fonctionnaires de la Direction générale compétente ? Pour établir un projet de proposition de la Commission, ces fonctionnaires disposent d’une certaine marge de manœuvre. Ils vont d’abord prendre des contacts informels puis plus formels avec les secteurs professionnels concernés (par exemple, dans le cas de l’OCM vin, milieux du vin, des spiritueux…).
Le poids des lobbies – Leur tâche va être facilitée par les milliers d’organisations, fédérations, groupements professionnels, représentants des régions, des consommateurs… qui gravitent à Bruxelles. A la chasse aux informations sur les intentions de la Commission, ces bureaux, conseils, officines sont tout disposés à alimenter les fonctionnaires européens, qui ne risquent pas de manquer de matières ! Chacun vient les voir pour exposer son point de vue, mettre en évidence son intérêt, tenter d’infléchir la réflexion dans le sens qui lui convient. Tout le monde a entendu parler de ces représentants ou spécialistes des problèmes agricoles qui « montent » à Bruxelles à l’assaut de la Commission – comme ils « montent » à Paris à l’assaut des ministères ! D’une manière générale, la principale difficulté des rédacteurs du premier projet va être de dégager de cette masse d’information quelque peu hétéroclite, une ligne cohérente avec les instructions de leur commissaire. En France, une connotation négative est souvent attachée au terme « lobby ». Il ne dégage pas la même odeur de souffre à Bruxelles où les fonctionnaires européens sont plutôt satisfaits de se forger une opinion au contact des groupes d’intérêts. « On ne peut pas décider à priori sans connaître les réalités », reconnaissent-ils. L’impact du lobbying n’est donc pas un vain mot… à condition qu’en amont on arrive à se mettre d’accord sur le message à faire passer.
L’expertise des fonctionnaires des Etats membres – En même temps qu’ils s’imprègnent des intérêts sectoriels, les fonctionnaires de la Commission convoquent de manière officielle, à titre d’experts, les fonctionnaires compétents des différents ministères des Etats membres (ministères de l’Agriculture, de l’Economie et des Finances…). En effet, du point de vue de la « saine gouvernance », les fonctionnaires européens se gardent de bâtir leur texte de proposition à partir du seul retour des professionnels. Car ils savent bien que les fonctionnaires envoyés en tant qu’experts par les Etats membres pour les conseiller dans l’élaboration de leur texte seront les mêmes qui, dans les groupes spécialisés du Conseil, prendront position au nom de leurs gouvernements sur la proposition officielle de la Commission. Ils n’ont donc pas intérêt à les « hérisser » mais plutôt à intégrer dès le départ les préoccupations des Etats membres. Cette phase préparatoire du projet de proposition par les services du commissaire constitue une étape clé. Même si tout est révisable par la suite, de manière générale, celui qui est à l’initiative du texte possède un avantage vis-à-vis des autres : les contre-propositions sont souvent plus difficiles à rédiger (méconnaissance du sujet dans les détails, manque de courage politique…). En principe, les fonctionnaires européens chargés de concocter la proposition tendent à produire un texte équilibré, « qui a des chances de passer ». Les commissaires aiment rarement mordre la poussière, avec une proposition qui serait repoussée. Il peut cependant arriver qu’un commissaire plus intransigeant ou carrément « têtu », veuille imposer sa ligne et décide d’aller au contact. Evidemment, dans ce cas-là, l’Administration s’incline.
Un premier sas, celui du collège des commissaires
Les traités exigent qu’avant de franchir les étapes ultérieures, le projet de proposition d’un commissaire soit « mis sur la table de la Commission ». Objectif : que le projet de proposition acquière de manière formelle le statut de proposition au plein sens du terme. Pour ce faire, tous les commissaires vont devoir voter. En effet, les propositions de la Commission sont collégiales et engagent l’ensemble des commissaires. Chaque commissaire dispose d’une voix et tous les commissaires présents votent, sans possibilité de se faire représenter par un membre de leurs cabinets (tant pis pour les absents pour maladie ou en mission diplomatique…). Bien sûr, avant le vote, les commissaires ont reçu au préalable le projet de texte et l’ont soumis à leur cabinet pour examen. En effet, puisque sa responsabilité est engagée au même titre que celle de ses collègues, chaque commissaire est épaulé par une petite équipe qui l’aide à ausculter toute décision de la Commission, même celle qui n’est pas du ressort de son portefeuille. Ainsi, par exemple, chacun des cabinets des commissaires possède un spécialiste chargé de suivre les questions liées à l’agriculture. De plus, et bien que les commissaires aient tous prêté serment d’être indépendants des pressions des Etats membres, ils sont – surtout pour les sujets sensibles – en liaison avec les instances politiques de leur pays d’origine. Le vote du collège des commissaires peut aller plus ou moins vite. Tout dépendra du sujet : une simple réglementation technique ne demandera pas le même délai qu’une question de première importance politique. En règle générale, des discussions ont déjà eu lieu entre les cabinets des différents commissaires, les fonctionnaires ont essayé d’arrondir les angles et les politiques ont trouvé des arrangements. Mais l’inverse peut se produire aussi. Dans ce cas-là, le bébé est mort né. Le commissaire devra revenir avec un autre projet. Mais lorsque la proposition (éventuellement différente du projet initial) est adoptée par la Commission, elle fait l’objet d’une publication au Journal Officiel de l’Europe, dans la série JOC, pour JO Communication (par différence avec le JOL pour JO Législation, qui a vocation à publier les textes définitifs, directives, règlements…). La proposition a alors le statut de texte officiel.
Conseil/Parlement : la codécision
Dans la mécanique décisionnelle de l’UE, le Conseil a toujours le dernier mot. Instance politique suprême, lieu d’arbitrage entre les Etats membres, c’est lui qui, au final, adoptera ou non la proposition de la Commission. Pourtant, ces dernières années, le Parlement européen a vu son rôle renforcé, avec l’assentiment de la Commission. Car face à un Conseil qui avait un peu tendance à la toiser – « la Commission propose, le Conseil dispose ! » – la Commission a perçu dans la montée en puissance du Parlement le moyen de faire contrepoids au Conseil. Le principe actuel est celui dit de la « codécision » entre Parlement et Conseil. En clair, pour que les décisions se prennent sans anicroches, un consensus doit se dégager entre les deux institutions. C’est la recherche permanente du compromis, que d’aucuns qualifient de « marchandage permanent ». D’un point de vue formel, en découle un système compliqué, doté d’une certaine lourdeur, pas toujours facile à gérer.
Yo-yo entre Conseil et Parlement
La mécanique de la codécision résulte de l’acte unique de 1987. Pour décrire succinctement la procédure, la Commission envoie sa proposition au Conseil qui l’adresse au Parlement ainsi qu’au Comité économique et social pour avis. Conseil et Parlement en discutent de manière concomitante au sein de groupes de travail (voir plus loin). Le Conseil communique sa position au Parlement qui donne son avis. Après avis du Parlement, le Conseil arrête sa position (toujours au stade de proposition) et la retransmet au Parlement, en lui demandant de l’approuver. A ce moment-là, deux cas de figure peuvent se présenter : ou le Parlement européen adopte la proposition du Conseil à la majorité absolue des deux tiers (ou ne dit mot dans un délai de trois mois) et, à ce moment-là, le Conseil pourra statuer définitivement à la majorité des deux tiers ; ou le Parlement, toujours à la majorité absolue des deux tiers, rejette la proposition du Conseil ou propose des amendements. Dans ces conditions, la proposition du Conseil « repart pour un tour ». A ce stade, si le Conseil veut avoir le dernier mot sur le Parlement, il devra statuer à l’unanimité.
Politiques, représentations, groupes de travail et lobbying
Comme la Commission, Conseil et Parlement sont des maisons à deux étages. A « l’étage noble » on retrouve les politiques, ministres au Conseil et députés européens au Parlement. L’étage en dessous correspond à une espèce de ruche où des « abeilles laborieuses » débattent et préparent les propositions qui seront présentées aux suffrages de leurs membres. Ainsi, auprès du Conseil, chaque pays de l’UE dispose d’une structure appelée « représentation permanente » qui le représente et défend ses intérêts nationaux. Chaque chef de représentation permanente a, de fait, le rang d’ambassadeur. Ces ambassadeurs se réunissent toutes les semaines au sein du Comité des représentants permanents (Coreper). Chargé de préparer le vote du Conseil, le Coreper est assisté par des groupes de travail dans tous les domaines – agriculture, commerce, justice, santé… – constitués de centaines de fonctionnaires des administrations nationales. Pour ce qui est des politiques et hauts fonctionnaires français en poste à Bruxelles, ils sont en contact régulier avec un service dépendant directement du Premier ministre : le SGCI (secrétariat général du comité interministériel pour les affaires européennes). Cette structure coordonne les positions des représentants français dans les groupes dépendant du Conseil. Elle établit une liaison permanente entre la France et l’Europe. Au Parlement, les groupes parlementaires (au nombre de 10) travaillent en rapport étroit avec les commissions (au nombre de 17), elles-mêmes composés de députés (voir interview du député européen Marie-Line Reynaud). Les commissions parlementaires sont en contact avec les organisations professionnelles. D’où ici aussi une activité intense de lobbying. Bien entendu, suivant leur appartenance politique, les députés sont également en liaison avec leurs partis d’origine.
Le vote du Conseil
Une fois la navette entre Conseil et Parlement arrivée à son terme, la proposition est soumise au vote du Conseil des ministres. Soit il s’agit d’un sujet ayant trouvé un accord unanime au Coreper, qui ne réclame pas l’intervention des ministres (c’est toujours le cas des textes techniques). La proposition passe, pour adoption, en point A du Conseil, c’est-à-dire sans discussion. Soit le sujet est jugé suffisamment important pour soulever une discussion : il est alors inscrit en point B de l’ordre du jour et fait obligatoirement l’objet d’un conseil spécifique : conseil des affaires générales, conseil économie-finances dit « éco-fin », conseil agriculture, budget, culture, énergie… La composition des conseils varie en fonction des sujets : ministres de l’Economie et des Finances pour les conseils « éco-fin », ministres de l’Agriculture pour le conseil « agriculture »… Les ministres sont épaulés par leurs chefs de cabinet et par les ambassadeurs du Coreper. Il existe des secteurs où les décisions doivent être prises à l’unanimité (par exemple la fiscalité). Mais dans la plupart des cas, le Conseil décide à la majorité qualifiée. Chaque Etat membre est affecté d’un poids plus ou moins élevé suivant sa population. Les pondérations actuellement en vigueur, adoptées au traité de Nice, devraient être remplacées dans la Constitution européenne (si elle est adoptée) par le « double verrou » : une décision doit recueillir les voix des deux tiers des Etats membres représentant les deux tiers de la population totale. Les deux systèmes ont un but analogue : les quelques pays les plus peuplés ne doivent pas dicter leurs lois à l’ensemble des plus petits ni se voir mis en minorité par ceux-ci. Après le vote du Conseil, la proposition acquiert le rang de décision. Règlement ou directive, elle est publiée au JOL.
Le rôle de surveillance de la Commission
Non seulement la Commission a un rôle de proposition législative mais encore elle doit s’assurer de l’application correcte des textes. Ainsi a-t-elle la possibilité de poursuivre les Etats membres devant la Cour de justice ou de leur appliquer des amendes (voire la menace qui pèse sur Cognac). A l’inverse, Etat comme groupes d’intérêt ont la faculté de contester la décision de la Commission devant la Cour de justice. A noter que le règlement européen a vocation à s’appliquer directement aux Etats membres alors que la directive doit être transposée dans l’arsenal juridique national. Dans le cas de non-transmission d’une directive dans les délais prévus – ou d’une transposition qu’elle juge insuffisante – la Commission a le devoir de rappeler à l’ordre l’Etat membre concerné. Face à une réponse insatisfaisante, elle entame alors une procédure auprès de la Cour de justice en vue de régulariser la situation.
C’est la faute à l’Europe !
La propension à se défausser sur l’Europe est proverbiale. Qui n’a pas entendu cette antienne : « c’est la faute à l’Europe ! » Mythe ou réalité ? A-t-on affaire à une Europe tatillonne et toute puissante ou à une Europe bonne fille, flanquée d’un sens aigu de la démocratie ? Sur la lourdeur de la prise de décision – indéniable – certains y voient une fatalité plutôt de bon aloi. « Il est difficile de raccourcir les délais si l’on veut que tous les intéressés soient en mesure d’intervenir officiellement (et officieusement) au cours du processus. Il n’est pas facile de dégager un accord à 25 Etats membres et 732 députés ; que l’on songe à la difficulté que la Région délimitée de Cognac éprouve à trouver un accord sur le statut qu’elle souhaiterait qu’on lui applique ! » On ne glosera pas sur la tentation de la majorité des Etats membres à rejeter sur Bruxelles les mesures impopulaires qu’ils répugnent à soutenir… mais qu’ils ont souvent votées. Car depuis le début de la Ve République et sous l’impulsion de la France, le Conseil a adopté un compromis dit « compromis de Luxembourg » par lequel il s’abstient d’adopter une mesure qui viendrait à l’encontre des « intérêts fondamentaux » d’un Etat membre lorsque celui-ci en fait la demande expresse. Un observateur fait aussi remarquer que les décisions « ne tombent pas du ciel ». « La politique plus ou moins libérale de la Commission est le reflet de la politique générale moyenne des Etats membres. Les commissaires qui émettent les propositions ont été nommés en accord avec les gouvernements. Quant au Conseil, il est l’émanation même des gouvernements. En définitive, ce sont eux qui décident, en liaison avec les députés européens. Et qui élit les députés européens et les députés nationaux sur lesquels reposent les gouvernements ? Ce sont les ressortissants des Etats membres, c’est-à-dire nous tous. Winston Churchill définissait ainsi la démocratie : le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. »
L’Europe, demain
Difficile de lire dans le marc de café mais l’Europe, demain, pourrait ménager plus de liberté aux Etats membres qu’aujourd’hui. Pour une raison simple : dans une Europe élargit à 25, voire plus, il paraît difficile que l’Europe puisse continuer de légiférer par le menu. Les pays membres se mettraient donc d’accord sur les grands principes, à charge pour chacun d’eux de s’occuper des moyens. Avant de se mettre en place, ce principe de subsidiarité à grande échelle – qui ne serait pas sans rappeler le fédéralisme des Etats-Unis d’Amérique – fera sans doute l’objet d’un vaste débat : qu’est-ce qui relève du ressort communautaire et qu’est-ce qui relève du ressort national ? A l’occasion de ce probable changement, l’Europe pourra-t-elle échapper à la facilité qui veut que les règles les plus strictes l’emportent souvent sur les règles les plus légères ? Si l’harmonisation ne peut pas se dispenser d’une certaine normalisation, tout est affaire de dosage.