« Il nous manque les clés ». Obscurément, c’est le sentiment qui prévaut au contact de la société sud-africaine. Suffirait-il d’un séjour plus long – trois semaines, trois mois, trois ans – pour en apprendre davantage ? Pas sûr. La réalité sud-africaine, terriblement complexe, file entre les doigts. Elle se soustrait à l’entendement des gens d’ailleurs. Parce que la littérature parle à la sensibilité et à l’imaginaire, peut-être n’y a-t-il qu’elle pour aider à pousser quelques portes.
Que dire de ces townships du Cap (Cape Flats) posés sur un plateau venté et poussiéreux. Sur des kiomètres et des kilomètres autour de la ville s’entassent de misérables bicoques de planches et de tôles. A-t-on vu baraquements plus sordides, misère plus absolue ? Pourtant, ici et là, poussent des maisonnettes toutes pareilles, collées les unes aux autres mais en dur, flanquées d’un panneau solaire sur le toit. Le premier pas vers l’accession à la propriété. Le début de l’ascenseur social.
Que pensez de ces « Gated communities », ensembles résidentiels fermés, qui semblent représenter la forme la plus usuelle, la plus banale, pour tout dire la plus normale du « vivre-ensemble » sud-africain. Et ce, apparemment, de manière transversale, quelles que soient les couches sociales et la couleur de la peau ?
Que comprendre de ce panneau « armed responsed » plaquardé à peu près partout sur les maisons individuelles ; de ces fils électriques, voire de ces fils barbelés, qui ourlent la plupart des murs d’enceinte. Choquant, oui assurément, mais que sait-on du degré de risque, du niveau de dangerosité, du sentiment de peur ? Qui est prisonnier de qui ? Entrevue dans une cave de vinification, deux jeunes employés, l’un blanc, l’autre noir, se serrant les mains dans un geste fraternel. En Europe, qui serait capable d’un tel geste ?
Au cours du voyage Bisquit, rendez-vous avait été donné dans un grand hôtel du Cap, posé au bord d’une luxueuse marina. Ce soir-là, le Cognac Bisquit et le groupe Distell s’associaient à un journal de lifestyle, Destiny, pour conduire une opération promotionnelle croisée. Originalité du titre de presse ! S’adresser à la « coloured population », autrement dit à la population noire, avec le projet éditorial de mettre en avant la réussite de personnalités de la communauté. Très bien. Alors que la soirée avait démarré classiquement et plutôt de façon « bling-bling » – évocation de marques, propos léger – voilà qu’elle change de ton. Au micro, un grand architecte designer sud-africain. Pendant près d’une heure, dans un parfait anglais, il tiendra en haleine des groupies maquillées, sophistiquées, très loin à première vue du milantisme politique. De quoi est-il question ? Des townships, de l’apartheid, d’une société pan africaine « résiliente », de « réinventer l’Afrique du Sud », de liberté et de sécurité pour tous, d’espaces ouverts, de politiques publiques de la ville, d’une police qui soit humaine et non « l’ennemie de la population »… Paroles graves, engagées. Qui aurait attendu cela d’une telle soirée ? Etonnante intelligentsia noire qui, face aux promesses de sa destinée individuelle, n’oublie pas sa responsabilité collective. Moment rare d’un voyage où, l’espace d’un instant, une fenêtre s’ouvre sur une autre réalité que la sienne.
Deux livres parmi d’autres :
« Disgrâce », de J.-M. Coetzee (prix Nobel de littérature).
"La saison des adieux" de Karel Schoeman