« Des paysans parlent aux paysans »

18 septembre 2009

L’aide au développement rural est chose trop sérieuse pour être laissée aux seules mains des bailleurs de fonds ou des Etats. Des bureaux d’étude internationaux ont pour tâche de faciliter la mise en place de cette aide en faisant remonter les besoins et s’organiser les populations rurales. À La Rochelle, le cabinet animé par Jean-Louis Forgeard a pour originalité d’être adossé à la Chambre d’agriculture 17. L’idée : faire parler des paysans à des paysans pour gagner en crédibilité et créer « des structures humaines durables ».

« Beaucoup ne savent pas lire et écrire mais ils savent toujours compter. » Au cours de ses multiples pérégrinations aux quatre coins de la planète, J.-L Forgeard a toujours fait le même constat : le bon sens paysan fait des miracles, à condition de l’écouter. Et ce qui manque le plus souvent aux populations rurales, ce sont les instruments pour exprimer ce qu’elles ont à dire. Alors, quand on prend le soin de les mettre en contact avec des gens qui leur ressemble, non seulement riches d’un savoir-faire mais aussi d’un savoir être, les chances de réussite sont bien meilleures. À titre personnel, Jean-Louis Forgeard se déclare un inconditionnel des OPA (organisations professionnelles agricoles) et des techniciens qu’on trouve en leur sein. « Depuis 1960, ces gens ont accumulé un véritable vécu du développement. Ils y ont acquis des méthodes et une déontologie. En appui aux élus et non à leur place, ils ont su trouver le juste niveau d’intervention. » Quand, en 2000, J.-L. Forgeard monte son propre bureau d’étude international avec son collègue Irlandais Franck O’Sullivan, c’est avec un plaisir non dissimulé qu’il saisit l’opportunité d’un adossement à la Chambre d’agriculture 17. Cette opportunité lui est offerte par l’écoute du directeur et du président de la Chambre, eux-mêmes très ouverts au développement et à l’international (voir articles pages 30 à 34). Cette collaboration va se formaliser par la création d’une SAS, société par action simple, où la Chambre 17 détient un tiers du capital.

3 000 bureaux d’études internationaux

Qu’est-ce qu’un bureau d’étude international spécialisé dans le développement rural (ou le développement durable pour adopter la nouvelle sémantique) ? Il en existe environ 3 000 à travers le monde, beaucoup d’anglais, pas mal d’allemands, des gros (5 à 6 en France) et des plus petits comme celui de La Rochelle. Tous, ils répondent à des appels d’offres lancés par des organismes comme la Banque mondiale, l’Union européenne, le ministère français des Affaires étrangères ou certains Etats en voie de développement. Pour le soumissionnement, le net a remplacé le lobbying de couloir. Il suffit d’ouvrir tous les matins son ordinateur pour effectuer le travail de veille et déposer sa candidature. Ensuite, tout le jeu va consister à se préqualifier pour faire partie de la « short list » d’une trentaine de noms, de laquelle sortiront les deux ou trois cabinets retenus. Car, dans ce type de projets internationaux, il est assez rare que les bureaux d’étude interviennent en solo. Ils s’associent généralement en consortium avec un chef de file à leur tête. La multiculturalité est la règle. Sur un même projet, il n’est pas rare de retrouver un bureau grec travaillant en partenariat avec un allemand et un italien quand ce n’est pas avec un français ou un autrichien. Les projets portent souvent sur des enveloppes de 1 à 3 millions d’euros et courent sur plusieurs années (de 1 à 5 ans). Dans ces conditions, c’est un vrai métier que de monter un dossier. A titre d’exemple, jusqu’à 9 kg de papiers, rédigé intégralement en anglais, pour un appel d’offre lancé par le Maroc. A travers ces soumissionnements, les donneurs d’ordre recherchent généralement des « crânes d’œufs », des experts dont les diplômes vont servir de caution. Au risque que ces experts ne soient pas adaptés au contexte. « Le mot agriculteur est malheureusement banni par les décideurs » regrette J.-L. Forgeard. Alors, il faut parfois user de stratagèmes pour que ces mêmes agriculteurs ou leurs alter ego (les techniciens agricoles) s’insèrent dans les projets. Si le directeur de CA 17 International revendique un talent, c’est bien celui de faire s’exprimer les compétences à travers un CV (un curriculum vitae), afin de rendre ces compétences lisibles et évaluables par le décideur. « Tout commence par là » dit-il. Bien que disposant d’un carnet d’adresses de 800 experts, dans 35 pays, J.-L. Forgeard avoue revenir toujours aux même trente noms, qui partagent une approche similaire du développement. Et ces trente noms se trouvent bien souvent être ceux des techniciens des OPA de Charente-Maritime. « Nous avons un métier très “touching”, très sensible. Nous ne demandons pas aux experts de faire de la politique mais d’organiser une dévolution de pouvoir aux populations. Il y faut un doigté et une expérience de terrain que les experts n’ont pas toujours. Ils sont bien trop théoriques. »

Une spécialisation par affinités

Les projets de développement internationaux concernent en priorité trois types de pays : les pays en voie de développement, les pays pauvres, les pays en voie de transition. Tous les bureaux d’étude ne travaillent pas avec tous les pays. Par la force des choses, ils se spécialisent, selon leur implantation géographique, leurs affinités, ou tout simplement, la connaissance des langues. Quelqu’un comme J.-L. Forgeard n’est pas hispanophone. Il n’intervient donc pas en Amérique du sud et l’Amérique centrale exprime moins de besoin. Par contre, il est parfaitement anglophone – il dit écrire plus facilement en anglais qu’en français – ce qui lui donne toute latitude pour répondre aux appels d’offre de l’Union européenne. Il est aussi un peu arabisant, ayant séjourné à titre professionnel près de dix ans en Arabie Saoudite. Son collègue F. O’Sullivan est quant à lui un germanophone et un russophone averti. Le bureau se positionne donc tout naturellement sur des dossiers intéressant les républiques indépendantes de l’ex Union soviétique (Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan…), les pays du Maghreb (Maroc, Liban, Egypte…), les pays africains (Niger…), toutes destinations correspondant bien à la problématique française et européenne d’aide au développement.

 
Manger

« La première chose que les gens demandent, c’est de manger. » Vérité crue pour une réalité drue, qui vous saute à la figure dès que vous quittez le cocon ouaté de la société de consommation (à condition encore d’être du bon côté de la barrière). Surprise de voir au fond de la Sibérie des enfants souffrir de malnutrition alors que leur pays est immensément riche de ressources naturelles. Face à de telles situations, comment va se traduire l’aide au développement ? Va-t-elle prendre le visage d’une aide humanitaire bis ? « En aidant les gens à s’organiser, nous essayons de mettre en place des structures humaines durables. » Pour le président de CA 17 International, tout le propos du développeur de projet va consister à créer les conditions d’un dialogue en triangle entre le bailleur de fonds, l’Etat et la population. Oublier l’un, c’est prendre le risque de créer des blocages dont on aura du mal à s’extraire. La population doit pouvoir exprimer ses besoins et, pour se faire, il faut lui en donner les instruments. L’Etat doit être associé au projet, car sans le cadre institutionnel rien n’est possible. Et le financeur doit pouvoir apprécier toutes les phases de développement. « Nous sommes là pour faciliter la mise en place de l’aide au bénéfice de la population et de l’Etat qui l’accompagne, et non qui l’encadre » résume J.-L. Forgeard, qui explique qu’une partie de son temps passe à rectifier les erreurs de langage.

Une aide à l’organisation

Contrairement à une idée reçue, l’aide au développement passe peu par l’assistance technique. « Dans leur environnement respectif, les paysans savent mieux que nous faire pousser la luzerne ou le riz. Ils le font tous les jours. » Par contre, ils souffrent souvent d’un déficit d’organisation. L’une des réalisations dont le bureau d’étude soit le plus fier a été d’introduire la notion de coopératives auprès des fermiers indépendants de Russie. L’idée, basique, consistait à donner aux agriculteurs les moyens de stocker leurs céréales pour s’interposer aux lobbies. Des structures pilotes devaient aider à l’essaimage selon le vieux principe selon lequel « celui qui sait doit apprendre aux autres ». Ce gros projet, lancé en 1997-1998, a été financé par l’Union européenne. Il a duré trois ans et s’est soldé par la création de 16 coopératives dans 5 régions de Russie. Un projet de loi sur la création de coopératives est même remonté à la Douma, le parlement russe.

Changement de continent – Au Niger, il s’agissait d’organiser une petite filière d’oignons double violets et d’initier les paysans à l’utilisation de matériel en commun. Au Maroc, d’aider les jeunes agriculteurs à se structurer ; ailleurs de réapprendre à la population le travail du sol ou réintroduire le pot trayeur là où des lignes de vides de 400 mètres de long fabriquaient des marmites à répétition. Dans ces cas-là, un profil de technicien s’avère particulièrement efficace. A la fois dans le « hard » et le « soft », dans la production et dans la méthode, il parle le même langage que son interlocuteur et jouit d’une crédibilité immédiate. André Delphin sera le premier technicien de Charente-Maritime à partir en Russie (voir son témoignage en page 29), une expérience marquante pour lui, comme elle le sera pour ses collègues Thierry Massias, Georges Forestié ou Clément Diedrichs. En général, les premiers déplacements s’effectuent sous la houlette d’une personne plus confirmée. Ce « tutorage » a pour mérite de réduire la courbe d’apprentissage « de trois semaines à trois jours » et permet à la nouvelle recrue de se sentir plus à l’aise. Car, à premier vue, tout déroute : la dimension spatiale de certaines provinces russes, grandes comme la moitié de la France, la rigueur du climat, le barrage de la langue, les méandres institutionnels. Il faut aussi adapter très vite sa grille de lecture au contexte. « Au début, on a tendance à voir que tout va mal alors que des choses positives existent. » Jean-Louis Forgeard parle de l’hyper-sensibilité que lui confère une longue fréquentation d’univers différents. « Quand vous avez atterri comme moi dans 300 aéroports, vous êtes capables, dès la descente de l’avion, de repérer trois clés de compréhension du pays : la sécurité, l’état de la démocratie, l’économie. Cette vitesse d’appréhension des choses, cette capacité de décodage instantané vous est donnée par une sorte d’intelligence intuitive, elle-même nourrie à l’aune d’un important stockage d’informations. »

Toujours des motifs géo-politiques

« Quel intérêt avons-nous à aider les paysans ukrainiens à produire plus de blé ? » Cette question, les agriculteurs la posent souvent à leurs techniciens appelés par des actions de développement. A cette interrogation, le président de CA 17 International apporte une réponse toute simple : « Si ce n’est pas nous qui y allons, ce seront les Américains. Si l’Europe dit vouloir devenir la plus grande puissance du monde, elle doit pouvoir contenir la puissance hégémonique des Etats-Unis. Le développement n’est jamais altruiste ou désintéressé. Il est toujours mû par des considérations géo-politiques. » Et de citer comme exemple l’intervention de l’Union européenne dans le triangle d’or de l’opium, où l’objectif consiste autant à proposer aux paysans Mong une alternative à la culture du pavot que de sauver l’une des dernières forêts primaire au monde. Même chose pour le Maroc qui reçoit tous les ans 50 millions d’euros de l’Europe mais qui, en contrepartie, accepte que les pêcheurs français ou espagnols laissent dériver leurs filets dans ses eaux. En Russie, la situation est un peu différente. Le propos consiste moins à injecter de l’argent – il s’agit tout de même du pays le plus riche au monde en ressources naturelles – que de tisser des relations étroites et durables. C’est peut-être à ce prix-là que les Russes deviendront les clients de demain. « Ces gens-là nous adorent » assurent J.-L. Forgeard. En règle générale, la France jouit d’une grande réputation, celle d’un pays « qui sait dire non », une nation de liberté. A contrario, les Américains sont jugés « adorables »” en tant que personnes mais arrogants en tant que représentants d’un Etat. A travers la Banque mondiale ou le FMI (Fonds monétaire international), ils sont accusés de faire s’endetter les pays pauvres. « On peut critiquer l’Union européenne pour la perte dans les tuyaux (la perte d’efficacité des aides) mais au moins, l’Europe donne de l’argent, elle ne le prête pas. » n

Catherine Mousnier

Un développeur

Jean-Louis Forgeard ne tarit pas d’éloges à l’égard de l’APECITA. Cette association pour l’emploi des cadres lui permet de décrocher son premier emploi. Fils d’agriculteur de la région de Saint-Jean-d’Angély, jeune ingénieur en agriculture diplômé de l’école de Lille, il se retrouve à la tête d’une exploitation de 2 000 ha dans les Landes. Mais l’exotisme ne s’arrête pas à la cime des pins maritimes. Débauché par Elf Aquitaine, le voilà projeté en Arabie Saoudite pour 9 ans, à charge pour lui de faire pousser du blé et de la luzerne en plein désert. En 1990, il revient en France pour cause d’enfants. Il intègre une importante société de consultants, basée à Paris et spécialisée dans le développement durable. Selon sa propre expression, il passe alors du « hard au soft », « du tas de blé au tas de papiers ». Il a l’occasion, déjà, de travailler pour l’Union européenne ou la Banque mondiale. Son expérience de consultant se poursuit à travers un autre cabinet d’étude d’origine grecque. En 2000, il crée CA 17 International avec son collègue irlandais O’Sullivan, structure adossée à la Chambre d’agriculture 17. A 49 ans, J.-L. Forgeard se définit comme un « développeur », plus intéressé par la création de structures que par le côté matériel des choses. Dans 5 ou 10 ans, il verrait bien CA 17 International comme une tête de pont fédérant des compétences élargies.

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