Leur démarche est intéressante à divers titres : en matière de réflexion technologique, au niveau économique et sur le plan humain. L’utilisation du même outil technologique de vinification génère des économies d’échelle et permet de se doter d’équipements performants sans sur-investir. Pour en arriver à ce résultat, les deux viticulteurs ont pendant dix ans testé et cultivé leur aptitude à travailler en commun, ce qui leur a permis d’acquérir une confiance mutuelle suffisante pour vinifier ensemble.
10 ans d’entraide avant de passer à « la vitesse supérieure »
Laurent Estève et Thierry Ladhoue habitant depuis toujours le même village se connaissaient, se côtoyaient de façon ponctuelle mais n’auraient pas imaginé faire leurs vendanges dans le même chai, il y a encore 10 ans. Les structures de leurs propriétés respectives très semblables avec 25 à 30 ha de vignes et des surfaces de céréales équivalentes, une installation sur les exploitations familiales en même temps en 1996 et des échanges pour la récolte des céréales et les vendanges avec la Cuma de Marignac, les ont amenés progressivement à se rencontrer. Au fil des discussions improvisées au silo de la coop, à la réunion de la Cuma… le « courant » est passé entre les deux hommes qui partageaient une même philosophie du métier. T. Ladhoue et L. Estève ont appris à bien se connaître et à cultiver leur démarche d’entraide de manière progressive avant de s’engager dans le projet de chai de vinification commun. Leur discours sur le sujet atteste de l’évolution de leurs habitudes de travail depuis 10 ans : « On était voisin mais on ne se côtoyait pas réellement. Le fait que l’on se soit installé ensemble en 1996 a été l’élément qui nous a permis de nous rendre compte que nous avions des préoccupations assez semblables. A la fin des années 90, la situation économique de la filière viticole régionale était préoccupante, ce qui a amené chacun de nous à réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour minimiser nos charges. Le fait d’échanger ensemble d’une manière transparente sur des problèmes comme l’organisation des travaux, la conduite des vignes, les itinéraires culturaux… au niveau des céréales nous a beaucoup apporté. A partir du début des années 2000, notre collaboration est passée dans une phase plus concrète. On a commencé à s’échanger du matériel au moment des labours, des semis et aussi pour les vignes. Pourquoi dételer un outil quand celui du collègue est prêt à partir. Cette première phase d’entraide s’est si bien passée que l’on est ensuite passé à la vitesse supérieure. En 2002, on a décidé d’acheter ensemble nos phytos et l’acquisition d’une prétailleuse pour les 60 hectares de vignes a été réalisée. Depuis, les relations humaines entre nous se sont renforcées ; chaque fois que l’un de nous avait un projet, il en parlait à l’autre. »
Une unité de vinification créée pour faire plus de qualité
Le village de Marignac est implanté à l’abri d’un petit coteau et toutes les fermes sont réparties à proximité des deux routes principales de ce petit bourg. Les deux viticulteurs possédaient des chais opérationnels attenants aux maisons d’habitation familiales et comme la récolte était effectuée par les MAV de la Cuma de Marignac, pendant les vendanges, ils passaient du temps aux chais pour « s’occuper de leurs vins ». Néanmoins, leurs soucis à la fois de mieux coller aux attentes qualitatives des acheteurs et de l’environnement réglementaires les amenés à se poser des questions sur l’avenir de leurs chais : « Avec l’arrivée de l’HACCP, l’obligation à moyen terme de gérer les effluents et l’évolution des pratiques de vinifications, l’implantation des deux anciens chais dans des bâtiments exigus nous laissaient peu de marges de manœuvre pour les faire évoluer. Par ailleurs, nos pères respectifs vieillissaient et on avait la volonté d’être plus présents dans les chais pour élaborer des vins de qualité. Depuis quatre à cinq ans, on a pris conscience que la conduite des vinifications des vins de distillation devenait plus technique. Tous ces éléments nous ont amenés à parler fréquemment ensemble de la qualité de nos vins et de nos méthodes de travail pendant les vendanges. Bien qu’ayant réalisé des investissements significatifs dans du matériel de pressurage et de la cuverie en fibre de verre, nos deux chais au cœur du village nous paraissaient bien difficiles à faire évoluer. L’idée de construire un bâtiment neuf facile d’accès a progressivement germé dans nos esprits et c’est presque naturellement qu’on s’est orienté vers la formule d’un chai unique pour deux. Comme on travaillait ensemble déjà toute l’année, vivre trois semaines de vendanges dans une infra-structure commune ne nous posait pas de problèmes. Chacun de nous connaît les méthodes de travail de l’autre et construire un projet pour se doter d’un outil de vinifications performant nous a paru être une opportunité à réaliser maintenant pour vinifier plus sereinement dans l’avenir. On a fait un choix qualité et économique dans lequel seul on n’aurait pas eu les moyens de s’engager. »
Un chai fonctionnel structuré et trois grands ateliers
La décision de construire le nouveau chai « Estève-Ladhoue » a été prise au cours de l’été 2006. Il a fallu quelques mois pour constituer le dossier et faire les démarches administratives pour obtenir l’autorisation d’implanter un bâtiment sur un terrain appartenant aux deux viticulteurs. L’idée de départ des deux viticulteurs était de construire un bâtiment fonctionnel et clos abritant le matériel de réception, les pressoirs, un atelier de décantation des moûts, deux cuveries appartenant à chacun des viticulteurs et, à l’extérieur, un bac de collecte des effluents. Le projet détaillé avec un plan d’’implantation de la cuverie appartenant à chaque viticulteur avait été soumis au service des Douanes qui ont donné leur accord. L. Estève et T. Ladhoue ont pensé la conception du nouveau chai en tenant compte des difficultés de travail qu’ils avaient rencontrées dans leurs anciennes installations : « Comme dans nos anciens chais, le travail était assez compliqué en raison du manque de place et de la difficulté à pouvoir faire évoluer les infrastructures, on a cherché à faire simple et surtout fonctionnel pour ne pas courir dans tous les sens. Avoir de la place pour circuler entre et au-dessus les cuves, disposer de nombreux points d’eau, avoir des écoulements bien dimensionnés pour le lavage, bien séparer la réception de la vendange, le poste de pressurage, l’atelier de décantation et la cuverie de fermentation, bénéficier d’un accès facile pour les bennes à vendange et le vidage des pressoirs, avoir un éclairage performant partout… ont fait partie des éléments prioritaires de notre cahier des charges. » Dans le nouveau chai, il fallait installer 7 000 hl de cuverie, deux pressoirs pneumatiques de 80 hl, un conquet et des cuves de décantation. Le bâtiment de forme rectangulaire de plus de 500 m2 (16 m sur 35 de long) possède un vaste auvent sur sa face avant qui met à l’abri les tracteurs vidant dans le conquet et les camions venant chercher ensuite les vins. L’agencement intérieur a été pensé de manière rationnelle avec, sur un même côté, le conquet puis les pressoirs et la cuverie de décantation. A l’arrière de ces différents ateliers, 20 cuves de 300 hl en fibre de verre à fond plat ont été installées. Les effluents sont collectés dans un grand bac extérieur de 160 m3 situé légèrement en pente dans le prolongement du bâtiment, en ayant pris le soin de laisser suffisamment d’espace pour envisager un agrandissement. Des ouvertures bien réparties dans l’ensemble de la construction assurent une bonne ventilation qui, dans un contexte d’année chaude comme 2009, se sont avérées efficaces. La circulation entre les cuves est facilitée par des couloirs de
1,80 m disposant de nombreux points d’eaux et blocs électriques.
Le fait de réaliser des travaux par eux-mêmes était indispensable sur le plan économique
L’implication des deux viticulteurs dans la création du chai a été très forte puisqu’ils ont réalisé eux-mêmes une grande partie des travaux de construction du bâtiment. Au cours de l’été 2007, la charge de travail pour faire aboutir le projet a été importante. Pendant un bon mois, les deux viticulteurs se sont transformés successivement en maçons, plombiers, électriciens en s’entourant des conseils de professionnels. Ce choix de réaliser eux-mêmes une grande partie des travaux était bien sûr motivé par l’enjeu économique de limiter les investissements : « Dès que l’on a envisagé de réaliser un chai en commun, nous étions pleinement conscients de devoir réaliser nous-mêmes une grande partie des travaux au niveau du bâtiment car sinon le projet n’était plus réaliste sur le plan économique. Au cours de l’été 2007, les journées et les semaines ont été longues car seul le terrassement a été réalisé par une entreprise. Les conseils bénévoles d’amis artisans nous ont été indispensables pour concevoir et réaliser le réseau d’écoulement d’eau usée, réussir les sols… Même si nous avions auparavant réalisé d’autres travaux, la construction de notre chai a été pour nous un très gros chantier. Tous les investissements ont été facturés et divisés par deux et le coût total du génie civil (la construction du bâtiment), la collecte des effluents et de l’installation des passerelles sur la cuverie s’élève à 120 000 €. Si nous avions fait appel à des entreprises pour nous construire le bâtiment clé en main, le budget aurait dépassé 200 000 €. Ensuite, l’ensemble du matériel utilisé à l’intérieur du chai appartient à chacun de nous. »
« On travaille l’un pour l’autre avec l’envie commune de bien faire »
L’installation du conquet de réception et de la pompe de transfert a été effectuée en récupérant du matériel existant qui était en excellent état. Au niveau du pressurage, un des associés a dû renouveler un pressoir vieillissant, ce qui a permis de s’équiper de façon rationnelle. Les deux pneumatiques de 80 hl permettent de traiter 500 à 600 hl/jour et même plus s’il fallait récolter dans un contexte d’urgence. Dans l’organisation du chai, chaque viticulteur possède une rangée de cuves parfaitement individualisée et de simples ardoises sur les façades permettent de repérer facilement les productions. Entrée en service lors des vendanges 2007, l’installation s’est montrée pleinement fonctionnelle depuis. L. Estève et T. Ladhoue avouent travailler en pleine sérénité même dans une année de forte production comme 2009 : « Comme le chantier de vendange est effectué avec les machines de la Cuma de Marignac, on a décidé de travailler deux jours consécutifs pour chaque propriété. Le fait d’être deux en permanence au chai et de disposer d’un agencement fonctionnel avec de la place partout nous facilite considérablement le travail. On ne court jamais et on prend le temps de faire les choses importantes. Les couloirs de 1,80 m entre les cuves permettent de déplacer facilement les tuyaux et les pompes. On a aussi toujours un point d’eau et un bloc électrique à proximité, ce qui rend le chai facile à entretenir et à faire fonctionner. Grâce à cette organisation, on est devenu à la fois plus attentifs et plus pointilleux au niveau de la conduite des vinifications. Nous vivons le fait d’être en permanence deux dans le chai comme un gros avantage. On travaille l’un pour l’autre avec l’envie commune de bien faire. Une confiance existe entre nous et cela nous permet d’aborder les vendanges en anticipant beaucoup mieux les choses. Une année chaude comme 2009, on a réussi à tempérer la température des moûts en jouant sur les horaires de récoltes sans que cela nous pose de problèmes ».
0 commentaires