Le luxe est sacré, le luxe est monarchique, le luxe est ostentatoire, le luxe est histoire, le luxe est modernité, le luxe c’est du « temps concentré », du non-comparable, de l’irrationnel. Le luxe, c’est Eros et Thanatos. Très humain en somme.
Invité à la Journée du Cognac, Jean-Noël Kapferer, l’un des meilleurs spécialistes français des marques et du luxe, a expliqué en quoi consistait la convergence culturelle entre la France et la Chine. « Les Chinois ont été lobotomisés par la révolution culturelle. Ils ont une grande soif d’histoire. Ils considèrent les Etats-Unis comme une nation de sauvages, sans culture. Par contre, ils adorent la France ou l’Italie car ils considèrent que ces pays ont du répondant culturel. C’est notre chance et notre force à nous Français, à condition de savoir faire vibrer cette histoire « jusqu’au bout de la nuit », sans l’embaumer comme dans un musée. C’est tout l’enjeu du luxe de savoir réincarner les valeurs du passé dans l’hyper-modernité. » J.-N. Kapferer a lui-même fait résonner cette profondeur culturelle autour du luxe, dans un discours à la fois savant et léger, qui a ravi jusqu’aux derniers rangs d’une salle comble.
« Les Français n’aiment plus la stratification sociale. Ils sont très intelligents, ils défendent le principe d’égalité. « Soyez luxueux mais ne le dites pas. » Là-bas, dans les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud), ils ne sont pas hédonistes mais héroïques. Les héros ont des médailles et les médailles sont les marques. Les Vuitton, Chanel, Hermès, icônes françaises du luxe pour lesquelles les jeunes des pays émergents sont capables de dépenser un mois de salaire. Pour fonctionner, le luxe a besoin de plusieurs ingrédients. D’abord, il faut être convaincu que l’avenir sera meilleur que le présent. « On y va, on fonce ! » Ensuite, le moteur du luxe repose sur la fascination des jeunes gens pour un « modèle aspirationnel ». Ils veulent imiter les élites, adopter leur langage. Ils croient au paradis matérialiste. Entre 23 et 28 ans, l’illusion fonctionne. Ensuite, elle s’estompe. Le luxe se nourrit d’ostentation. Le luxe n’est pas fait pour être caché.
Dans le luxe, le temps représente une dimension essentielle. Les clients du luxe veulent avoir « un moment de luxe à eux ». En ouvrant une bouteille de Cognac, ils acquièrent du « temps concentré » ; quelque chose que l’on ne pourra jamais leur prendre.
Le luxe incarne la perfection, la rareté, le plaisir, le savoir-faire. Pour le Cognac, le « ici et pas ailleurs » d’un terroir à nul autre pareil. Nous sommes dans l’incomparable, le « non-comparable ». C’est toute la différence avec la logique premium. Elle fonctionne à rebours du luxe. Que dit son « business model » ? « Je vends plus cher parce que c’est meilleur ». C’est le grand discours des marques de cosmétique. Même chose pour une nation comme l’Allemagne. Les Allemands n’aiment pas le luxe. Ils sont dans la logique rationnelle de la premiumisation. A l’inverse du luxe qui, lui, est moins dans le bilan que dans la foi.
Le luxe est Janus. Il a deux visages, comme la divinité à deux têtes des temples romains. Il a à la fois une face sociologique (je m’identifie à l’élite) et une face onirique, qui privilégie le rêve, la magie. C’est pourquoi, à l’égard du luxe, l’histoire devient si importante. Votre job ! Rendre inaccessible l’accessible.
Faire du commerce de masse, est-ce compatible avec le luxe ? Quand 4 000 clients se pressent le même jour dans les boutiques d’Hermès, cela pose question.
Pourquoi les spiritueux ne sont-ils pas vrai-ment associés au luxe ? Je regrette mais vous ne vendez pas assez cher. On vous assimile davantage au segment premium ou super-premium. Pourtant, ici, à Cognac, vous êtes potentiellement « luxe » car votre ingrédient de base, le raisin, est noble et fortement symbolique : « buvez, car ceci est mon sang, buvez, car ceci est mon corps… » Malgré tout, vous n’êtes pas suffisamment perçu comme partie intégrante du luxe.
Peut-il y avoir une bière de luxe ? J’en doute. De même pour les alcools blancs. Ceci dit, le contre-exemple vient de Grey Goose. La marque s’est autolégitimée « luxe ». Très fort !
Le luxe segmente, même si cette affirmation est taboue en France. Le prix fonctionne comme un miroir de votre propre valeur. C’est un marqueur de la relation à l’autre, le mètre-étalon de votre générosité.
Le luxe inclus – « je fais partie de l’élite » – mais il exclut aussi. Attention à toujours ménager l’équilibre entre inclusion et exclusion. Certaines marques font beaucoup parler d’elles mais ne sont jamais achetées, car trop chères, trop rares, trop mal distribuées… Le luxe n’empêche pas d’avoir une stratégie marketing.
On ne peut pas se donner à soi-même le statut de luxe. Ce n’est que le destinataire qui peut vous l’accorder. Le statut du luxe vient du statut de vos clients. Ce sont les rois, les tsars qui font les grandes marques du luxe.
Le luxe existe depuis des millénaires. Il a toujours eu une dimension religieuse. Le luxe était associé aux temples, à la célébration des dieux. Il servait de tribut aux divinités. Plus que tout autre, une marque de luxe a su exploiter cette image du sacré. C’est Chanel et ses attributs de la célébration, chaînes, cabochons…
En matière de luxe, le Japon est passé à l’ère post-matérialiste. Les Japonais ont trop mangé, trop bu, trop consommé d’objets. Ils se sont détournés du luxe matérialiste pour passer à autre chose. Il faut suivre le devenir du Japon. Il pourra préfigurer celui de la Chine dans 15 ou 20 ans.
Le luxe est central aujourd’hui dans l’économie française. Il génère 22 milliards de chiffre d’affaires, avec un taux d’exportation de 82 %. « Heureusement que le luxe français existe. » Pour les raisons dites tout à l’heure, la Chine et plus globalement l’Asie représentent des opportunités majeures pour la France.
Qu’est-ce qui fait le job du luxe ? Le produit ou la marque ? C’est le lien entre les deux. La marque sans le produit n’existe pas et inversement. Par contre, ce qui rend glamour, c’est la marque. La marque est un émetteur culturel. La marque transforme l’histoire, ce que ne fait pas la communication collective. La collective ne vit pas après minuit.
Bio
Jean-Noël Kapferer est professeur-chercheur à HEC Paris. Il est titulaire de la Chaire Pernod-Ricard sur le management des marques de prestige et de luxe. Il enseigne aussi dans de nombreuses Business Schools du monde entier, « là où ça se passe en terme de luxe, Pékin, Shanghai, Tokyo, Séoul, Brésil… » Il a écrit plusieurs ouvrages : Luxe Oblige (2010), Luxury Strategy (2009), Strategic Brand Management (2008)…
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