« La matière première alimentaire ne se galvaude pas »

24 février 2009

La Rédaction

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François Lucas, président national de la Coordination rurale.

Les thèmes qui avaient suscité la création du syndicat en 1992, lors d’une précédente réforme de la PAC, continuent de l’inspirer aujourd’hui : les denrées agricoles sont essentiellement faites pour nourrir les hommes. Et loin de persister à vouloir gérer les excédents, la PAC devrait plutôt s’apprêter à gérer la pénurie. Car la demande alimentaire ne pourra que croître dans les années futures. C’est sur cette conviction que le syndicat mène campagne, en rupture nette avec la FNSEA sur la question des bioénergies et la mise en place de « nouvelles filières ». François Lucas, président national de la Coordination rurale, nous a reçus chez lui, en Charente, à Mouthiers-sur-Boëme.

« Le Paysan Vigneron » – Pour vous, quel est le principal enjeu de ces élections ?

François Lucas – A l’heure où la Commission parle d’éditer en 2007 ou 2008 « un bulletin de santé de la PAC » – qui, ne nous le cachons pas, ne sera pas un simple cachet d’aspirine – ces élections professionnelles donnent l’occasion aux agriculteurs d’indiquer leur préférence pour un changement notable de la Politique Agricole Commune. A coup sûr, ce message fort, nos politiques l’entendront et en tiendront comptent dans leurs programmes, puisque 2007 présente la grande particularité d’aligner trois échéances électorales dans la même année – Chambre d’agriculture, présidentielle, législatives – une configuration qui, selon mes calculs, ne devrait pas se revoir avant… 2037.

« L.P.V. » – Croyez-vous que l’agriculture dispose encore d’une forte audience auprès des hommes politiques ?

F.L. – Un sondage sorti en octobre dernier révélait que si les agriculteurs stricto sensu ne pesaient que pour 4 % des voix exprimées dans les différentes élections, leur sphère d’influence frôlait les 12 %. Une étude qui n’a pas dû échapper non plus aux chargés de campagnes des candidats à la présidence. Quand aux futurs députés, ils savent bien qu’ils doivent compter dans leurs circonscriptions respectives « sur un petit bout de ville et un gros bout de campagne ». Ainsi, si changement de cap il y a, ils devront forcément l’intégrer. Par ailleurs, gageons que Mariann Fischer-Boël ne restera pas insensible aux résultats du scrutin professionnel français.

« L.P.V. » – En quoi le message de la Coordination rurale est-il original et porteur de changement ?

F.L. – Notre principale originalité tient peut-être à notre conception globale des choses, qui ne souffre pas d’incohérences. C’est sans doute ce qui fonde le mieux notre différence par rapport aux autres organisations syndicales. Notre seule grille de jugement porte à la fois sur les besoins qu’il faut satisfaire et les réponses de bons sens à apporter. Nous ne nous embarrassons ni d’idéal politique ni de raisonnements biaisés par des parasites, comme une implication trop importante en amont ou en aval.

« L.P.V. » – Qu’entendez-vous par là ?

F.L. – La Confédération paysanne par exemple focalise sur le productivisme, comme si c’était un crime de vouloir demander à la nature le « plus » qu’elle peut donner. Bien sûr, nous ne souhaitons pas épuiser la nature mais la satisfaction des besoins reste tout de même l’objectif n° 1. La Confédération paysanne semble également raisonner en opposant plusieurs formes d’agriculture alors que, pour nous, toutes les formes d’agriculture ont leur place et doivent coexister. Côté syndicat majoritaire, je suis sidéré par la sorte de dichotomie à l’œuvre au sein de l’appareil : d’une part, l’on considère que l’agriculteur doit s’impliquer directement, en amont comme en aval et surtout en aval, en participant à l’agro-industrie, la biochimie, les biocarburants – d’autre part, on oublie totalement les conséquences que cette extension de la fonction de l’agriculteur fait courir à l’existence même de l’agriculture. Nous n’avons pas vocation à nous transformer en industriels. Ce n’est pas notre métier. Pour illustrer mon propos, je ne citerai qu’un exemple, celui de la betterave sucrière. La Confédération générale des planteurs de betteraves a incité de grosses coopératives réunies en association a racheté l’industriel sucrier Beghin Say, qui se trouvait confronté à des difficultés. J’ai tout de suite été très critique vis-à-vis de cette initiative. Pourquoi ? Parce que les producteurs sont placés devant un choix cornélien. Ou ils produisent à perte pour faire tourner l’outil qu’ils ont acheté très cher ; ou ils perdent de l’argent sur l’usine qui leur appartient. Nous, agriculteurs, n’avons pas à nous fourvoyer dans de telles diversifications qui représentent la partie la plus complexe et la plus éloignée de notre métier. C’est pourtant la politique menée depuis plus de 30 ans par la FNSEA et qui nous conduit à la dérive actuelle. L’agriculture est prise sous le feu croisé des agro-industriels qui ne cessent de lui imposer des contraintes sans compensation financière et sous celui des consommateurs qui accusent les agriculteurs de tous les maux. Récemment j’ai été outré des attaques de Nicolas Hulot qui dénonce l’agriculture française d’être le deuxième consommateur mondial de « pesticides » – en fait le troisième – en oubliant de dire que nous sommes aussi le deuxième producteur agricole du monde. En valeur relative, les Pays-Bas nous dépassent très largement.

« L.P.V. » – Si l’agriculture ne peut pas capter la valeur ajoutée tirée de la transformation, d’où peut bien venir l’augmentation des prix des produits agricoles que tout le monde appelle de ses vœux ?

F.L. – Je vous répondrais par notre slogan de campagne : « nourrir les hommes mérite un juste revenu ». Dans ce slogan, nous mettons beaucoup de choses. Nourrir les hommes ne s’apparente pas à une fonction accessoire. Elle doit être reconnue à sa juste valeur. Par ailleurs, la question alimentaire est en train de changer de dimension. Aujourd’hui, le stock suffisant pour les marchés solvables – les seuls dont il faille parler – passe déjà sous le seuil d’alerte. Des pays comme la Chine, l’Inde participent déjà à la consommation mondiale et rien n’indique que le mouvement s’arrête. De manière inexorable, nous allons vers une restriction de la marchandise disponible. D’ores et déjà, si tous les pays se nourrissaient de la même façon, il faudrait multiplier par trois les surfaces cultivables. Où les prendre ? Au fond des océans ? Des experts prétendent même qu’à terme le lot commun de l’humanité est de redevenir végétarienne. Ou encore qu’à vivre comme les Etat-Unis, il faudrait six planètes comme la nôtre pour dégager les énergies fossiles suffisantes ! Ainsi, la matière première agricole est en passe de devenir une matière première rare, au même titre que le pétrole ou le cuivre. Conséquence : la valeur ajoutée agricole doit tout naturellement provenir de la tension de la demande mondiale.

« L.P.V. » – Croyez-vous que le consommateur acceptera, demain, de payer plus cher son alimentation ?

F.L. – Dans une baguette de pain aujourd’hui, il y a quatre centimes d’euro de blé. Croyez-vous que si l‘agriculteur donnait son blé, le boulanger bougerait son prix ? Même pas. Ce qui vaut dans un sens peut valoir dans l’autre. Il y a fort à parier que le doublement du prix du blé ne susciterait pas un gros impact sur le prix de la baguette. Aujourd’hui, la place existe tout à fait pour que le consommateur rémunère le produit alimentaire au prix qu’il coûte. Dans ces conditions, pourquoi vouloir orienter une partie de la production agricole vers les biocarburants ? C’est là où nous disons que le discours syndical majoritaire est totalement incohérent lorsqu’il envisage de mettre en balance un produit rémunéré à son juste prix pour l’alimentation et un produit pour les biocarburants. Ce n’est pas pensable ! Comment peut-on envisager d’engager des agriculteurs dans une telle impasse ! Les tenants de cette pensée raisonnent le futur en projetant le passé. Vous remarquerez en outre qu’un « blanc » total entoure les conditions économiques de la production de biocarburant. Jamais personne aborde la question du prix. Lorsque Thierry Breton et Dominique Bussereau ont signé la charte sur le Flex Fuel-Ethanol E 85, ils ont annoncé que le biocarburant serait vendu à la pompe 80 cents le litre, au prix, soit dit en passant, d’une défiscalisation énorme. Partant de là, si l’on tente de reconstituer les coûts intermédiaires, le blé servant à produire l’E 85 ressort à 85 € la tonne, soit près de la moitié du cours actuel de la céréale, de 145 €. De deux choses l’une : ou les syndicalistes qui prêchent dans cette direction sont des incompétents ou ils mènent une politique de gribouille en tentant d’orienter l’agriculture dans le sens des éthanoliers, sans tenir compte des intérêts de leurs mandants.

« L.P.V. » – On parle plutôt aujourd’hui de biocarburants de la deuxième génération qui n’utiliseraient non plus la matière première « noble » mais des ressources plus diversifiées de la biomasse, déchets végétaux, taillis…

F.L. – Un journaliste de Paris Match m’interrogeait récemment sur le sujet. Je lui ai répondu que, comme les éleveurs qui restituent au sol le fumier, j’enfouissais mes pailles et mes tiges de tournesol ou de maïs et que je le ferais d’autant plus volontiers que le recours aux engrais deviendrait onéreux. Vu de Paris, les biocarburants tirés de la biomasse peuvent présenter un aspect séduisant mais attention de ne pas lâcher la proie pour l’ombre. Les flux de carbone dans le sol relèvent d’un équilibre fragile. A ne pas y prendre garde, une catastrophe écologique pourrait très bien survenir dans les trente ans. C’est un des rôles de la PAC que de veiller à cette durabilité de la ressource. C’est pourquoi la mise en avant des biocarburants, de la première ou de la seconde génération, ne me semble pas la meilleure posture pour aller renégocier la PAC.

« L.P.V. » – Mais après tout, pourquoi aurait-on encore besoin d’une PAC si, comme vous le prétendez, les prix des denrées agricoles ne peuvent que monter sous la pression de la demande mondiale ?

F.L. – C’est certainement l’idée de Mariann Fischer-Boël qui, avec les tenants du libéralisme pur et dur au sein de la Commission européenne, veulent « désarmer » la PAC. Autrement dit, « laisser faire la main invisible du marché ». Sauf que l’alimentation charrie des enjeux autrement plus importants que n’importe quel autre domaine. A ne pas réguler les stocks, à ne pas encadrer les prix, veut-on revenir aux époques barbares du marché noir ! Ce serait dramatique et complètement irresponsable. Si l’Europe liquidait son agriculture, elle commettrait une énorme erreur stratégique. A entendre les propos de Mme Fischer-Boël, il y a pourtant de quoi être inquiet. N’a-t-elle pas déclaré récemment au Financial Times que le nombre des agriculteurs à mi-temps allait augmenter, pour compenser la perte de revenu liée à la baisse des subventions. Ce mépris de la fonction de production est hallucinant ! C’est tout l’inverse qu’il faudrait faire. Non pas inciter les agriculteurs à travailler moins mais les encourager à déployer au maximum leur capacité de production. La PAC telle qu’elle apparaît aujourd’hui avec ses jachères, son second pilier est presque un anachronisme. Elle persiste à gérer les excédents alors que demain elle devra gérer la pénurie.

« L.P.V. » – Le « désarmement » de la PAC ne fait-elle pas partie des exigences de l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce ?

F.L. – Résumer ainsi la position de l’OMC me semble un raccourci inexact. Sur la question agricole, l’avis de l’organisation internationale n’apparaît pas tranché. En l’état actuel des choses, il est difficile de savoir dans quel sens penchera la balance : faire sortir l’agriculture de l’OMC ou ne pas la faire sortir ? Une alliance d’opportunité s’esquisse même entre ceux qui pensent que l’agriculture « pollue » l’OMC et empêche la signature des accords commerciaux et ceux qui, comme nous, considèrent que l’agriculture n’a rien à faire dans l’OMC, dans la mesure où les échanges mondiaux ne portent que sur 10 % de la production agricole. Les Etats-Unis, que l’on ne peut qualifier ni de philanthropes ni d’altruistes, ont compris que l’agriculture allait devenir la source de matière première vitale dans les années futures. Aujourd’hui, la question agricole à l’OMC ne fait plus partie de leur préoccupation. Quand le président des Etats-Unis dit qu’un grand pays se doit de maîtriser son alimentation, ce ne sont pas des paroles en l’air. Cela renvoie à la notion « d’arme alimentaire », notion qu’à la Coordination rurale nous reprenons tout à fait à notre compte. Non dans un sens hostile mais dans l’idée qu’un pays ou un groupe de pays doit occuper sa place, toute sa place. A cet égard, je me garderai bien d’employer l’expression « vocation exportatrice de l’agriculture » qui, de manière déguisée, revêt une connotation belliqueuse. Le marché naturel de l’agriculture européenne nous semble être l’Europe, tout simplement.

« L.P.V. » – Comment espérer peser sur les orientations de la Commission européenne ?

F.L. – Dans une Europe à 27, deux solutions existent. Ou bien chacun des Etats membres se met devant sa copie blanche et rédige son propre projet de PAC, ou bien les 27 s’assoient à une table et dégagent une plate-forme commune. Jusqu’en 1992 et la réforme pilotée par Ray MacSharry, le grand pays agricole qu’est la France avait su inspirer la Politique agricole commune. Retrouvons cette dynamique de proposition. Faisons en sorte que ces élections professionnelles puissent être la première détente d’une réaction en chaîne qui aboutira à une sortie par le haut de la crise. Edifions une PAC qui correspondent aux besoins des Européens et quand je dis « besoins », je ne parle pas « d’attentes », comme d’autres responsables agricoles. Tout le monde souhaite une gare TGV à sa porte mais personne veut voir ou entendre le train ! Quand on va chez le boucher, nous souhaitons tous payer le filet au prix de la daube ! Des pays comme la France, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Pologne, la Roumanie doivent logiquement pouvoir se rassembler sur des intérêts communs.

« L.P.V. » – Pour vous, quelle serait la PAC idéale ?

F.L. – La PAC idéale serait celle qui se projetterait à horizon 2030-2040. J’ai démarré dans le métier en 1972, il y a donc 34 ans et je m’aperçois que nos modes de production n’ont pas radicalement changé. La PAC que nous allons remettre sur le métier en 2010 doit offrir ce pas de temps de 30 ans qui permettra aux agriculteurs de pouvoir se conformer aux objectifs et aux orientations. Un autre point concerne la durabilité. Sous ce terme j’englobe la préservation de la matière carbonée des sols et l’autonomie énergétique. La gestion du carbone des sols est une question trop sérieuse pour s’en remettre aux seuls experts. Nous avons besoin d’un grand ordonnateur. Et si ce n’est pas la PAC, qui s’en chargera ? Par ailleurs, cette PAC doit préparer l’agriculture européenne à pouvoir continuer à produire en l’absence totale d’énergie fossile. La bioénergie que nous ne galvauderons pas dans l’agro-industrie, nous l’utiliserons pour notre propre compte. Valeur aujourd’hui, l’équivalent-énergie dépensé par l’agriculture représente 20 à 25 % de la production agricole. Autant qu’il faudra détourner à terme si nous voulons assurer notre survie. La PAC a bien entendu mission d’organiser l’occupation harmonieuse du territoire, pour échapper aux pièges de l’artificialisation excessive des terres comme de l’agriculture latifundiaire. Enfin faisons en sorte que la PAC soit souveraine et qu’elle ne nuise pas aux autres pays.

« L.P.V. » – Les discours de campagne de la FNSEA s’attaquent clairement aux thèses soutenues par la Coordination rurale,.

F.L. – En 1995, le syndicalisme majoritaire ne parlait pas de nous, en 2001 très peu. Aujourd’hui, il en parle beaucoup. Je pense surtout que la FNSEA est inquiète et qu’elle a raison de l’être car tous ses ressorts sont détendus.

« L.P.V. » – Sur combien de départements avez-vous déposé de listes ?

F.L. – Sur 80 départements, ce qui couvre 92 % des agriculteurs inscrits en 2001. Lors de la précédente élection, nous avions présenté 57 listes soit 69 % des agriculteurs inscrits. A l’époque, nous avions été crédités de 12,48 % des voix. Nous avions remporté la présidence de la Chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, qui était venue s’ajouter à celle du Calvados, décrochée en 1995. Mécaniquement, cette année, notre score devrait progresser de 33 % du simple fait de la multiplication des listes. Je pense qu’en 2007, la FNSEA ne pourra plus se dire le syndicat représentatif de plus de la moitié des agriculteurs, ce qui était déjà un abus de langage dans la mesure où la formation partage ses voix avec les JA. Notre ambition, c’est donc d’arriver en tête devant la FNSEA et les JA dans le plus de départements possible.

« L.P.V. » – Faites-vous de la Charente un objectif ?

F.L. – C’est un département tout à fait gagnable par la Coordination rurale mais je ne nourris pas de réflexe nombriliste. Je n’en fais pas une affaire personnelle. Par contre je pense que la Charente fait partie des départements arrivés à maturité pour donner la victoire à notre formation.

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