Quel lien peut-il y avoir entre une « entente » caractérisée et un mécanisme de régulation comme les droits de plantation ? L’un et l’autre sont « taclés » par l’Europe au nom de la libre concurrence. Le lundi 7 juin, « Sur les Docks », une émission d’information diffusée par France Culture de 17 h à 17 h 55, s’est intéressée à la lutte anti-cartel de l’UE. Le documentaire d’Hugues Peyret et Diply Mariani, intitulé « Descente à l’aube, le cartel des vitres automobiles » jette un éclairage sur un domaine assez méconnu, le fonctionnement de la Direction générale (DG) de la concurrence de l’Union européenne.
Placée sous l’autorité du commissaire européen Joacquim Almunia qui, comme son nom le laisse entendre, est d’origine espagnole, la Direction générale de la concurrence de l’UE emploie environ 950 agents sur un effectif total de la Commission européenne estimé à 25 000 fonctionnaires. La Direction générale de la concurrence a pour objectif affiché « d’améliorer le fonctionnement des marchés ». Un but assez louable somme toute dans une Europe qui a pour projet politique de faire cohabiter harmonieusement plusieurs dizaines de pays avec, éventuellement, des transferts d’argent des plus riches vers les moins nantis. Difficile d’imaginer dans ces conditions que règne la « loi de la jungle ». Ainsi « une concurrence libre et non faussée » reste le dogme de la construction européenne. « Le « joyau » de l’Europe, c’est son marché intérieur » proclament les édiles européens. Les mêmes affirment que « le souci principal de l’Europe, ce sont les consommateurs ». Et de dérouler l’écheveau : « La libre concurrence c’est l’innovation et l’innovation, c’est l’emploi. » « A ce jour, ajoutent-elles, la concurrence reste le moins pire des systèmes pour faire fonctionner le marché. » Voilà à peu près le corpus théorique qui place la concurrence au pinacle de l’Europe et lui sert à justifier pas mal de ses décisions.
le cartel des vitres de voiture
Dans l’activité de la Direction générale de la concurrence, la lutte anti-cartel occupe une place à part. C’est un peu la partie immergée de l’iceberg, l’action la plus spectaculaire. Les journalistes de France Culture se sont intéressés à une affaire dont les faits remontent à une dizaine d’années, « le cartel des vitres de voitures ». De quoi retourne-t-il ? De 1998 à 2003, pendant 5 ans, quatre fournisseurs de vitres automobiles, un britannique, un japonais, un belge et un français (Saint-Gobain) s’entendent pour fixer des prix à leurs donneurs d’ordre (les fabricants automobiles), alors que les quatre équipementiers représentent 90 % du marché. En 2008, l’Europe les a condamnés à une amende record d’1,3 milliard d’€ dont 896 millions d’€ à la seule charge de Saint-Gobain.
L’enquête des journalistes s’est d’abord attachée à tout l’aspect factuel. Comment l’Europe s’y prend-elle pour débusquer une « entrave à la concurrence » ? La Commission fait des descentes dans les entreprises comme la police le ferait aux domiciles de malfrats. Dans chaque entreprise des pays concernés, elle frappe à la porte le même jour, à la même heure. Stress assuré, et pour les contrôlés et pour les contrôleurs. En général, cela se passe très tôt le matin. La veille, les fonctionnaires européens auront contacté leurs homologues des autorités nationales de la concurrence, par exemple la Guardia di financia en Italie. Un millier d’agents peuvent se retrouver mobilisés sur une affaire. Les inspecteurs communautaires pénètrent les lieux et se saisissent de tous les documents écrits. Inutile de préciser qu’ils disposent de tous les pouvoirs : ouvrir les tiroirs, consulter les archives… Des spécialistes informatiques, très pointus dans leur domaine, vérifient les données des ordinateurs, même celles qui ont été effacées. Le travail ne manque pas car l’imagination des candidats à l’entente est fertile et ils ont tendance à employer des techniques de plus en plus sophistiquées : messages cryptés, sites internet virtuels…
« fumée fumante »
Ce qui est recherché, c’est une preuve documentaire d’une réunion d’entente. Les inspecteurs font la différence entre une « fumée fumante », c’est-à-dire une preuve documentaire criante – « dans un mois, nous allons augmenter les prix de 5 % » – et celles qui le sont moins. Dans la plupart des cas, suivra tout un travail de fourmi. Il va falloir lire, analyser des centaines de milliers de pages. C’est pour cela que la procédure prend généralement beaucoup de temps. Elle court facilement sur 3 ans/3,5 ans. Dans ce type d’affaire, le rôle des avocats et autres conseils juridiques se borne souvent à « essayer de comprendre » puis à « évaluer les risques » ; et enfin à travailler sur la présomption d’innocence. « Dans les grandes entreprises, expliquent-ils, il est rare que les P-DG soient eux-mêmes au courant. Les phénomènes d’entente, quand ils existent, se passent souvent à un niveau relativement modeste dans la hiérarchie. »
Une fois les faits caractérisés, les fonctionnaires de la Commission montent un dossier, intitulé « communication de griefs ». N’y sont bien sûr consignés que les éléments « qui tiennent la route ». La Direction de la concurrence rend une « proposition finale de sanction », validée par les 27 commissaires européens. Les entreprises incriminées disposent d’une faible latitude de négociation. Au grand dam de leurs conseillers. « Théoriquement, on ne plaide pas devant la Commission. En la matière, la Commission cumule les rôles de police, de juge et de tribunal. » Quand elle est fixée, l’amende ne peut jamais dépasser le seuil de 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. Ce qui peut représenter quand même de belles sommes (voir le cas de Saint-Gobain). « C’est le prix de la dissuasion » explique-t-on à Bruxelles. De 2005 à 2007, l’Europe aura conduit 18 actions anti-entente, pour un dommage économique estimé à 8 milliards d’euros. « C’est ce qui fut volé au consommateur par la mise en non-concurrence. »
Ainsi, la lutte anti-entraves à la concurrence serait-elle le « chevalier blanc » de l’Europe ! Tout le monde ne partage pas cette vision. Des critiques s’élèvent, tant du corps social que de certains économistes. Ces opinions divergentes de la « vox europa », le documentaire est allé les recueillir. Mohammed Oussedic est le responsable verrerie à la CGT. L’entrave la plus flagrante à la concurrence, il est tenté de la voir plutôt du côté des grands constructeurs automobiles, les fameux « donneurs d’ordres ». « Ils font pression sur les coûts des équipementiers. Cette pression a des effets directs sur l’emploi et donc sur les salariés. » « A libre concurrence, libre concurrence et demie » semble dire le syndicaliste. « Finalement, poursuit-il, ce sont les salariés qui paient l’addition, alors qu’ils ne sont même pas associés aux décisions stratégiques des entreprises. »
« rouge-violet »
Une expression définit cette pratique des donneurs d’ordres à l’égard de leurs équipementiers : « rouge-violet ». Cela signifie que les groupes étranglent leurs fournisseurs jusqu’à les rendre « rouge-violet ». « Ils les pressurent, précise le syndicaliste, mais sans les asphyxier tout à fait. Ils leur laissent juste une petite marge car ils ont intérêt à conserver une multitude d’acteurs. » Dans ce contexte, la pratique de l’entente serait presque « un réflexe de survie ».
Guillaume Duval n’est pas loin de partager cette analyse. Economiste, rédacteur en chef du magazine « Alternatives économiques », il distingue « deux types de logique économique. » « Il y a dit-il, la frange des entreprises qui travaillent à coûts variables. L’exemple caractéristique en est l’artisan. Il n’engage de coûts que lorsqu’il remporte le chantier. Pour les équipementiers de l’automobile, le schéma est totalement différent. A travers leurs usines de fabrication, ils investissent beaucoup d’argent pour être présents sur le marché. Qu’ils vendent ou qu’ils ne vendent pas, le coût moyen reste le même. Ce ne sont pas les trois ou quatre personnes qui supervisent les chaînes qui coûtent le plus cher mais le poids énorme de l’amortissement des machines. Ainsi, les entreprises ont intérêt à vendre, quel que soit le prix. Dans cette configuration, les acheteurs acquièrent une énorme puissance, surtout quand il y a surcapacité de production. En exerçant une pression suffisamment forte, ils peuvent amener le prix a quasi zéro. Que les entreprises d’amont cherchent à s’entendre pour stabiliser les prix n’est donc pas une aberration. A la limite, je dirai même que ce n’est pas contraire à l’intérêt économique de l’ensemble de la société. Les secteurs structurellement instables en terme de prix ont besoin de mécanismes de régulation pour limiter la casse. »
Ainsi, les « voleurs de consommateurs » ne seraient pas forcément là où l’on croit. « Le fondement théorique de la libre concurrence, poursuit Guillaume Duval, s’est forgé au 19e siècle, à une époque où l’intensité capitalistique était beaucoup plus faible. Aujourd’hui, il arrive que le principe soit battu en brèche. » L’économiste prend l’exemple de la Sécurité sociale. « En France, son fonctionnement est monopolistique. Mais on peut affirmer sans trop de risque que l’assurance-maladie nous coûterait beaucoup plus cher si elle était entre les mains d’une multiplicité de sociétés d’assurance. Aujourd’hui, le traitement de l’assurance coûte environ 4 % de la masse collectée. Une gestion « libérale » ne reviendrait pas à moins de 15 %, entre l’ouverture des différents bureaux, les mailings, la publicité dans les journaux… La libre concurrence présente bien des avantages mais, dans certaines circonstances, n’est pas non plus la panacée. »
Lors du congrès de la CNAOC à Angers, l’Italien Riccardo Ricci Cubastro, président de l’EFOW, s’est étonné que la Commission s’en prenne au système des droits de plantation sans, a-t-il dit « que personne ne se plaigne que M. Agneli décide lui-même combien de voitures il produit. Son choix reste toujours un libre choix. » Au royaume de la libre concurrence, y aurait-il « deux poids, deux mesures » ?
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