Soulagement le vendredi 17 janvier dernier. Le tribunal de grande instance d’Angoulême relaxait les maisons Delamain, Ragnaud-Sabourin et Hardy de l’accusation de « tromperie sur la qualité de la marchandise ». Leur bonne foi était reconnue et toute la région, unanime, applaudissait à ce verdict. « Les maisons incriminées dans l’affaire en question ne sont pas incriminables. Tout le monde est d’accord pour reconnaître le sérieux et la qualité de leur travail. Les produits offerts aux consommateurs sont d’excellente facture et correspondent bien aux normes de vieillissement de la qualité affichée. » Que leur reprochait-on ? Pour Delamain et Ragnaud-Sabourin d’avoir indiqué, sur des documents publicitaires, une moyenne d’âge des eaux-de-vie entrant dans la coupe, par l’utilisation du terme « goûtant » : « eaux-de-vie goûtant 20 ans d’âge », « eaux-de-vie goûtant 25 ans d’âge »… En ce qui concerne Hardy, l’affaire était de nature un peu différente. Dans la mesure où « aucune vérification technique n’a pu être effectuée et que la preuve de la tromperie sur la qualité n’est pas constituée », le tribunal de première instance n’a pas suivi l’administration des fraudes. Ceci dit, cette dernière a demandé au procureur de la république de faire appel, considérant que les magistrats « avaient été un peu souples dans leur décision ». Une fois saisie, la cour d’appel devra donc se prononcer dans un avenir plus ou moins proche, en sachant que les juges de seconde instance statuent davantage en droit, c’est-à-dire sur un aspect moins factuel mais plus juridique du dossier.
Le problÈme sur les « belles qualités »
On l’aura compris ! S’il ne se vendait que du Cognac HHH ou VSOP, la question de l’âge des Cognacs ne revêtirait pas la même importance. Les consommateurs ne manquent pas de bon sens et sont capables d’établir un parallèle entre le prix de la bouteille et son contenu. On ne demandera pas à un Cognac de 25 euros de justifier d’un âge vénérable. Mais heureusement pour lui, « le spiritueux qui se targue d’être le plus cher au monde » vend encore de belles qualités, de type X.O et plus. Ces belles qualités « sont l’illustration de ce que peut être le Cognac » et il n’est sans doute pas faux de prétendre, à l’instar d’Alain Braastad, des Cognacs Delamain « que l’on ne vendra des HHH que si l’on vend des vieilles eaux-de-vie, car la réputation du Cognac n’est pas basée sur les qualités jeunes ». Ainsi, la question de la communication sur les vieilles qualités dépasse-t-elle largement l’importance numérique de sa catégorie. Le monde du Cognac ne peut pas rester indifférent non plus à la concurrence exercée, depuis une dizaine d’années, par les Scotch Whiskies et leurs 18 ou 25 ans d’âge. Comme l’indique Bernard Guionnet, président de l’interprofession, « le Whisky ne fait pas seulement du mal au segment des Cognacs jeunes. Il concurrence aussi les bouteilles vendues autour de 45 e (300 F) et il y a certainement là une perte de marché ».
Le Cognac pose un autre type problème lié à sa nature même de produit d’assemblage. Car le Cognac, c’est avant tout un mélange d’eaux-de-vie d’âge et de crus différents. Mais comment communiquer sur un assemblage ? Faut-il parler d’âge minimum, d’âge moyen, rentrer dans un descriptif sommaire de la coupe ?
A chaque famille sa religion
En caricaturant un peu, on pourrait presque dire qu’à chaque famille sa religion. Parmi les majors, les membres du Syndicat des exportateurs (dont font partie Hennessy, Martell, Courvoisier…) privilégient sans conteste l’indication d’un âge minimum mais un âge minimum dont le seuil serait rehaussé (c’est tout le problème, récurrent, du rattachement du X.O au compte 10 au lieu du compte 6). Rémy Martin (syndicat Progrès et Tradition) semblerait prêt à s’orienter, quant à lui, vers un descriptif du produit, « plus proche de la réalité du métier d’élaborateur ». Président de l’Union Syndicale, Antoine Cuzange n’en déroge pas. Il sera toujours le champion d’une réglementation a minima. Quant au groupe des viticulteurs et petits négociants, spécialisés dans les vieilles qualités, ils expriment peu ou prou une même attente : pouvoir parler de l’âge des eaux-de-vie mais non seulement de celles d’aujourd’hui et de demain mais aussi de celles d’hier et d’avant-hier. D’où leur intérêt pour un « âge moyen » fondé sur une expérience de dégustation et de métier, à défaut d’autres choses. Si tous ces groupes ressentent aujourd’hui le besoin de mieux communiquer sur le produit, il est clair que, dans la motivation, des degrés existent entre les propriétaires de marques, dont l’argumentaire est avant tout axé sur leur nom (et leur renom) et ceux pour qui la communication sur l’âge et le cru est le seul moyen de reconnaissance ; entre les grands négociants qui craignent une fuite anarchique d’initiatives « solo » en matière d’indication d’âge et les petits opérateurs qui se nourrissent d’une stratégie de différenciation ; entre ceux qui croient que le consommateur actuel ne se satisfait plus d’informations parcellaires sur le produit et ceux qui pensent que la « part de rêve » inhérent à tout produit de luxe se satisfait d’un certain flou… Une volonté de changer peut-elle naître de ces positions plurielles ? Au détour de l’action de la DGCCRF, la profession a en tout cas pris la mesure du risque qu’il y avait à ne rien faire. Ensuite, au plus fort ou au plus déterminé à faire peser la balance dans son sens.
Dans la région délimitée, l’action des Fraudes a été ressentie par beaucoup comme un coup de poignard dans le dos, une initiative en tout cas disproportionnée par rapport aux faits incriminés. « Ce type d’attaque peut faire terriblement mal. On ne sait jamais si une entreprise sans sortira. Il y avait d’autres manières de procéder, en alertant par exemple l’interprofession. Les opérateurs ne sont pas des gamins qui ont besoin de se faire taper sur les doigts. » La DGCCRF se défend de toute intention belliqueuse à l’égard du Cognac : « Il ne s’agit pas d’une politique propre à la région. Nous intervenons de la même manière pour tous les produits. C’est de notre rôle de vérifier les allégations portées sur les documents. On ne peut pas dire qu’il existe une dérive sur le Cognac mais nous savons que les indications d’âge sont porteuses et il convient de les vérifier, pour éviter le phénomène de concurrence déloyale. »
La frontiÈre entre le permis et l’interdit
En matière de communication sur l’âge des Cognacs, où passe la frontière entre ce qui est permis et ce qui est interdit ? La réponse, pas simple, repose en fait sur deux éléments : le cadre juridique dans lequel s’exercent les indications d’âge du Cognac et le problème de la preuve. Ces deux points sont distincts et méritent d’être traités comme tels, de manière séparée. Mais tout à la fois ils sont liés, car, dans la ligne de la nouvelle politique de la traçabilité, « tout ce qui est dit doit être prouvé ».
Comme nous sommes en Europe, c’est la directive générale 2013 (79-112) sur l’étiquetage qui constitue le cadre juridique des indications d’âge portées sur l’étiquette comme sur les documents publicitaires. Car une jurisprudence constante veut que l’étiquette fasse partie de la publicité. Adoptée en 1979, cette directive communautaire a fait l’objet après coup d’une transcription dans les textes nationaux. En France, elle a été reprise par décret en 1987 et intégrée au Code de la consommation en 1997. Elle vaut pour toutes les denrées alimentaires, à l’exception des vins, et stipule l’utilisation des mentions obligatoires. Ce qui signifie que, pour le reste, les opérateurs « ont une totale latitude dans les mentions portées sur l’étiquette ou sur la publicité, à condition que les mentions correspondent à la réalité et ne soient pas de nature à induire le consommateur en erreur ». Pourtant, le règlement communautaire 1576/89 du 29 mai 1989 définissant les boissons spiritueuses précise, dans son article 7 alinéa d, la prescription suivante : « sauf exception, une durée de vieillissement ne peut être indiquée que lorsqu’elle concerne le plus jeune des constituants alcooliques et à condition que le produit ait été vieilli sous contrôle fiscal ou sous contrôle présentant des garanties équivalentes ». Y aurait-il contradiction entre les deux textes ? A Paris, au Bureau des boissons de la DGCCRF dirigé par Dominique Filhol, le message est très clair. « Tout en respectant le principe d’indiquer le Cognac le plus jeune, rien ne s’oppose à faire état des différents composants rentrant dans la coupe, dans la mesure bien sûr où l’on est capable de le prouver. En ce sens, les opérateurs disposent d’une marge de manœuvre relativement importante. » Les problèmes du Cognac seraient donc résolus ! Pas si simple. Il faut bien comprendre que dans l’esprit de l’administration des Fraudes, l’information ne vaut que parce qu’elle est complète. C’est la règle du tout ou rien. Ou l’on indique tout, ou l’on indique rien. A défaut, il y a risque de tromperie du consommateur. Ainsi, il ne suffirait pas de dire qu’un Cognac contient une eau-de-vie de cinquante ans d’âge, même si on peut le prouver. Faudrait-il encore dire de quoi le reste est constitué, sans oublier de mentionner les proportions. C’est toute la question de l’indication de la « recette ». Les opérateurs sont-ils prêts à livrer leur recette ? Les fonctionnaires ne se bercent pas d’illusion : « personne ne veut le faire ». Et c’est vrai que la plupart des maisons opposent d’emblée des arguments techniques, sans même arguer du climat concurrentiel. « A travers nos marques, nous défendons une qualité constante. Cela signifie que les coupes varient, pour maintenir cette stabilité dans le temps. Comment envisager dès lors de modifier nos étiquettes au gré des coupes ? Non, c’est un système trop compliqué, inapplicable dans les faits. » Mais ce qui n’intéresse pas une grande marque peut-il intéresser un opérateur plus petit ? Ce qui paraît difficilement déclinable sur une étiquette peut-il l’être plus facilement sur un document publicitaire ? D’ailleurs, parmi les opérateurs importants, un au moins ne semble pas allergique à l’idée de délivrer sa « recette ». C’est Rémy Martin. « Chaque maison a ses propres assemblages qui font le type ou la spécificité de cette marque » souligne Jean-Pierre Lacarrière, directeur général adjoint de la société. « Ce serait certainement une bonne chose d’avoir la possibilité de dire que l’assemblage est fait de telle ou telle façon. Le consommateur est très intéressé par les mentions portées sur la bouteille. C’est relativement nouveau, cela n’existait pas il y a dix ans. Dès lors, il paraîtrait logique de répondre à sa curiosité en l’informant sur l’essence même de notre métier, l’assemblage, en décrivant les composants du Cognac. »
Rattachement de l’X.O au compte 10
Les membres du Syndicat des exportateurs tiennent un discours autre. Ils défendent depuis une dizaine d’années déjà l’idée d’un rattachement du X.O au compte 10 au lieu du compte 6 comme aujourd’hui. Cela signifie qu’une bouteille d’X.O ne puisse contenir que des eaux-de-vie de plus de 10 ans d’âge. « Dans notre esprit, le rattachement au compte 10 représente un minimum. Nous avons une obligation de sérieux vis-à-vis du consommateur et le vieillissement est notre point fort, ne l’oublions pas. La transparence sur les âges passe par là. » Et de déplorer que ce rattachement au compte 10, « déjà plusieurs fois acté au sein du BN, ait été à chaque fois mis en échec par une minorité de blocage ». « Il s’agit tout de même d’une faiblesse très nette de notre appellation. Nous n’en sortirons que le jour où l’on sera capable d’admettre dans cette région que la très grande majorité des viticulteurs et des négociants doit l’emporter. » La crainte exprimée par le Syndicat des exportateurs ! « Qu’en l’absence d’une évolution collective de la réglementation, il y ait un jour des initiatives dommageables pour l’ensemble de la production. » Pour être un peu plus explicite, qu’un jour déboule dans le paysage charentais un « quinze ans d’âge » permis par la traçabilité « et que là nous ne soyons pas capables de résoudre le problème ». A travers cette crainte, affleure une réflexion plus stratégique sur la façon de communiquer sur le produit. Toute la région doit-elle se retrouver mobilisée derrière les sigles portant connotation de vieillissement, traditionnellement admis pour le Cognac – VS, VSOP, Napoléon, X.O, Extra… – ou peut-elle faire l’économie de cet effet de masse en laissant naître des initiatives individuelles, quitte à être guettée par la dispersion ? La question mérite sans doute d’être posée. Maintenant, le rattachement de l’X.O au compte 10 constitue-t-il le seul angle pour l’aborder ?
« le risque d’être attaqué et de perdre »
Antoine Cuzange, président de l’Union syndicale, l’autre syndicat du négoce à côté du Syndicat des exportateurs et de Progrès et Tradition, n’en fait pas mystère. Il est viscéralement opposé – lui préfère dire « très réservé » – au prélèvement du X.O en compte 10. A cela, il avance plusieurs raisons. La première, élémentaire, tient à l’augmentation de la charge de vieillissement. « Est-ce compatible avec un produit de nomenclature industrielle ? » s’interroge-t-il en toute connaissance de cause. Et de placer ipso facto le problème sur le terrain du droit, pour en tirer une seconde série d’arguments. « L’X.O et les sigles en général sont du ressort de l’affichage et de l’étiquetage et relèvent donc de la réglementation communautaire. Or Cognac et Brandy appartiennent à la même catégorie communautaire des eaux-de-vie de vin. Si la commission voulait imposer à tout le monde la règle des dix ans d’âge, il y a fort à parier qu’elle n’y parviendrait pas. Et dans l’hypothèse d’une règle franco-cognaçaise, adoptée par l’interprofession, qui pourrait empêcher un opérateur situé en Allemagne ou ailleurs, possédant un chai jaune d’or, de sortir un X.O dans le compte de son choix ? Ce qui est acquis pour le moment pourrait alors fort bien voler en éclat et se traduire par un X.O à deux vitesses. En conclusion, je m’interroge sur la recevabilité juridique, au plan communautaire, d’un X.O d’au minimum dix ans d’âge. Sortir de la logique actuelle, ce serait prendre le risque d’être attaqué et de perdre. » On ne saurait être plus clair. Sur la « minorité de blocage » que pourrait constituer son syndicat à l’égard du rattachement de l’X.O à des comptes supérieurs, A. Cuzange s’en défend. « En l’occurrence, le champ d’application de la minorité de blocage concerne les seules décisions relevant de la loi de 1975, c’est-à-dire relatives au vote des CVO (cotisations volontaires obligatoires) ou des taxes parafiscales… La démarche X.O dépend des ministères de tutelle. »
Le vieillissement dynamique
Le vieillissement dynamique pourrait-il constituer une alternative intéressante ? La formule désigne une méthode inspirée de la « solera », une technique d’assemblage utilisée pour les vins et les brandies de Xérès, en Espagne. Dans ce système, les fûts sont superposés pour former une pyramide. La rangée du bas contient le plus vieux vin qui sert à la mise en bouteille. La quantité retirée est remplacée par une quantité équivalente tirée de la rangée immédiatement supérieure et ainsi de suite, jusqu’à la rangée du dessus qui reçoit le vin de l’année. « Le système permet de créer des produits non millésimés qui, théoriquement, présentent un goût constant année après année. » (David Churchill, rédacteur à Vintage). Autrement dit, techniquement, la méthode solera aboutit à l’émergence d’un âge moyen des vins et eaux-de-vie ayant subi ce mode de conduite. Lors de son entrée dans l’Europe, l’Espagne a eu l’habileté de faire reconnaître cette pratique dans le traité d’adhésion. C’est ainsi que les vins et les brandies de Xérès sont-elles les seules boissons spiritueuses de la Communauté à pouvoir indiquer un âge moyen sur les étiquettes, quand les autres spiritueux (Whisky, Cognac…) se contentent d’un âge minimum. « Pourtant, qu’est-ce qu’un Cognac X.O sinon l’assemblage de vieilles eaux-de-vie avec des plus jeunes pour aboutir à un âge moyen ou à un âge pondéré » souligne Antoine Cuzange. Le parallèle entre technique de la solera et assemblage des Cognacs pourrait-il permettre aux Charentais de mieux communiquer sur l’âge de leurs eaux-de-vie ? Président de la commission juridique du BN, le président de l’Union Syndicale a été chargé d’animer un groupe de réflexion sur le sujet. Il voit dans la norme espagnole l’opportunité de « dire légalement ce qui est fait », « le moyen de combiner une réalité physique avec la réalité réglementaire du texte européen ». Question : si tant est que la profession du Cognac se déclare intéressée par l’indication d’un âge moyen de ses eaux-de-vie, au moins pour ceux qui le veulent, faudrait-il modifier le règlement européen sur les boissons spiritueuses ? Mme Filhol, de la DGCCRF, admet que la discussion est ouverte sur ce point de droit. A ce sujet, elle ne cache pas sa prudence. « Il y a parfois plus à perdre qu’à gagner à modifier un règlement communautaire. Avec l’élargissement programmé aux pays de l’Est, de nombreuses attentes existent en matière d’eaux-de-vie de vin. La région de Cognac a par exemple obtenu que soit inscrit dans le règlement communautaire un taux de non-alcool important pour les eaux-de-vie de vin (brandies et Cognac), qui pourrait être remis en cause lors d’une nouvelle négociation. Il convient d’être circonspect. » Par ces propos, Mme Filhol semble considérer comme probable l’hypothèse d’une modification du règlement si Cognac voulait bénéficier du vieillissement dynamique. A. Cuzange pense au contraire que Cognac pourrait se raccrocher à une pratique autorisée, sans rien changer à ce qui existe. « Il faudrait engendrer une permissivité réglementaire additionnelle » dit-il.
« le trésor de la famille »
« Nous avons des stocks qui remontent au début du XXe siècle. C’est le trésor de la famille. Mais comment le dire ? » L’interrogation quasi existentielle d’Annie Ragnaud-Sabourin rejoint celle de ces collègues viticulteurs ou négociants spécialisés dans les vieilles qualités, en tout une petite vingtaine dans la région délimitée. Les procès-verbaux dressés par les agents de la Répression des fraudes les ont laissés pantois et désarmés, eux qui se battent tous les jours pour défendre « la belle partie du Cognac ». Alors que le suivi des âges par le BN s’arrête au compte 9 (1). comment arriver à prouver l’âge d’une coupe intégrant de très vieilles eaux-de-vie ? « Une fois que vous avez mis très vieux sur une étiquette et que vous vendez quatre Cognacs ”très vieux“ à des prix différents, ce n’est pas évident. » Ils pensaient tenir un début de réponse avec le terme « goûtant », une expression traditionnelle à la région délimitée, se référant à une expérience de dégustation. Autrefois, le recours à cette indication d’âge était bien plus courant puis avait été abandonné parce que déjà critiquée par l’Administration. Puis elle est progressivement revenue, faute de mieux et sans doute parce qu’elle correspondait à une réalité produit. Francis Audemard, courtier à Cognac, s’explique sur le sens du mot « goûtant ». « En tant que dégustateur, on ne dira jamais qu’une eau-de-vie est de 1952 ou de 1912 mais qu’elle “goûte” tant d’années, en fonction des références olfactives et en bouche que nous possédons. C’est une sensation très précise, acquise avec le temps et partagée par les professionnels de la place. Pour pouvoir dire qu’une eau-de-vie “goûte” 60 ans, il faut en avoir vu. » « L’âge officiel, précise-t-il, n’est pas forcément l’âge qualité. Des eaux-de-vie de 50 ou 60 ans peuvent ne “goûter” que 10 ans, si elles ont été mal vieillies. » Parlant de l’âge de la coupe, Alain Braastad ne prétend pas autre chose. « Quand nous disons qu’une coupe “goûte” 25 ans, c’est qu’elle présente une certaine rondeur, un certain moelleux qui fait que les Cognacs qui la composent ont peut-être 22 ou 34 ans mais se réfèrent à un type bien précis, correspondant à un âge moyen. Pour moi qui ai toujours goûté, tout ceci veut dire quelque chose. » Dans les procès-verbaux dressés par les agents de la Répression des fraudes, le terme « goûtant tel âge » n’apparaissait pas sur l’étiquette mais sur les documents commerciaux destinés à des prescripteurs, sommeliers, cavistes. Ils ne s’adressaient pas au client final. Ce qui n’a pas empêché les agents de la Répression des fraudes de dresser des procès-verbaux. Car, dans l’affaire, la position de l’Administration est sans nuances. Mme Filhol, directrice du bureau des boissons à la DGCCRF, la délivre comme telle. « Les termes “style”, “goûtant” sont totalement interdits, non seulement par la réglementation franco-française mais aussi par les arrangements internationaux. De plus en plus, la Cour de Justice se fonde sur la réalité des choses et la traçabilité générale des produits. Pour pouvoir parler d’une eau-de-vie de 50 ans, il faut en apporter la preuve. »
Le problÈme de la preuve
La preuve, le grand mot est lâché. Vaste question que celle de la preuve. On peut s’interroger sur sa pertinence, sa force probante, sa validité, son degré d’exigence, les moyens de l’administrer… En un mot comme en cent, comment apporter la preuve de ce que l’on avance ? En matière d’âge des Cognacs, un premier réflexe serait de considérer qu’au-delà des comptes d’âge réglementés par l’interprofession, il n’y a plus de preuves possibles. Erreur. La preuve peut être apportée par tous moyens et notamment par un « faisceau d’indices ». C’est le Code de la consommation issu de la loi Royer qui le dit. Reste que ce « faisceau d’indices » doit revêtir une force probante suffisante pour emporter la conviction des juges, en cas de besoin. Et c’est bien là toute la difficulté.
La réglementation interprofessionnelle sur les comptes d’âge est née sous l’impulsion des pays importateurs qui, au début du XXe siècle, voulaient obtenir des garanties sur l’âge minimum des produits. En 1920, l’Australie fut l’un des premiers pays à exiger ces certificats d’âge. L’administration fiscale a décidé de mettre en place un système de tenu des comptes d’âge, qui s’est généralisé à l’ensemble des eaux-de-vie nationales en 1952. Pour le Cognac, explique Janine Bretagne, juriste au BNIC, « ce système de contrôle de l’âge remonte à 1946. Auparavant et dès 1929, l’administration fiscale avait jeté les bases de l’acquit et des chais, et en avait confié la gestion au BNIC, agissant par délégation de l’Administration. Le contrôle de l’âge institué en 1946 va s’appuyer sur l’acquit jaune d’or et les chais du même nom. Tout détenteur d’eau-de-vie de Cognac doit être “immatriculé” auprès de l’interprofession et soumis au contrôle de l’âge sur l’ensemble de ses eaux-de-vie. Il nous fait connaître tous les mouvements sur ses stocks, entrées, sorties, manipulations sur les eaux-de-vie (ouillages, coupes). La tenue des comptes d’âge par le BNIC a force probante. La réforme des Douanes n’a rien changé. Le compte d’âge et les crus sont des éléments qui doivent apparaître obligatoirement dans la comptabilité matière. Un arrêté interministériel en cours d’écriture va reformuler notre mission de contrôle des âges mais sans modification sur le fond ». Aujourd’hui, la tenue des comptes d’âge par le BN s’arrête au compte 9 et c’est là où réside la limite du système. Il faut bien comprendre que le compte 9 ne renseigne pas sur une durée de vieillissement mais sur un âge minimum. « Si l’on avait commencé à créer des comptes d’âge dès 1946, on pourrait en être au compte 50 » déplorent des professionnels qui ne peuvent que constater la traçabilité perdue. Et de rager contre ces Whiskies écossais qui, beaucoup moins bien armés qu’eux au départ, leur ont brûlé la politesse sur leur propre terrain, celui de l’âge. Par une présence physique des douaniers dans leurs distilleries puis par une comptabilité matière, les Whiskies sont aujourd’hui à même d’indiquer sur leur étiquette 15 ou 20 ans d’âge et de le prouver. Pour leur part, les Cognacs, globalement, ne le peuvent pas. Les voilà « brimés » dans leur faculté d’expression « alors qu’ils auraient pu être les rois en matière d’indication d’âge ». Comment en est-on arriver à cette situation paradoxe ?
« balayer devant sa porte »
Dans cette affaire, les Cognaçais doivent sans doute « balayer devant leurs portes » avant de jeter l’anathème sur les autres. Tout le monde s’accorde à le reconnaître ! Le règlement européen 1576/89 sur les spiritueux est clairement d’inspiration cognaco-cognaçaise. A l’époque, les Cognaçais tenaient « mordicus » à la règle de l’indication d’âge du plus jeune des constituants rentrant dans la coupe, directement issus de leur propre réglementation sur les âges minimum. Et les Anglais de s’étrangler contre ces Charentais qui les avaient « roulés dans la farine ». Pendant longtemps sans doute, la profession n’a-t-elle pas pris la mesure de l’importance de l’information sur l’âge pour un produit d’assemblage comme le Cognac, qui plus est marqué par le poids des marques. Mais depuis dix ou quinze ans il en va autrement. Tout le monde est bien convaincu de l’intérêt qu’il y aurait à créer de nouveaux comptes d’âge. Pourtant les discussions achoppent sur un problème factuel. Un certain nombre d’opérateurs refusent de créer de nouveaux comptes d’âge tant que le principe du rattachement de l’X.O au compte 10 (encore à créer) n’est pas acquis. C’est le cas de Jean-Marc Olivier, maître de chai de la société Courvoisier et à ce titre membre du Syndicat des exportateurs. « Où se situe le débat ? relève-t-il. Certainement pas dans le plaisir de tenir de nouveaux comptes d’âge mais dans le fait de pouvoir offrir au consommateur de meilleures garanties de qualité. » La détermination de ce groupe de négociants n’a d’égale que celle qui anime les tenants d’un maintien du rattachement de l’X.O au compte 6 (voir la position d’Antoine Cuzange). Face au glacis des positions, le statu quo peut durer longtemps.
Les systèmes de traçabilité
Mais le suivi réglementaire des âges par l’interprofession ne constitue pas la seule voie possible d’administration de la preuve. La DGCCRF l’admet volontiers. La comptabilité matière tenue par chaque opérateur représente un autre moyen de preuve, à condition que ce système présente tous les gages de sérieux et de validité. Depuis 10 ou 15 ans déjà, des maisons se sont organisées pour suivre à la trace leurs eaux-de-vie rentrant dans les coupes et dans les bouteilles. Cette traçabilité a bénéficié de la mise en place des procédures de certification et du formidable concours de l’informatique, qui a rendu possible ce qui ne l’était pas il y a trente ans. Si aucune raison objective n’empêche un petit opérateur de tenir une comptabilité matière et un livre de coupe précis (ce qui est généralement le cas d’ailleurs), il va sans dire que la mise en place d’un système de suivi des lots réclame une organisation sans faille, qui n’est pas forcément à la portée de tous. Qui plus est, le travail autour des eaux-de-vie engendre ses propres contraintes. « Pour pouvoir dire que l’on vend une eau-de-vie de 1893 il faut avoir procédé aux différents ouillages (1) avec une eau-de-vie de 1893 et pouvoir justifier le mouvement » explique Janine Bretagne. « Car ouiller une eau-de-vie de 1893 avec une eau-de-vie de compte 2 reviendrait automatiquement à la déclasser en compte 2. » Et la notion d’assemblage, au cœur même du Cognac, vient démultiplier la difficulté. D’où la crainte à terme que ce qui est possible pour certains ne le soit pas pour d’autres et que des initiatives individuelles viennent ébranler la cohérence d’ensemble du produit Cognac.
On a pu croire un temps que la solution allait passer par les eaux-de-vie millésimées, tenues sous fût ou chai à double clés. En fait, la greffe n’a jamais pris, parce que les majors n’en ont jamais vraiment voulu et aussi parce que les eaux-de-vie millésimées collaient mal à la réalité produit. Trop de paramètres influent sur le vieillissement (l’humidité du chai, la qualité du fût, l’effet année…). « Trente ans après leur mise en stock, les eaux-de-vie peuvent être magnifiques ou invendables » constate un praticien. Toujours possibles, les millésimes représentent une part infime du stock et, aujourd’hui, le système est battu en brèche par les nouvelles techniques de traçabilité, plus souples d’emploi. Pour un même résultat, les opérateurs s’émancipent de la lourdeur d’un système de millésimes. L’analyse au carbone 14 pour la datation des vieux Cognacs ne s’est guère révélée plus intéressante. Le carbone 14 est sensible à l’eau de réduction et de toute façon, les Cognacs ne sont pas assez vieux pour bien répondre à la technique. Ils devraient avoir 500 ou 1 000 ans d’âge. Quant à l’année indiquée à la craie sur le fût, sans doute constitue-t-elle un « début de preuve », mais doit-elle être corroborée par des documents attestant de la réalité de l’âge.
Quid de l’existant ?
Parler de millésimes, de traçabilité, d’augmentation des comptes d’âge, c’est évoquer la mise en place de « traces » qui vaudront pour l’avenir. Mais quid de l’existant, c’est-à-dire des eaux-de-vie de 40 ou 50 ans pour lesquelles il n’y a pas eu d’enregistrement de leur date de naissance et pas de suivi ou un suivi trop imprécis ? Le problème, récurrent, semble insoluble. Faut-il consentir à se priver de toute information à leur sujet ou serait-il possible de concevoir un moyen de communiquer sur leur âge sans être pris à défaut ? Un opérateur donne sa vision des choses. « La première sagesse, c’est d’être sérieux dans ses propos et tenir un discours approprié qui reste dans le cadre de la réglementation implicite du produit. » Une manière élégante de botter en touche. Un certain nombre d’opérateurs aimeraient sans doute aller plus loin et savoir, par exemple, si la dégustation par des professionnels peut servir d’élément de preuve pour caractériser de vieilles eaux-de-vie ?
L’âge est-il consubstantiel de la qualité Cognac ? Il y a ceux qui n’en sont pas persuadés et qui, volontiers provocateurs, n’hésitent pas à prétendre « qu’un vieux Cognac, c’est un Cognac jeune que l’on a pas été capable de vendre ». Il y a ceux, plus nombreux qui, sous couvert de pragmatisme, se demandent si l’âge représente vraiment un enjeu professionnel majeur. « De toute façon, le consommateur a toujours une idée un peu supérieure de la qualité. Pour lui, un X.O a 25 ans, ce qui relativise d’autant les bagarres internes pour un rattachement au compte 6 ou au compte 10. L’apanage du luxe, c’est justement de donner à rêver ». Et puis il y a ceux, de plus en plus nombreux tout de même, qui croient sentir une évolution des mentalités. « Les consommateurs sont prêts à payer le prix mais ils veulent savoir pourquoi », notait récemment Claude de Jouvancourt, directeur général adjoint de la maison Marnier-Lapostolle. Pourquoi la notion de transparence, qui irrigue toutes les pratiques de consommation, épargnerait-elle le Cognac ? N’est-il pas plus prudent de prendre les devants et de mieux informer le consommateur. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose… » dit l’adage. Ce serait tout de même désolant que le Cognac, un des produits les mieux corsetés au monde, dont le stock de vieilles eaux-de-vie de compte 6 dépasse 1,5 million d’hl AP, tombe sous une vulgaire accusation de fraude sur l’âge.
Les comptes d’âge du Cognac
Les comptes d’âge tenus par le BNIC s’arrêtent aujourd’hui au compte 9. Le passage dans le compte d’âge supérieur intervient lors de la fin de la campagne de distillation, soit le 1er avril de l’année qui suit la récolte, à condition que le Cognac ait été produit au plus tard le 31 mars. Un compte 00 existe, pour enregistrer les eaux-de-vie distillées jusqu’au 31 mars, date après laquelle elles sont inscrites au compte 0. La campagne de vieillissement s’étend du 1er avril au 31 mars de l’année qui suit.
l Compte 00 : le jour de leur distillation, pour les eaux-de-vie obtenues au cours de la campagne de distillation (jusqu’au 31 mars).
l Compte 0 pour les eaux-de-vie du compte 00, à compter du 1er avril de l’année qui suit la récolte.
l Compte 1 pour les eaux-de-vie de plus d’un an au 1er avril.
l Compte 2 pour les eaux-de-vie de plus de deux ans au 1er avril.
l Compte 3 pour les eaux-de-vie de plus de trois ans au 1er avril.
l Et ainsi de suite jusqu’au compte 9.
Age minimum de vente
La décision interprofessionnelle du 18 mars 1975, étendue par les ministres de tutelle, a fixé au compte 2 le minimum à partir duquel les eaux-de-vie de Cognac pouvaient être livrées à la consommation, soit plus de deux ans d’âge.
Le rattachement des comptes d’âge aux désignations de qualité
A travers le rattachement, il s’agit d’établir une correspondance entre l’âge de l’eau-de-vie la plus jeune entrant dans la coupe et les désignations de qualités. Intervenue dès 1946, cette question du rattachement a connu des évolutions dans le temps, la dernière en date ayant consisté à rattacher les dénominations XO, Extra et assimilés au compte 6 (décision du commissaire du gouvernement datée de 1978). Une décision du 23 août 1983 précise l’ensemble de ces rattachements régionaux.
l Minimum compte 2 pour les eaux-de-vie vendues avec les désignations Trois étoiles Cognac, Cognac V.S.
l Minimum compte 4 pour les eaux-de-vie vendues avec les désignations V.O, V.S.O.P., Réserves et assimilées.
l Minimum compte 6 pour Vieille Réserve, Très vieux, Napoléon, Extra, X.O et assimilés.
Mais ces minimum légaux ne reflètent pas forcément la réalité des assemblages. Comme le souligne un professionnel, « tout le monde a quand même envie de sortir des eaux-de-vie qui tiennent la route ». Ainsi, le « gentleman agreement » qui règne sur la région est-il sans doute plus proche des 3-5 ans pour les V.S, 5-8 ans pour les V.S.O.P., 12 ans et bien plus pour les X.O.
Cognacs millésimés : le principe du double contrôle
Si la possibilité de millésimer du Cognac a toujours existé, le contrôle de l’interprofession s’exerce de deux façons : fût scellé ou chai à double clés.
Le principe du millésime, sous sa déclinaison actuelle, existe depuis 1989. Le principe du fût scellé consiste à procéder au descellement – pour toutes opérations de ouillage, vérification… – en présence d’un employé du BN, l’interprofession agissant comme prestataire de service. Le chai double clés signifie qu’une clé est détenue par l’exploitant et une autre par le BNIC. Toute intervention ne peut se réaliser qu’en présence du détenteur de la seconde clé.
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