Les viticulteurs charentais ne s’y trompent pas. Quand on les invite à retracer l’année 2011, ils ne citent pas au premier chef la bonne santé du Cognac, pourtant remarquable dans un climat d’inquiétude généralisée. Non, ils mettent en avant l’incongruité climatique de 2011, une année porteuse de stress, lourde d’interrogations pour l’avenir. « On s’est un peu arraché les cheveux en 2011, confirme un vigneron. A partir de mai et jusqu’à la mi-juillet, on s’est sérieusement inquiété. A cause de la sécheresse, nous avons vu nos vignes dépérir. Jusqu’où cela allait-il finir ? Et plus le temps passait, plus le stress montait. »
Si les vendanges se sont mieux déroulées que prévu – en volume et en conditions de récolte – la douceur hivernale, en plus de complexifier la distillation, rajoute au questionnement ambiant. Serions-nous aux prémices d’un véritable changement climatique ? Faudra-t-il se résoudre à revoir l’itinéraire technique, la manière de penser et d’agir ? Où en sera la production de Cognac dans 50 ans ou seulement dans dix ans ? Jusqu’à présent, même avec ses excès, le climat avait servi de garde-fou aux propres excès des hommes. Il était perçu comme un élément stabilisateur. Aujourd’hui, il devient lui-même facteur de dérive, une dérive par définition incontrôlable.
Une bonne santé insolente
2011, année faste pour le Cognac. Dans un océan de déprime ne serait-ce qu’agricole, le Cognac affiche une bonne santé insolente. On se pincerait presque pour y croire. Est-ce bien de notre produit dont on parle ? Ces chiffres résolument orientés à la hausse sont-ils les nôtres ? Devant de tels signes de succès, un vieux réflexe gagne les producteurs : temporiser, minimiser, ne pas se réjouir, user de la forme négative, comme s’il fallait conjurer le sort, chasser le mauvais œil, montrer que l’on n’ait pas dupe. On préférera dire « qu’il y a eu des périodes plus difficiles » plutôt que d’affirmer : « nous traversons une bonne passe ». Sans oublier d’ajouter la formule incantatoire, dans l’une ou l’autre de ses variantes : « Jusqu’à quand ? » ou « pourvu que ça dure ! » On soupçonnerait presque ces viticulteurs de ne pas être si contents que ça de vendre. C’est en tout cas la thèse soutenue par l’un des leurs, fils de vigneron, la quarantaine, rentré récemment dans le métier. Il pratique la vente en bouteille et recherche activement de la marchandise pour répondre à des sollicitations de marché : « Quand les Charentais ne vendent pas, ils se plaignent et quand ils peuvent vendre, ils ne le veulent pas. Peut-être est-ce atavique. Ici, on n’investit pas dans la pierre. On investit dans le produit. Si l’on n’a plus de produit, on se sent pauvre. » Hommage à rebours à une profession qui garde le cap, celui du « temps long » nécessaire au Cognac.
D’ailleurs, à la propriété, l’heure n’est pas tellement à l’euphorie. Comme le dit un viticulteur : « Après avoir tout payé, il reste un peu d’argent mais pas assez pour en mettre de côté, le jour où ça ira mal. » Même vision d’un homme du chiffre : « Les viticulteurs disposent d’un peu plus de trésorerie mais ils n’en profitent pas vraiment. Ils sont encore phase de développement ou de réhabilitation de l’outil. Quand ils n’achètent pas des vignes. » Des négociants, eux, disent parfois constater « un certain relâchement qualitatif d’apporteurs, sans doute attirés par les sirènes de marchés autres que contractuels. » « L’attitude de ces viticulteurs, heureusement ultra minoritaires, est parfois limite » notent-ils. C’est aussi à ce genre de stigmates qu’un changement se mesure. Mais attention à la réversibilité des situations.
Confiance dans le marché
Quelle confiance accorder au marché ? La question aura taraudé l’année 2011 et il n’y a qu’un souhait à formuler : qu’elle continue de se poser en 2012. En tout cas, de nombreux observateurs considèrent que le succès du Cognac ne doit rien au hasard. « C’est la confirmation d’une stratégie menée par le négoce de Cognac depuis plus d’un quart de siècle. Le marché asiatique a toujours été dans son viseur, dès le début des années 80. Le rachat d’une maison comme Martell ne s’interprète pas autrement. La puissance des marques, la concentration des entreprises et la force des réseaux de distribution expliquent en garde partie les performances actuelles du Cognac. Les fondamentaux sont là. » « Oui, rétorquent certains mais ne négligeons pas l’impact de la crise financière. Elle va se transformer nécessairement en une crise économique. En 2009, les fondamentaux du Cognac étaient déjà en place, ce qui n’a pas empêché la crise de survenir. Quant à la bulle asiatique, elle est en passe de se former, si ce n’est déjà fait. Nous évoluons sur un terrain fragile, sur des sables mouvants. »
En Charentes, l’année 2011 fut marquée par la disparition de Bernard Guionnet, le président de l’interprofession du Cognac. « Il laisse un grand vide derrière lui » disent ses collègues et amis. « De là où il est, il peut être fier d’avoir vu la région créer l’UGVC, la structure unie qui représente la viticulture charentaise. Nous travaillons forts en son sein pour que tout se passe le mieux possible, sans trop de douleurs. » Ceux qui tiennent ces propos pensent évidemment à la libéralisation des droits de plantation, dont la question aura marqué aux fers rouges l’année écoulée. En 2010-2011, elle a explosé au grand jour. « La tentation de nombreux viticulteurs reste encore d’occulter le problème. Ils se disent que : “La suppression des droits de plantation est impossible.” Eh bien non ! Le danger existe. Sachons-le, pour tenter de le conjurer. »
A cette égard, l’année 2012 sera cruciale. Comme elle sera cruciale pour le Cognac. Dans un monde flottant, où l’aléatoire règne en maître, comment prendre les bonnes décisions ? Nous vous souhaitons pour 2012 d’avoir les yeux du lynx. Et tant pis si ce n’est pas le cas. Car comme dit le proberbe touareg, « mieux vaut marcher sans savoir où aller que rester assis sans rien faire ».