La Champagne Malade De Sa Croissance

12 mars 2009

Des ventes qui enflent, qui enflent, qui enflent… Et un vignoble qui ne peut pas grimper au ciel. S’en suit une série de dérives qui pourraient bien mettre à mal le fameux « modèle champenois ». La profession est mobilisée et notamment le SGV Champagne. Car, paradoxalement, la viticulture très courtisée en ce moment, a aussi le plus à perdre dans la partie. Le syndicalisme viticole réussira-t-il à sauver les grands équilibres dans un « aggiornamento » avec le négoce ? La course contre la montre est engagée.

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Patrick Le Brun, président du SGV Champagne, est pénétré du sujet (voir interview). « La belle Champagne », telle que la chante tout Champenois qui se respecte, est à un carrefour et même « à un carrefour dangereux ». Son avenir va dépendre des bonnes – ou des moins bonnes décisions – qui seront prises dans les mois qui viennent. Paradoxalement, la Champagne souffre de trop d’atouts. A la fête de la mondialisation, le vin « magique » est roi. Il est de toutes les célébrations, de toutes les festivités. En ces temps d’économies émergentes, qui mieux que lui peut incarner la réussite financière. Des grandes marques qui « tirent », une lisibilité extraordinaire due à l’appellation unique « Champagne », une image de rêve… Pas étonnant que tous les indicateurs soient au vert. On prévoyait des ventes en hausse de 1 % l’an jusqu’en 2013. Force est de revoir en urgence les prévisions. Après une année 2005 très bien orientée, les ventes ont encore progressé de 4,6 % en 2006, avec une forte poussée du grand export (Etats-Unis, Japon) mais sans décrochage de l’Europe ni même de la France (encore 56 % des ventes). Des marchés nouveaux s’ouvrent sans que les traditionnels se ferment. Du Champagne premier prix aux bouteilles premium, des cuvées aux millésimes, tous les segments de marché se développent, éloignant un peu plus le spectre de la crise. Le Champagne n’est pas loin de battre son propre record, celui de 1999, avant le passage à l’an 2000. Parallèlement, le prix moyen de la bouteille ne décroche pas. Il a augmenté de 6 % l’an dernier. La région Champagne s’avère être l’une des régions viticoles les plus prospères au monde. Sur un vignoble de 32 000 ha de vignes, elle réalise un chiffre d’affaires de 4 milliards d’€. Mieux : le chiffre d’affaires revenant à la seule viticulture s’élève à 1,8 milliard d’€, soit autant que le chiffre d’affaires total du Cognac, viticulture et négoce confondus. Cette aisance proprement « incroyable » fait tourner à fond le moteur de l’économie locale. Dans les villages viticoles de la Côte des Blancs ou de la Montagne de Reims, 50 % des offres d’emplois émanent de la viticulture. Il faut dire que sur fond de raréfaction de la matière première, le prix du kilo de raisin atteint des sommets. On parle de 5 € le kilo voire plus dans certains crus, soit autant qu’en 1990. A raison d’1,2 kg de raisin par bouteille de Champagne, la matière première représente la moitié de la valeur de la bouteille (dont le prix moyen avoisine 11-12 €). Qui dit mieux en terme de partage de la valeur ajoutée ! Mais c’est peut-être là où le bât blesse. Comment peut-on imaginer que les négociants se satisfassent longtemps d’une situation où ils ne peuvent pas envisager un développement de leur marge à la hauteur qu’ils souhaiteraient. Car, contrairement à une idée reçue, le Champagne ne fait pas la course en tête au plan de la marge opérationnelle. Si, dans le métier des vins et spiritueux, il est d’usage de considérer que les spiritueux dégagent une marge de 20-25 % – pouvant atteindre jusqu’à 50 % et plus dans certains cas – le Champagne n’offre qu’une marge nette moyenne de 15 %. Certes, cette marge est bien meilleure qu’il y a vingt ans. Pourtant ce n’est pas avec la « mousse » que les grands groupes gagnent le mieux leur vie. Qui plus est, une constante existe. Aucun négociant qui se respecte ne veut courir le risque de développer des marchés sans être sûr d’avoir la marchandise en face. C’est ainsi que, depuis plusieurs années déjà, le négoce champenois – qui contrôle les deux tiers des ventes – s’est lancé à la conquête du graal, sur la piste de ces fameux raisins qui valent de l’or. A ce jeu, les directeurs approvisionnement des maisons de négoce sont devenus de véritables « dieux vivants ». Leur importance se jauge au nombre de kilos qu’ils sont capables de drainer : « Combien pèses-tu ? » Dans ce cadre-là, les « débauchages » de vignerons d’une structure

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Evolution des parts de marché en volume (France – Union européenne – Pays tiers)

à l’autre (aussi bien de la part des maisons de négoce que des coopératives) sont monnaies courantes. Les stratégies déployées par l’amont pour s’attacher les raisins vont de la simple entreprise de séduction – cadeaux, chasses en Pologne, voyages lointains – à la proposition de « marchés » comme, par exemple, les prestations de service proposés aux doubles actifs (réalisation de traitements phytosanitaires, de façons culturales…). Cependant la formule la plus payante – et la plus emblématique aussi – consiste à jouer sur le foncier. Sous le coup de la conjoncture commerciale très favorable et de la rareté du foncier – en 2006, transactions de seulement 70 ha sur 23 000 ha dans le département de la Marne – le prix de l’ha de vigne en Champagne s’est mis à flamber. Il se négocie aujourd’hui entre 800 000 € et un million d’€. A ce tarif-là, très peu de vignerons peuvent accéder à la terre pour s’agrandir et même la transmission des exploitations devient difficile. Comment dédommager les enfants qui partent quand la valeur du patrimoine atteint de telle valeur ? C’est là que le négoce entre en scène. En partenariat avec un organisme financier, le négociant achète la parcelle de vigne et offre de la louer au vigneron par bail de 25 ans. Le vigneron va ainsi bénéficier d’une surface plus importante et donc d’un revenu supplémentaire sans bourse déliée. Mais en contrepartie de cette mise à disposition quasi gratuite, le négociant demande au vigneron de lui apporter tout ou partie de sa récolte sur une longue durée, non seulement sur l’ha loué mais également sur toutes les vignes exploitées par le vigneron. En Champagne, on appelle ça « l’effet levier » (en moyenne un ha loué « rapporte » de six à huit ha). Cet « effet levier » s’exerce essentiellement au détriment des coopératives (en débauchant les adhérents), alors que ces mêmes coopératives constituent l’alpha et l’oméga de l’équilibre champenois (les 140 coopératives champenoises contrôlent encore 13 000 ha sur les 32 000 de l’appellation, soit 40 % de la surface viticole).

une captation du foncier

Le système de captation du foncier a tellement bien fonctionné qu’il fait aujourd’hui vaciller le contrat interprofessionnel, à la base même du « pacte champenois ». Renégocié tous les quatre ans, ce contrat interprofessionnel a toujours été l’occasion d’une « mise à plat » entre viticulture et négoce. S’y traitait et s’y traite encore les grands enjeux de l’appellation et notamment le fameux partage de la valeur ajoutée à travers le prix du kilo de raisin, même si l’accord sur les prix a aujourd’hui disparu. La discussion se trouve d’autant plus équilibrée que la durée des contrats individuels colle avec celle du contrat type (4 ans) et que les contrats individuels portent sur les raisins, objet même du contrat collectif. Or, aujourd’hui, ces deux points sont battus en brèche. Sous les coups de boutoir des acheteurs, la durée des contrats a implosé. Dorénavant, on trouve tout en matière de durée, dans une plage allant de 4 ans à 15 ans et plus. D’où la colère de certains qui dénoncent ces « contrats léonins », marchepieds à « l’intégration ». Par ailleurs, le marché des vins sur lattes, éminemment spéculatif, mord toujours davantage sur le marché du raisin.

que restera-t-il à négocier ?

Dans un an se renégociera le contrat interprofessionnel Champenois. Mais d’ores et déjà, la moitié des contrats a été signée, en dehors donc des règles du contrat type. Ce qui fait craindre « qu’en 2008, il ne reste plus grand-chose à négocier ». « Les outils de régulation que nous avons créés sont-ils dépassés ? » s’interrogent non sans angoisse les dirigeants viticoles. Ils craignent la remise en cause « de ce rapport de force intelligent qui a fondé notre prospérité dans cette si belle Champagne ». Ils ne se bercent pas d’illusions. « Le jour où ça basculera, ça basculera très vite. » A qui faut-il jeter la pierre ? Au seul négoce ? Les vignerons champenois ne commettent pas cette erreur de lecture. Ils savent la responsabilité partagée entre eux, le négoce, la coopération. « Tout le monde veut participer à la fête. C’est normal mais peut-être pas tout le monde le même jour ! » Sont pointées du doigt la montée en puissance de l’individualisme chez les vignerons, qui émousserait leur légendaire sens des enjeux collectifs et leur foi dans « l’union fait la force ». Il faut dire que la tentation est grande de se laisser porter par l’euphorie ambiante. Avec un ha de vigne, un vigneron gagne dans l’année le salaire d’un professeur du supérieur. Qui dit mieux ! Le négoce, comme déjà vu, est suspecté de conduire une politique délibérée de détournement du foncier. A des fins que tout le monde subodore. « Ce n’est pas rentable pour eux mais ils ont une autre idée derrière la tête. » Les coopératives, quant à elles, sont accusées par quelques-uns (en général des non-coopérateurs) de sortir de leur rôle traditionnel. « Certaines coopératives se couvrent en approvisionnement à hauteur de 200-300 % de leurs besoins, soit pour attaquer les marchés soit pour essayer de revendre les bouteilles à d’autres opérateurs avec plus-value. Si l’une des familles veut prendre le pas sur l’autre, il y a quelque chose qui ne va pas ! Les coopératives sont trop agressives en ce moment. C’est l’un des paramètres du problème. Tout le monde le pense mais personne ne le dit. » A dire vrai, cette circulation de bouteilles entre maisons, qui n’est pas le propre des seules coopératives, dégrade un peu plus le climat régional. Elle se nourrit de fortes tendances spéculatives : « Pourquoi essayer de vendre par soi-même 10 € alors que l’on peut vendre 12 € à la concurrence. » Elle alimente la concentration du marché et des entreprises. Un groupe comme LVMH maîtrise déjà 16 % du marché avec 60 millions de bouteilles écoulées entre ses différentes marques, Moët et Chandon, Vve Clicquot, Don Pérignon, Mercier, Ruinart, Krugg. Mais sa zone d’influence sur l’approvisionnement s’étend sans doute au-delà. Tout en saluant la formidable locomotive représentée par les grands groupes – « nous n’aurions pas les grandes maisons, nous serions dans la crise comme les autres » – la viticulture s’inquiète de l’augmentation de la part prise par les grandes maisons au détriment des plus petites. A terme l’équilibre interprofession pourrait s’en trouver affecté.

« dégonfler la baudruche »

C’est pour tenter de « dégonfler la baudruche », « faire durer le système » et éviter « que les acteurs partent dans tous les sens » que le SGV Champagne propose à son partenaire négoce un pacte refondateur. Pas pour demain ou après-demain mais pour tout de suite. Car le temps presse. Intitulé « Cap 2008 » ce projet repose sur un « deal » net et précis, que la viticulture résume d’une phrase à l’adresse du négoce : « Touche pas à mon foncier, je t’apporte les raisins. » Patrick Le Brun, le président du SGV Champagne veut y croire. En tout cas il fera tout pour se situer dans la lignée de ses prédécesseurs qui ont forgé la vulgate champenoise. « La défense des intérêts économiques des vignerons passe par le partage de la valeur ajoutée, qui dépend elle-même des équilibres interprofessionnels, lesquels à leur tour repose sur un rapport de force équilibré entre le vignoble et le négoce. » Pour Patrick Le Brun, le temps de l’aggiornamento viticulture/négoce est venu. « En 2007, il faut véritablement tout mettre sur la table pour essayer de construire ensemble. Je pense que nous pouvons y arriver. »

 

La Champagne en chiffres

Total des superficies en production : 31 924 ha
Nombre de déclarants : 20 010
Nombre d’exploitants : 15 242
Volume de bouteilles expédiées (2006) : 321 66 120 bts (+ 4,5 %)

Les grands marchés

– France : 181 016 297 bts (+ 1,5 %)
– Union européenne : 84 133 309 bts (+ 4,4 %)
– Pays tiers : 56 516 514 bts (+ 16 %)

Les récoltants manipulants et récoltants coopérateurs

Nombre de RM-RC : 4 760
Volumes de bouteilles expédiées (2006) : 74,5 millions de bouteilles

Les coopératives

Nombre de coopératives : 140 (dont 60 commercialisant)
Nombre de vignerons adhérents : 13 000
Superficies en coopératives : 12 800 ha
Volume de bouteilles expédiées (2006) : 29,4 millions de bouteilles

Les maisons

Nombre de maisons : 284
Volume de bouteilles expédiées (2006) : 217,7 millions de bouteilles

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