P. Guyot affirme conserver « le goût des Charentes », certains propos sans fard évoquent un amour déçu.
« Le Paysan Vigneron » – Pour Foulon-Sopagly, comment s’est passée la « campagne des Charentes » ? Austerlitz ou Waterloo ?
Pierre Guyot – Avant la récolte, nous évoquions entre nous un possible enlèvement de l’ordre de 45 000 hl vol., soit le dixième des quantités retirées l’an dernier (450 000 vol.). Au final, notre campagne jus de raisin en Charentes s’est soldée par moins de 5 000 hl vol. Dans ces conditions le doublement du prix – 30 € l’hl vol. cette année – ne signifie pas grand-chose, même si c’était le prix des Cognacs d’il y a deux ans. J’ai toujours pensé que le prix n’avait rien à voir avec les jus de raisin ! (rires).
« L.P.V. » – En concevez-vous une certaine amertume ?
P.G. – Je dirais seulement que nous ne sommes pas très satisfaits d’avoir vu sacrifier les 150 hl vol./ha. Alors que ce niveau de rendement agronomique faisait l’unanimité en juillet, il est passé à la trappe sans autre forme de procès. Certes, la face du monde n’en aurait pas été changée. Mais la mesure ne coûtait rien et, symboliquement, c’eut été un signe. Personne n’a voulu lever le tapis. La Charente organise sa propre désorganisation et s’étonne ensuite de ne pas être crédible auprès de Bruxelles. Tant au niveau du ministère que de l’interprofession, on s’aperçoit que les débouchés « autres » n’intéressent pas grand monde, du moins à court terme.
« L.P.V. » – Qu’entendez-vous par là ?
P.G. – A nous tout seul, on ne va pas essayer de faire avancer une région qui ne veut pas avancer. Des entreprises comme les nôtres ont essayé d’amorcer la pompe du système d’affectation en proposant des solutions viables, car il est toujours plus simple d’essayer de s’insérer dans un cadre préétabli, de faire avec l’existant. Or, de quoi s’aperçoit-on ? Le système d’affectation est un système dont personne ne veut. Il mettra un temps incertain à s’installer, si tant est qu’on veuille qu’il y parvienne. Mais nous sommes des industriels. Nous ne pouvons pas attendre patiemment trois, quatre ou cinq ans que les choses mûrissent. Notre problématique est annuelle.
« L.P.V. » – Reconnaissez que la petite récolte n’était pas de la partie.
P.G. – Je suis de votre avis. C’est la faute à personne. Sauf qu‘en ce moment tout le monde fait l’autruche en pensant au Cognac. Viscéralement, la région aspire au tout Cognac. Après le « tir à blanc » de cette année, elle se fera plaisir l’an prochain en explosant les volumes à 900 000 hl AP. On verra si le Cognac peut le supporter. Il faut essayer au moins une fois. A moins que les viticulteurs acceptent d’être payés une année sur deux !
« L.P.V. » – On vous sent amer.
P.G. – Je pense que le vignoble charentais pouvait supporter les jus de raisin à côté du Cognac. Mais le Cognac veut être tout seul. A mon avis il a tort. Par son côté premium, le Cognac est un produit fragile, particulièrement exposé aux aléas de marché. L’opportunité de bénéficier d’un peu plus de souplesse avec les jus de raisin n’était pas un « luxe » et aurait mérité un traitement un peu plus attentif. Car les jus de raisin constituent un poumon naturel, une réserve facile à mobiliser. Le jour où le besoin s’en fait sentir, il est facile, avec le prix, de « taper dedans ».
« L.P.V. » – Tirez-vous un trait sur la zone d’approvisionnement charentaise ?
P.G. – J’espère bien qu’à long terme nous continuerons à être présents dans la région, sous une forme ou sous une autre. La zone charentaise nous intéresse avant tout pour sa latitude et le « bonus analytique » que cela induit, même si le réchauffement climatique fait un peu évoluer la donne, ici aussi. Les statistiques de la Station viticole du BNIC nous apprennent qu’en quinze ans, la date de récolte a avancé de quinze jours (un jour par an) dans la région délimitée. En ce moment, savez-vous que les Champenois achètent des terrains en Angleterre. La grande stratégie viticole actuelle c’est : « 300 km au Nord » !
« L.P.V. » – Sur quoi fondez-vous l’espoir de pouvoir continuer à vous approvisionner en Charentes dans la mesure où vous ne semblez pas avoir foi dans le Schéma d’avenir viticole ?
P.G. – Je pense que sous l’impulsion de Bruxelles, nous nous dirigeons à grands pas, dès 2008 probablement, vers un système binaire : d’un côté les vignobles qui supporteront des produits d’AOC et de l’autre des vignobles dédiés aux produits génériques. Si les premiers continueront d’être encadrés, le libéralisme s’appliquera aux seconds. Dans ces conditions, les « sauces nationales » qui cherchaient à établir un « mix » entre les deux – comme en France avec les vins de table gérés par l’ONIVINS – me semblent condamnées. Au moins la concurrence s’exercera-t-elle de manière un peu plus loyale de pays à pays. Les vases communicants d’un type de vignoble à l’autre n’existeront plus. A ce titre, l’affectation parcellaire, qui n’est jamais qu’un dérivé d’un système cognaçais un peu bancal, me semble vouée à disparaître. Il faudra imaginer d’autres solutions.
« L.P.V. » – Cette année, où avez-vous trouvé vos volumes de jus de raisin ?
P.G. – Nous avons fait un peu le tour de la Méditerranée. Globalement, l’Europe n’est pas déficitaire en jus de raisin. Des volumes existent en Espagne, au Portugal, ailleurs encore, sachant que la grosse difficulté consiste à mettre la main sur la marchandise qui nous convient. Pour trouver les petits degrés, nous avons couru devant la vendange. Il s’agit d’un bon exercice d’entraînement pour l’an prochain, quand l’affectation parcellaire sera en place en Charentes.
« L.P.V. » – Au niveau européen, comment s’est comporté ce marché de la matière première jus de raisin ?
P.G. – La campagne a été très tendue en prix en Italie, en Espagne. Si on parle d’une augmentation de prix de 40 %, « on n’est pas à la rue ».
« L.P.V. » – Pourquoi cette tension des cours ?
P.G. – Aujourd’hui, l’univers des jus de fruits flambe. L’orange, notre produit directeur, a triplé ses prix en deux ans, sous l’effet de l’arrachage de grosses surfaces d’orangers au Brésil, pour leur substituer des plantations de canne à sucre destinée à la carburation. De 900 $ la tonne, le concentré d’orange a atteint il y a six mois 2 600/2 700 $ la tonne. Les vergers polonais pommes et fruits rouges ont gelé au printemps. Ainsi, en arrive-t-on, par cascade, à une demande très soutenue en jus de raisin. Cette année, nous ne fournirons qu’environ 80 % des commandes. Resteront sans offre 300 000 hl vol. La demande augmente durablement alors que l’offre diminue inexorablement.
« L.P.V. » – Cette poussée vous semble-t-elle éminemment conjoncturelle ou au contraire pérenne ?
P.G. – Je pense qu’un effet conjoncturel va jouer sur les 2-3 ans à venir mais qu’une tendance lourde prendra le relais. En comptant l’Espagne, le marché européen des jus raisin représente aujourd’hui 2,6-2,7 millions d’hl vol. et je ne vois pas la demande baisser demain, bien au contraire. Le jus de raisin vient en complément de nombreuses spécialités. Par exemple, une marque de jus de fruits très connue utilise dans son cocktail l’orange pour 12 % et le jus de raisin pour environ 50 %. Le jus de raisin adoucit et le jus et le prix.
« L.P.V. » – Justement, le problème du jus de raisin ne vient-il pas du fait qu’il a du mal à valoriser son prix auprès des clients ?
P.G. – Compte tenu des marges faibles basées sur un marché allemand de volume, l’acheteur matières premières recherche une régularité de prix. Seule une filière jus de raisin organisée permettrait de diminuer la volatilité des prix et de garantir un revenu durable à chacun des acteurs. Les nouvelles conditions d‘approvisionnement nous donnent l’opportunité de nous affranchir de cette pesanteur, de trier nos marchés pour revenir à une rentabilité plus correcte, conforme à nos exigences économiques. D’ores et déjà le marché allemand – où il fallait enfoncer le prix jusqu’au dernier degré – n’occupe plus chez nous que la troisième voire la quatrième place alors qu’il fut longtemps premier. Le marché anglais est en pleine expansion, des perspectives s’ouvrent en Asie, nous regardons du côté de la Russie…
« L.P.V. » – La suppression de l’aide européenne sur les jus de raisin ne va-t-elle pas vous pénaliser ?
P.G. – C’est vrai qu’à une certaine époque l’aide européenne a permis aux jus de raisin de compenser leur handicap de prix par rapport aux autres fruits. Mais le contexte a changé. Aujourd’hui, nous interprétons cette suppression comme la recouvrance d’une liberté, à imaginer.
« L.P.V. » – Votre entreprise, Foulon-Sopagly, profite donc de l’embellie.
P.G. – En terme de production, nous avons réalisé l’an dernier une année astronomique en rentrant plus de 800 000 hl vol., traités dans une seule usine, celle de Mâcon puisque nous avons fermé le site de Rivesaltes. Ces volumes sont sur le marché cette campagne. Notre équipe se rajeunit et se féminise à vitesse V. Le service recherche et développement se renforce, de même que le service commercial. Notre nouveau directeur a 33 ans. Originaire de Savoie, il occupait précédemment les fonctions de directeur financier. Quelqu’un comme Xavier Bonarme, un de nos partenaires associés charentais, s’investit beaucoup dans la structure.
« L.P.V. » – Comment voyez-vous l’avenir ?
P.G. – Il nous faut d’ores et déjà anticiper la nouvelle règle du jeu de l’OCM 2008, imaginer les bouleversements et réorienter nos stratégies d’achats et de ventes sans attendre la dernière « mouture ». L’évolution climatique, la mondialisation, une organisation libérale, sont des contraintes ou des opportunités selon qu’on s’y oppose ou qu’on s’y attarde.
* En plus de ses fonctions d’acheteur, Pierre Guyot est directeur production de l’usine de Mâcon.