L’université ouvre le débat

20 avril 2009

Pour sa rentrée solennelle, le 5 novembre dernier, l’Université des eaux-de-vie de Segonzac avait choisi un thème à haut risque, « l’alcool et la santé ». Pari gagné, grâce à l’intelligence des intervenants.

 

daniele_cristol.jpgA Segonzac, capitale des eaux-de-vie, dans une salle des chaudières remplit jusqu’au goulot de tout ce qui touche au vin, au négoce et à la distillation, de deux choses l’une : ou l’on allait au « casse-pipe » ou l’on ouvrait le robinet d’eau tiède. Il n’en fut rien. Maître de conférences à la faculté de droit et des sciences sociales de l’université de Poitiers, directrice du DESS de droit médical, Danièle Cristol n’a pas masqué ses convictions. Elles ne l’entraînent pas vers le laxisme. Chargé de lui porter la contradiction et ce faisant, rétablir l’équilibre, César Compadre, ancien rédacteur en chef de La Vigne, l’a fait avec intelligence et sobriété. Ni prise de bec ni prise de tête. Cette heure et demie passa très vite, comme une discussion très informée. De l’intervention de Danièle Cristol nous avons principalement retenu l’histoire de la lutte antialcoolique, telle qu’elle se dessine depuis le XIXe siècle, l’expurgeant sans doute de son aspect le plus militant mais c’est un travers qu’elle nous pardonnera. De l’intervention de César Compadre, nous avons gardé ce qui nous a paru l’essentiel mais c’est un réflexe qu’il comprendra.

 

Synthèse de l’intervention de Danièle Cristol, maître de conférences à la faculté de droit de Poitiers

« L’alcool est lié à l’histoire humaine depuis des milliers d’années. Connu dès l’Antiquité, sa consommation se retrouve très vite au cœur des cultures et des religions. Mahomet considère l’alcool comme sacrilège. Charlemagne rend un premier capitulaire réprimant l’ivresse. Les ivrognes sont condamnés à boire de l’eau, à une époque où celle-ci a particulièrement mauvais goût. L’époque médiévale est une époque de grande beuverie. Rabelais et même Montaigne chantent le “bien boire”. Plus tard, Baudelaire célébrera “l’âme du vin”, Verlaine “l’honnête vin”. Ne parle-t-on pas en termes flatteurs du vin, de sa puissance, de sa chaleur. La découverte du principe de distillation ouvre le champ des boissons alcooliques à d’autres sources que le vin : betteraves, pommes de terre, céréales, cannes à sucre… En 1851, un allemand désigne l’alcoolisme comme le “nouveau fléau”, qualifiant l’alcool de “drogue récréative”. Entre toxicomanie, plaisir et contrainte, les termes de la dépendance sont déjà posés. Comment réglementer l’abus tout en respectant les libertés individuelles et en sauvegardant l’intérêt de la société ?

L’alcool appartient à la catégorie des drogues “licites” dont l’usage, la promotion et la consommation sont admis par la société. Mais, en même temps, va se mettre en place, dès le XIXe siècle, une politique sanitaire antialcoolique, pour lutter contre la “dangerosité” de l’alcool. Nous sommes au début de l’ère industrielle avec son cortège de misère et de précarité. La consommation d’alcool croît de manière assez exponentielle. Il se consommait 1 litre d’AP par habitant et par an en 1830. Il s’en consomme 20 litres en 1910. Assez tôt – dès 1873 – le législateur français adopte une série de mesures répressives prévoyant, en cas d’ivresse sur les lieux publics, peines d’amende ou emprisonnement lors de récidive. Il s’agit de protéger les tiers et non le buveur lui-même. La loi réprime le “scandale” de l’ivresse. Mais ces mesures sont peu appliquées. Viendront en 1911 des mesures plus cohérentes comme l’interdiction de l’absinthe ou la suppression du privilège de bouilleur de cru. Mais là encore les lobbies pro-alcool obtiennent dérogations et tolérances. La politique de prohibition mise en place par les Etats-Unis de 1919 à 1933 se révèle lourde d’effets pervers : alcool frelaté, grande criminalité… Il faut attendre la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy et sa politique en faveur de la famille pour qu’apparaisse à nouveau un dispositif volontariste : (re) interdiction de l’absinthe, restriction de la publicité, périmètres de protection à l’égard de populations fragiles (écoles, stades, hôpital…) ou pour ne pas atteindre à la dignité de certains édifices (églises, cimetières…), alcool interdit aux mineurs, cures de désintoxication… Mais la Libération passe par là, libérant du même coup le marché de l’alcool. Les fabricants de liqueurs et d’apéritifs retrouvent le droit de faire de la publicité…

Prévention et information

C’est Mendès-France qui, en 1954, va à nouveau inverser le mouvement. Pour la première fois peut-être, on parle de prévention et d’information. La loi du 15 avril 1954 abandonne la notion d’alcoolique “taré” pour lui préférer celle de malade nécessitant un traitement et ailleurs que dans un asile d’aliénés. Au souci de protéger la société, s’ajoute celui de protéger le buveur de son autodestruction. Le Code des débits de boissons, édicté en 1959, est intégré au Code de la santé publique. Une révolution ! A noter que c’est sous le général de Gaulle, en 1960, que sera définitivement supprimé le privilège des bouilleurs de cru.

Selon le principe de “qui nuit doit payer”, les alcools supportent depuis les années 70, une surtaxe dite de “sécurité sociale” au profit de la caisse d’assurance maladie. Une deuxième surtaxe est apparue en 1996, grevant cette fois les premix (boissons de moins de 7 %, mélangeant alcool et soda), supposées être fortement incitatrices auprès des jeunes.

Cinq groupes d’alcools

Les alcools sont classés en cinq groupes en fonction de leurs titres alcoométriques. Font l’objet d’une réglementation essentiellement les groupes 3, 4 et 5 (Pineau et Cognac appartiennent au groupe 4). Comme un tiers de l’alcool consommé en France l’est dans les débits de boissons, on comprendra qu’il y a une certaine logique à axer la législation sur ces débits de boissons. Limitation des débits de boisson selon le nombre d’habitants (un débit de boisson pour 450 hab.), restriction des heures d’ouverture, de l’implantation, des possibilités de transfert… tous ces points font l’objet de contrôles mais aussi de dérogations. Sont citées au titre des dérogations le droit de vendre du Pineau et du Cognac sur le bord des routes, “une opération ouvertement illicite par rapport au Code des débits de boissons”. Mais d’autres entorses existent, comme l’autorisation de transfert d’un débit de boissons au bénéfice d’un hôtel de tourisme deux étoiles, l’ouverture de débits de boissons sur les foires et salons ou à proximité d’un stade, ce que la presse a relaté récemment sous le titre de “guerre des buvettes”. Au contrôle des lieux de vente, la loi Evin ajoute en 1991 le contrôle de la promotion et de la publicité, ce qui, de l’aveu même des professionnels, ne les empêche pas de travailler.

Objet socioculturel, “drogue socialement intégrée”, l’alcool est aussi un objet économique et fiscal. Toutes taxes confondues, l’Etat en retire 2 % de ses recettes fiscales et environ 2 millions de personnes vivent de près ou de loin du secteur des boissons alcoolisées. La seule filière vins et eaux-de-vie dégage 70 milliards de chiffre d’affaires, compte 110 000 exploitations et emploie 800 000 personnes. Mais ces chiffres ne doivent pas faire oublier l’autre versant de l’alcool. Sont porter au “débit” des boissons alcoolisés 23 500 décès liés à l’alcoolisme chronique, sans parler des dégâts collatéraux, suicides, dépressions, problèmes familiaux… L’alcool au volant tue chaque année 7 à 8 000 personnes et entraîne beaucoup plus d’accidents. On estime que 8 % des dépenses de santé ont trait à l’alcool, sa consommation abusive entraînant une augmentation de 25 % des risques. La France compterait 2 millions d’alcooliques dépendants et 5 millions de buveurs réguliers, sans oublier les buveurs abusifs occasionnels. Avec les Portugais et les Luxembourgeois, les Français restent en tête des consommateurs d’alcool. Pour le meilleur et parfois pour le pire. »

Extrait de l’intervention de César Compadre, journaliste

cesar_compadre.jpg« Il y a, me semble-t-il, deux familles d’alcools, les alcools à base de raisin et les autres alcools, qui répondent sans doute à une logique plus industrielle. Le vin et les eaux-de-vie de vin sont, que je sache, des produits licites et il n’y a pas de honte particulière à les produire ou alors, il faut changer de métier. Existe bien sûr le problème des dérapages mais un Airbus qui s’écrase ne remet pas en cause l’industrie aéronautique. Toute une logique émerge depuis quelques années pour rendre les producteurs d’alcool potentiellement responsables de l’usage abusif qui peut être fait de leurs produits. Quelle attitude convient-il d’avoir ? Face à la demande sociale, deux grands chantiers semblent s’ouvrir aux professionnels de la vigne et du vin : celui de la protection de l’environnement pour devenir “les jardiniers de l’espace” et celui de la co-responsabilité, devant un usage potentiellement abusif de l’alcool. Ces deux chantiers sont légitimes mais il faut les travailler. Je ne me souviens pas de réunions centrées sur ces sujets, comme si un tabou pesait sur eux. Les tabous sont faits pour être levés. Nous savons tous que la consommation modérée d’alcool rime avec plaisir et convivialité. Mais ne nous voilons pas la face : il y a aussi des situations d’abus. Si la loi Evin n’a certainement pas eu un fort impact en tant que telle, elle a entraîné un changement des mentalités. A partir de 1991, les producteurs sont devenus suspects. A ce titre, il est certainement plus facile à l’Etat de promulguer un texte comme la loi Evin que d’assumer ses propres responsabilités. En France, la recherche en alcoologie est un secteur sinistré. Quel étudiant en médecine penserait faire une thèse sur le sujet ? A côté du sida ou d’autres maladies, l’alcool n’est pas à la mode, c’est même un peu ringard. Les Pouvoirs publics ont leur part de responsabilité dans cette démission. A mon avis, le vrai révélateur des dangers de l’alcool n’est pas la cirrhose du foie mais les accidents de la route. On le voit bien ! C’est un sujet qui monte en pression depuis quelques années et qui cristallise à lui tout seul le problème de l’alcool. Comment communiquer intelligemment sur le sujet ? Je défie quiconque d’organiser un débat équilibré devant une pauvre mère qui a perdu son fils à cause d’un chauffard ivre. Le secteur automobile, très impliqué lui aussi, nous a pourtant montré qu’il y avait une manière de parler des accidents. Toute sa communication est basée sur la sécurité. Pas une publicité pour une voiture qui n’affiche au moins dix airbags. Les producteurs de vins et d’eaux-de-vie doivent se réapproprier ce champ légitime d’explication. On ne peut pas cautionner le glissement sémantique de l’alcool et de la drogue. “Nous ne sommes pas des marchands de cannabis”. “Il n’existe pas un triangle du Laos entre Cognac, Segonzac et Châteauneuf.” Il y a urgence à ce que les professionnels s’emparent du dossier. Nous avons frôlé la catastrophe avec une campagne de la sécurité routière qui, pour illustrer la réduction du champ de vision, avait imaginé se servir d’une étiquette de vin. Plainte des professionnels du vin et retrait de la campagne. Il est trop facile de stigmatiser les producteurs de manière aussi évidente. J’attends de voir une marque de voiture utilisée pour dénoncer les dangers de la route. De récentes affaires portées devant les tribunaux montrent pourtant que nous ne sommes pas loin de l’engagement de la responsabilité des fabricants. Un premier procès a eu lieu à Orléans, mettant en cause la Régie des tabacs. Une affaire Ricard est en cours, lancée par un buveur invétéré de l’apéritif anisé, qui ne savait pas que la consommation abusive de Ricard pouvait lui déclencher une cirrhose du foie. Nous sommes peut-être à l’aube du “syndrome du micro-ondes”, du nom du premier procès en responsabilité des fabricants intenté aux Etats-Unis par une personne qui ignorait que sécher son petit chien dans le micro-ondes pouvait entraîner sa mort. Ce syndrome, qui fait des ravages en Amérique du nord, pourrait très bien débarquer en France. Comme pourrait survenir l’alcoolémie taux zéro ou le zéro alcool au volant si rien n’était fait pour conjurer ce risque. Un contre-feu est certainement nécessaire car, pour paraphraser un homme célèbre, “le problème de santé publique est trop sérieux pour être laissé aux seuls médecins”. Les producteurs seront-ils entendus sur l’idée qu’une consommation modérée d’alcool peut être bonne pour la santé ? Il faut savoir qu’un véritable schisme existe entre le monde de la bière, au nord de l’Europe et le monde du vin au sud. A Bruxelles, lieu de toutes les décisions, ces deux univers ne se parlent pas. Au sujet de l’alcool et de la santé, nous avons tout de même eu le French paradox il y a dix ans. A l’époque, un grand débat filière eut lieu pour savoir s’il convenait d’exploiter l’avantage. Par un réflexe judéo-chrétien selon lequel, recevant une gifle, il convient de tendre l’autre joue, la position de repli l’a emporté sous le prétexte que les producteurs ne seraient pas crédibles. A mon avis, le dossier a été mal posé. Nos amis de la bière auraient reçu la moitié de la bonne nouvelle qui fut la nôtre qu’ils n’auraient pas manqué de la valoriser. Nous avons raté une chance historique. Reste que vins et eaux-de-vie jouissent toujours d’un capital de sympathie immense, en terme de qualité, fête et convivialité. Il faudrait certainement capitaliser davantage sur ces arguments et mettre en avant le concept d’éthique. De grandes entreprises recrutent aujourd’hui des experts d’éthique chargés de défendre “les tables de la loi” de l’entreprise citoyenne. Ne pouvons-nous pas appliquer ce concept aux vins et eaux-de-vie, pour une consommation “conforme à l’éthique”. »

Université des eaux-de-vie de Segonzac

Vingt étudiants formés tous les ans

Entre ces deux diplômes (1), l’Université des eaux-de-vie de Segonzac forme tous les ans une vingtaine d’étudiants, ainsi que quelques auditeurs libres. Sur la dernière promotion, 40 % des étudiants avaient déjà trouvé un emploi à fin septembre, « preuve d’une formation de qualité » selon les termes du conseiller général de Segonzac, M. Bonneau. Représentant Jacques Bobe, président du Conseil général, M. Bonneau a parlé « d’un engagement très fort du Centre universitaire de la Charente dans une stratégie de délocalisation. Il est absolument exceptionnel, a-t-il dit, de pouvoir bénéficier d’un enseignement supérieur de haut niveau totalement immergé dans le territoire. »

Le doyen de la faculté de droit de Poitiers a salué, quant à lui, le soutien matériel apporté par le Conseil général de la Charente et rappelé que l’installation à Segonzac, il y a quatorze ans, résultait d’un pari. « L’université de Poitiers et celle de Paris V-Descartes ont tenté de prouver que l’on pouvait conduire ici une formation aussi spécifique que celle du droit des eaux-de-vie et boisson spiritueuses et que les étudiants pouvaient trouver un emploi. Le pari semble gagné. Les diplômés sont nos meilleurs ambassadeurs. »

(1) L’Université de Segonzac délivre deux diplômes de 3e cycle : un DESU (diplôme d’études supérieures universitaires) en droit, gestion et commerce des eaux-de-vie et boissons spiritueuses et un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) techniques d’exportation. Dans un avenir proche, ces formations sont appelées à s’intégrer dans un « master », pour répondre à la réforme européenne qui va remplacer les DEUG, maîtrise et DEA par des diplômes de 3-5-8 ans après le bac correspondant à licence, master et doctorat.

 

 

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