Le 31 décembre 2007, Bernard Lucquiaud s’est éteint à Cognac, près de son domicile du Grand-Breuil. Il avait 68 ans. Il laisse son épouse Françoise, ses deux filles Laetitia et Virginie, sa mère, Madame Pierre-Jean Lucquiaud, âgée de 89 ans. Né le 4 octobre 1939, il était le fils de Pierre-Jean Lucquiaud et le petit-fils de Pierre-Lucien Lucquiaud, fondateur en 1929 de la Coopérative de Cognac et des vins charentais, qui allait très vite devenir Unicoop. Homme de son temps, prisant plus que toute autre la modernité et ses accessoires, Bernard Lucquiaud a néanmoins cultivé en permanence le goût de la filiation, avec ce père trop tôt disparu (en 1965), ce grand-père au tempérament d’entrepreneur, dont il parlait avec un respect mâtiné d’admiration et presque d’envie. En ce sens on peut dire que Bernard Lucquiaud fut un héritier, mais au sens patricien du terme, avec ce que cela comporte d’atouts, d’obligations librement consenties et assumées mais aussi d’indépendance d’esprit. Né dans un milieu bourgeois, il n’était pas le strict reflet de son environnement. Quelqu’un qui le connaissait bien employait à son endroit le terme « d’ambigu ». Peut-être faudrait-il lui préférer ceux de complexe et de composite. Homme courtois et élégant, pudique jusqu’à l’extrême, Bernard Lucquiaud ne répugnait pas, par certains aspects, au « flamboyant » (nous dirions aujourd’hui bling-bling), qu’il tempérait d’un chic très personnel, so british. Son côté funambulesque en quelque sorte, qui le mettait « hors normes ». Et puis, derrière ces apparences, se laissait deviner une grande rectitude, une tempérance, un esprit droit, formé à la meilleure école, celle de la lignée familiale, où il convenait, quoiqu’il arrive, de « conserver les idées claires ». Inutile de finasser devant Bernard Lucquiaud. La flatterie n’avait pas sa préférence, pas plus que la mièvrerie. Il appréciait les contacts simples et directs. Ce que résume un de ses commensaux : « Il était facile à vivre et ne donnait pas l’impression de prendre les autres pour des imbéciles. » En 1989, à l’âge de 50 ans, Bernard Lucquiaud est atteint d’une maladie très rare, donnée comme incurable par les médecins. Dans cette épreuve, il se révélera très grand, par son courage, sa dignité, l’absence totale de plaintes. Cette maîtrise de soi – qui n’empêchera sans doute pas d’importantes souffrances morales – imposera le respect à tous ceux qui le côtoieront. Souvenir en 2004 d’un homme rompu par la maladie, alité et qui, le lendemain, se présentait, debout et impeccable, à un salon professionnel aux côtés de son épouse, parce qu’il avait fait la promesse de s’y rendre. Françoise Lucquiaud lui aura communiqué sa force et son amour, de même que ses filles. Parce qu’il aimait la vie et que, par atavisme familial, « il convenait de conserver les idées claires », Bernard Lucquiaud aura regardé sa maladie en face, l’aura apprivoisé, jugulée longtemps, avec l’aide de professeurs français et étrangers auprès de qui il acceptera souvent de servir de cobaye, profitant ainsi des dernières avancées de la recherche.
C’est en 1965, l’année de son mariage avec Françoise Tourny, que Bernard Lucquiaud intègre la coopérative Unicoop. Il y accomplira ses 39 années de carrière. Diplômé d’Oxford, il parle parfaitement anglais. Très vite, il part vendre du Cognac en France et à l’export, en tant que directeur commercial de la coopérative. L’alternance de 15 jours de voyage et de 15 jours de bureau à Cognac rythmera une grande partie de sa vie professionnelle. Grand voyageur et bon négociateur, il aime son métier et « ramène des commandes ». Il ira dans toutes les parties du monde. Là non plus il ne se plaint pas… du froid en Scandinavie, des longues heures d’avion pour rallier l’Afrique du Sud, les Etats-Unis ou l’Asie, des conditions de voyage en Russie, pays qu’il prospectait au moment de l’explosion de Tchernobyl en 1986. L’époque n’est pas à internet, au téléphone portable, à l’immédiateté d’un simple clic. De Cognac, son assistante le suit d’hôtel en hôtel, selon un « plan de voyage » établit de longue date. A chaque retour, elle frappe un « rapport de voyage » qui dit tout : prix des produits, distribution, clients mais aussi situation générale, état du marché. « A la limite, il lui serait arrivé quelque chose, une personne pouvait prendre le relais sans problème. » Celle qui a travaillé plus de vingt ans avec lui, se souvient d’un homme rigoureux, précis, organisé, méthodique et qui, de surcroît, « fait confiance ». Si, en Cognac, la marque Prince Hubert de Polignac existe depuis le début des années 50, Bernard Lucquiaud sera amené à vendre beaucoup de contre-marques, ce qui n’est pas un moindre challenge. Il y développera un réseau relationnel fort, d’où la dimension personnelle n’est pas exempte.
Cependant, à côté des spiritueux, une des grandes affaires de Bernard Lucquiaud sera le Pineau. La coopérative a une carte à jouer dans le domaine. A partir des années 70, le Pineau Reynac devient « la » marque de référence et dominera quasi seule le marché jusque dans les années 1995. Inamovible président de la commission publicité du Comité du Pineau, il ne vient à personne l’idée de contester ce poste à Bernard Lucquiaud. C’est l’époque où le Pineau passe de 15 000 hl à 80 000 hl vol. Bernard Lucquiaud est alors perçu comme « le commercial du Pineau ». Premier à partir sur la grande distribution française, il ouvre à l’export le marché belge, le marché canadien, les monopoles scandinaves. Son « bâton de maréchal », Bernard Lucquiaud l’obtiendra avec la présidence du Comité national du Pineau de 1991 à 1994. Il faut dire que sur le Pineau, produit de terroir, la coopérative a les coudées plus franches que sur le Cognac, où les petites maisons de négoce crient à la distorsion de concurrence, un tollé qui battra son plein fin des années 70. Selon les accords interprofessionnels alors en vigueur, elles sont en effet obligées de respecter la cote, une contrainte qui ne s’applique pas à la coopération, prolongement de la viticulture. La bagarre fait rage à Cognac. La normalisation viendra plus tard, couronnée par l’entrée de H. Mounier, filiale de la coopérative Unicoop, dans les rangs de l’Union syndicale, présidée par Antoine Cuzange. Reste que par ses attaches familiales, Bernard Lucquiaud incarne la coopération, indéfectiblement différente du monde du négoce. Si Bernard Lucquiaud fait partie de la bonne société cognaçaise, il n’appartient pas à la noblesse du Cognac. Le fameux plafond de verre qui sévit dans moult milieux. En souffrait-il ? Pas si sûr. Et puis le succès de la Vodka Grey Goose, dont Bernard Lucquiaud est l’une des principales chevilles ouvrières, viendra bluffer le microcosme cognaçais. Dans le milieu des spiritueux, la réussite de Grey Goose s’apparente à un cas d’école, comme il ne s’en rencontre qu’un ou deux par génération.
Un endroit où Bernard Lucquiaud se sent « chez lui », c’est au Paysan. Le journal a été fondé par son grand-père en 1925. Le conserver dans le giron familial lui paraissait naturel et pour tout dire « innégociable ». Sa fille Laetitia raconte qu’à la réception du journal, son premier réflexe consistait à compter les pages de publicité, toujours selon le bon vieux principe familial « qu’il convient de conserver les idées claires ». Bernard Lucquiaud est un directeur bienveillant, qui ne pratique pas l’autoritarisme. La politesse est son mode de « management », la façon dont il envisage les relations avec la petite équipe du journal. Nulle consigne éditoriale, nul contrôle sur le contenu, la seule recommandation consiste à être à l’écoute de la région et à en refléter le plus fidèlement possible sa réalité, ses attentes, ses aspirations. La politique, fut-elle professionnelle, n’est pas « sa tasse de thé ». Si Bernard Lucquiaud s’enquiert parfois des articles du mois, aucun commentaire accompagne leur parution. Bénévole dans ses activités de « superviseur » de la revue, Bernard Lucquiaud n’est pourtant pas un directeur lointain. Il est là pour les décisions stratégiques, la négociation des tarifs, le choix d’un équipement. De manière intuitive autant que raisonnée, le journal a toujours souhaité rester concentré sur son métier de base, la rédaction. Il n’intègre pas d’activités annexes, telles que la « pré-presse » ou autre. En un mot, il fonctionne « léger », ce qui explique peut-être sa longévité et sa capacité à résister aux périodes difficiles traversées par la viticulture. Cette ligne de conduite doit beaucoup à Bernard Lucquiaud. N’appartenant pas à une génération née avec l’informatique, il se passionne pourtant pour ce nouveau vecteur, dont il se joue des arcanes. L’équipement multimédia du Paysan y gagne. Les premiers ordinateurs arrivent en 1991. Le Paysan est certes une très très petite entreprise mais une entreprise câblée.
Bernard Lucquiaud avait pris sa retraite au début des années 2000, après une période d’interruption de deux ans, pour raisons de santé. Lui l’amateur de ski nautique et de planche à voile avait dû réviser ses passions. Avec sa femme Françoise, ils pratiquaient la moto. En 2001, pour l’anniversaire de sa plus jeune fille Virginie, ils avaient parcouru tous les deux plus de 5 000 km en moto sur la fameuse route 66 des Etats-Unis. Quelques beaux voyages émaillèrent les dernières années, en Chine, en Russie, le dernier en Sicile, au mois de novembre. « Bernard voulait vivre intensément » relate un de ses amis. L’amour de sa famille, de ses trois petits-enfants l’a entouré et porté jusqu’au terme de sa vie. Représentant la quatrième génération Lucquiaud, Laetitia Lucquiaud-Adol reprend la direction du journal, dans le prolongement de son père. Le journal Le Paysan Vigneron adresse ses plus sincères condoléances à la famille de Bernard Lucquiaud.
Hommage à Bernard Lucquiaud
Le conseil d’administration de H. Mounier, son président Jean Naudin, le président du directoire de H. Mounier et directeur d’Unicoop, Francis Barat, tiennent à rendre hommage à Bernard Lucquiaud pour son engagement auprès de la société. « Bernard n’a jamais baissé les bras. Durant les périodes de crise traversées par l’entreprise, il a tenu sa place et participé au rétablissement de la société. Ses ennuis de santé ne l’ont jamais empêché d’aller sur les marchés. Il a été d’un courage exemplaire. Homme de contact, il a su préserver les liens tissés par sa famille. Durant trois générations, les agents de distribution de H. Mounier-Unicoop en Belgique et les Lucquiaud ont travaillé ensemble. Aujourd’hui, le relais est passé et le lien perdure. Dans une PME comme la nôtre, “nos clients doivent nous aimer”. Bernard a su conjuguer professionnalisme et humanité. Nous l’en remercions. Que son épouse, Françoise et à ses filles Laetitia et Virginie reçoivent le témoignage de notre soutien dans cette épreuve. »
0 commentaires