« Le Paysan Vigneron » – Quand vous avez été recruté, en 1996, vous veniez d’un autre univers que celui du Cognac. Comment la « greffe » a-t-elle prise ?
Alain Philippe – C’est vrai qu’en arrivant à Cognac, j’étais complètement néophyte. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que ma candidature avait été retenue. Et puis, progressivement, je suis tombé amoureux du Cognac. J’ai fait mon travail avec passion et conviction. Je me suis totalement investi, sans arrière-pensée, pour le Cognac et l’intérêt collectif de cette région. Clairement, c’est ce que d’aucuns ont pu me reprocher : d’être un peu trop volontariste et « entier » dans la défense du Cognac et de ses valeurs. Mais le produit mérite d’être protégé et défendu.
« L.P.V. » – Serait-il menacé ?
A.P. – L’identification de l’origine, l’authentification de l’origine est un combat à mener collectivement, au quotidien. Aujourd’hui, nous devons tous nous battre pour que le « Vrai Cognac » soit défendu, sans « entourloupe ». A l’ère de la mondialisation, que devient une bouteille mal étiquetée lorsqu’elle repart en Chine ? Il suffit de feuilleter n’importe quel catalogue pour voir des produits sujets à interprétation, qui entretiennent un certain mélange, une certaine confusion des genres. On nous dit que le prix se charge d’établir la frontière mais une certaine perméabilité tend à s’instaurer. Les barrières deviennent plus floues. En disant cela, porterai-je atteinte au Cognac ? Je ne le pense pas. Je ne fais pas d’abcès de fixation. Je m’arrête à l’intérêt du Cognac, point barre. La région de Cognac a toujours été ouverte au monde entier. Le Cognac est un produit d’étrangers, irlandais, scandinaves, japonais, russes… Mes propos ne visent personne en particulier, ne sont empreints d’aucun ostracisme. L’idée consiste juste à dire qu’il ne faut pas tromper le consommateur quand un produit est mis en vente. A ce titre, la région et ses représentants doivent être exemplaires, en ne tolérant aucune dérive.
« L.P.V. » – Vous avez dirigé pendant quatorze ans les services de l’interprofession. Quel bilan en tirez-vous ?
A.P. – Avant toute chose, je voudrais rendre hommage au personnel du BNIC, pour sa compétence, son professionnalisme, sa loyauté envers le produit et, accessoirement, le directeur. Nous avons formé une belle équipe, malgré certaines vicissitudes, je pense notamment au plan social. Le Bureau national, c’est six départements, six métiers. A l’intérieur de ces six départements, chacun des directeurs a été recruté il y a moins de cinq ans. Nous avons réussi à remplacer les partants par des personnes aussi qualifiées sinon plus. Ce professionnalisme, cette « matière grise » de haut niveau font partie des choses dont je suis très fier.
« L.P.V. » – Quelles sont les missions de l’interprofession ?
A.P. – Elles consistent à développer le Cognac dans tous ses compartiments, à représenter et à défendre les intérêts collectifs du Cognac et des professionnels. Une interprofession, c’est un « truc fabuleux », en ce sens qu’elle met côte à côte les deux plateaux de la balance, viticulture et négoce, pour faire en sorte qu’ils arrivent à travailler ensemble pour le bien commun. La difficulté ici, c’est que le négoce est très puissant – il représente 99,5 % du business – et qui plus est très concentré. Pour appeler un chat un chat, la dépendance économique qui en découle a tendance à fausser le débat, si débat il y a. Au fil de ces années, le regret que j’ai pu avoir, c’est que les réunions interprofessionnelles portent essentiellement sur la gestion de la viticulture et du potentiel viticole, rarement pour ne pas dire jamais sur les problèmes qui concernent le Cognac sur les marchés. J’aurais aimé qu’au moins une fois dans l’année, les chefs de maison en charge des marchés viennent au BNIC et nous tracent notre « feuille de route » ; qu’ils nous disent : « voilà nos objectifs et voilà ce que nous attendons de vous ». Cela ne s’est jamais produit alors que, clairement, le Cognac tire sa réussite des marchés. Je ne suis pas sûr que le consommateur lambda s’intéresse à qui fait quoi à l’intérieur de la région. Peu lui en chaut que le produit soit élaboré par un tel ou une telle. Par contre, l’important, ce sont les circuits de commercialisation, les circuits de distribution, les marchés. Ce sont ces marchés qu’il faut protéger.
« L.P.V. » – Peut-être les maisons s’estiment-elles assez grandes pour s’occuper elles-mêmes de ces questions ?
A.P. – Je suis d’accord, le Cognac doit avant tout son succès aux marques. Pour autant les marques sont adossées à l’AOC. Un lien indissoluble existe entre la marque et l’AOC. Les deux se complètent. L’appellation confère à la marque une certaine protection, qui ne règle pas tout j’en conviens, mais qui permet tout de même de vendre à un certain prix, avec une certaine marge. Regardons les choses de manière pragmatique. Etes-vous sûr que le jour où vous vendrez du Brandy à la place du Cognac, vous en vendrez autant, au même prix, avec la même marge ? Nous avons vu ce qui s’est passé avec certains ersatz lancés sur le marché, Whisky aux couleurs du Cognac, Cognac jouant avec les codes des alcools blancs, Cognac-Vodka…Tous furent des fours, se soldèrent par des flops. Le négoce fait magnifiquement son boulot, il croit en son produit, sait le vendre et le promouvoir. Mais, en même temps, le Cognac pèse entre 1 et 2 % des spiritueux mondiaux. S’il disparaissait, cela passerait presque inaperçu. Ainsi le Cognac a besoin d’être défendu et ce ne sont pas les marques qui peuvent gérer la protection de l’appellation. Cela pourrait être l’INAO mais la structure n’en a pas forcément les moyens. La défense de l’appellation, c’est la vocation du BNIC. A la fin du mois (interview réalisée le 16 décembre), le Cognac va devenir la première indication géographique étrangère reconnue en Chine. Voilà plus de dix ans que nous y travaillons. L’appellation est en train d’être reconnue en Thaïlande, au Vietnam, au Brésil ; elle est en cours d’enregistrement en Inde. Je nourris le regret d’avoir vu fermer la maison de l’Agriculture en Chine, maison que nous avions fondée avec 13 autres interprofessions et l’appui du ministère de l’Agriculture. En plus du personnel, l’association dont j’assurai la présidence avait embauché deux représentants chinois de haut niveau. A Cognac, la fin de cet épisode n’a guère suscité de réactions si ce n’est pour s’en réjouir : « Ce n’est pas trop tôt, cela ne servait à rien ! » J’avoue en avoir conçu une certaine amertume.
« L.P.V. » – Pour revenir à des dossiers plus viticoles, vous vous êtes beaucoup investi pour que l’ADG Cognac revienne dans le giron du BNIC.
A.P. – Ma conviction personnelle, c’est qu’il fallait arrêter de reproduire ce que l’on reproche toujours à l’Etat : multiplier les structures, les empiler. N’allait-on pas faire la même chose en créant une structure « adossée » au BNIC, terme qui, soit dit en passant, ne parlait à personne. Certes la viticulture croyait pouvoir retrouver une once de pouvoir à travers l’ADG mais les représentants étaient pratiquement les mêmes d’un côté comme de l’autre. L’ADG ne disposait d’aucun moyen, le BN réalisait toutes les taches… Dans ces conditions, comment justifier la création d’une nouvelle entité, à moins de rajouter des réunions à d’autres réunions, des titres à des titres. Pour moi, il s’agissait juste d’un problème d’organisation et d’efficacité. Au sein du Bureau national, l’ADG va devenir une section spécifique, dotée d’un président viticulteur.
Ne marche-t-on pas sur la tête quand on voit que le rendement Cognac, pour sa validation, passe par l’ADG qui le transmet au CRINAO qui le communique à l’INAO. On s’amuse ou quoi ! La région s’est battue pour que le rendement soit connu très tôt et l’on s’ingénie à compliquer les rouages. A dire vrai, la responsabilité en incombe moins à la région qu’à l’INAO qui, avec sa réforme « en a rajouté une couche. »
« L.P.V. » – Est-ce l’effet départ ? Vous semblez véhiculer une vision un peu sombre de la situation.
A.P. – Certainement pas. Je dis et répète que le Bureau national du Cognac est un super-outil, une « machine de guerre » connue, reconnue et enviée. Mes propos ne visent qu’un objectif : permettre à la maison interprofessionnelle de mieux avancer. Prenons l’affectation parcellaire. Il s’agit selon moi d’un concept fantastique. On donne à la région une feuille blanche, on lui permet, à côté du Cognac, de pouvoir fournir les marchés des vins de table et des jus de raisin avec, ainsi, la possibilité de maximiser son chiffre d’affaires. C’est du « gagnant/gagnant ». Après, il est vrai, vient la question de la répartition. C’est là où les choses se gâtent. La région s’est pourtant dotée de bons instruments, comme l’outil de calcul du rendement par exemple. Le message délivré par cet outil : « produisons ce dont on aura besoin demain ». Ensuite, il suffit de mettre les bons chiffres dans les tuyaux. Maintenant, dans l’hypothèse où l’on se trompe, qui doit assumer les risques, les deux parties ou une seule ? Dans mon intervention de départ devant l’assemblée plénière du 15 décembre, j’ai parlé pour le Cognac de la règle des 3 E, Ethique, Equitable, Environnemental. Que la viticulture soit payée au juste prix fait manifestement partie des règles d’éthique et d’équité. D’ailleurs, l’AOC n’a-t-elle pas vocation à permettre « la juste rémunération des producteurs et le maintien de l’aménagement du territoire ». Dans un contexte chahuté, souhaitons que le Cognac préserve ses équilibres et échappe à un arrachage non volontaire et non accompagné ainsi qu’à une diminution des prix.
« L.P.V. » – Quels sont vos projets d’avenir ?
A.P. – Après une petite période de décompression, sans doute nécessaire, je n’ai pas l’intention de rester inactif. Comme tout le monde, je vais me consacrer davantage à mes hobbies, le golf que j’apprivoise progressivement, la cuisine où je m’exerce depuis peu. Je vais continuer à voyager car j’aime rencontrer les gens là où ils se trouvent Je n’exclus pas de retravailler comme consultant et je m’investirais dans l’associatif. J’ai déjà quelques pistes. En guise de thérapie, je ne m’interdis pas de commettre quelques écrits sur le Cognac, sans présumer de la forme que cela revêtira, trois pages ou trois bouquins. Je mets aussi un pied en politique en postulant pour une place aux régionales, sur la liste de Dominique Bussereau. Mon engagement au service du Cognac fut entier. A l’évidence, durant ces 14 années, ma vie fut tournée vers le Cognac. Aujourd’hui, je dois me réinventer en partie. Je vais rester dans cette région parce que je m’y sens bien.
Un « transfuge » du bâtiment
Recruté au BNIC le 1er mai 1996, Alain Philippe venait du bâtiment, où il avait passé 26 ans dans le même groupe, le groupe SAE. Ingénieur en bâtiment, il avait travaillé à Paris, en Iran, à Strasbourg, à Bordeaux, dans le domaine des études et des chantiers internationaux. « J’ai terminé ma première tranche de vie professionnelle comme secrétaire général d’une filiale de 1 100 personnes à Bordeaux » se souvient A. Philippe. En 1996, le groupe est repris par un concurrent plus petit. Alain Philippe fait l’objet d’une procédure de licenciement. « Ou j’allais travailler chez Bouygues ou je cherchais à rebondir dans un autre domaine de compétences. » L’ingénieur adopte le second parti et postule pour l’emploi de directeur du BNIC. Sa candidature côtoie 119 autres pour finalement se retrouver en tête de la short list. Le directeur des services de l’interprofession a présenté sa démission le 14 septembre dernier et quittera ses fonctions le 1er janvier. Engagée depuis un certain temps déjà, la procédure de recrutement d’un nouveau directeur (trice) devrait aboutir sans tarder.