Sophie, la quarantaine active, a le cheveu brun et le regard pétillant. C’est une fonceuse qui, comme on dit chez nous, « n’a pas les deux pieds dans le même sabot ». Ces qualités, elle les a reçues en héritage d’une lignée de commerçants, marchands de cycle par sa mère, marchands de journaux par son père. Quand ce dernier gérait le dépôt NMPP de Cognac, elle se levait déjà à 3 heures du matin pour distribuer la presse dans les tabacs-journaux et mettre les revues en rayon dans le magasin familial, la Maison de la presse, à Cognac. Elle qui possède un bac + 2 publicité-marketing exercera ce métier pendant une dizaine d’années, sans déplaisir. Mais le regroupement de la plate-forme de distribution de Cognac avec celle d’Angoulême change la donne. Va-t-elle devoir prendre tous les jours la route d’Angoulême, elle qui réside à Cognac ? Par sa sœur, elle entend parler d’un épicier qui cède sa petite affaire. C’est décidé. Elle sera « épicière ambulante ». « Je m’y voyais très bien » dit-elle.
La jeune femme prend possession d’un camion « qui a déjà vécu » – il date de 1986 – et le baptise « Le P’tit marché de Sophie ». A l’intérieur on y trouve un tas de choses : épicerie, légumes de saison, crémerie, charcuterie sous vide, poisson « ultra frais, arrivage direct de La Cotinière ». A cette liste déjà longue s’ajoutent les indispensables produits d’entretien, poches congélateur, papier toilette, un peu de vin… Tout, tout, tout, on trouve tout dans le camion de Sophie, en petite quantité certes mais l’éventail est large, un peu comme une liste à la Prévert. Sophie ne travaille pas tout le temps. Elle fait deux grosses tournées par semaine, les mardi et vendredi. Ces jours-là, elle se lève tôt : à cinq heures et demie l’hiver, à cinq heures l’été. Le temps de charger le camion, de passer aux halles de Cognac pour le poisson ou le réassort de légumes, elle sert sa première cliente à huit heures et quart. A un quart d’heure/vingt minutes près, elle tiendra les horaires. Démarrée tôt, la journée de travail se terminera vers seize heures, non-stop, sans pause déjeuner. « Je ne me ménage pas » avoue la jeune femme. En dix ans, elle n’a jamais manqué une tournée. Qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, son camion fend la campagne, sur des routes parfois boueuses ou rendues glissantes par le verglas. Une douleur au dos la bloque pendant dix jours ! Sophie souffre et pleure. Son père prend le volant et l’accompagne dans son périple bihebdomadaire. Sa tournée, Sophie la débute à Boutiers-Saint-Trojan puis pique vers Javrezac, Gâte-Chien, re-Javrezac, Saint-Laurent-de-Cognac, Merpins – elle reste deux bonnes heures dans le village – puis se dirige ensuite vers Salignac, Brive, Louzignac, Goux pour revenir par la route basse de Cognac, Le Treuil et de nouveau Javrezac. Au petit matin, quand le soleil se lève, Sophie croise sur sa route des renards, toutes sortes d’animaux. Elle voit les agriculteurs affairés. Parfois, elle coupe le moteur et s’accorde une « pause plaisir » de 5 mn. Son rêve : « faire de superbes photos » pour capter ces instants de pure harmonie. Sa saison préférée ? L’hiver. L’été, quand il fait 40° à l’ombre, elle se trouve « ramollo », fatiguée. Au contraire, l’hiver et ses frimas la trouvent « pêchue et dynamique ».
les « mamies » ses clientes
Sophie parle beaucoup « d’elles ». « Elles », ce sont les « mamies », ses clientes. Car, à 90 %, la clientèle de Sophie se constitue de femmes seules, veuves pour la plupart. Les « papys » sont décédés plus jeunes ou, quand ils sont veufs, partis en maisons de retraite car moins autonomes que les femmes. « A soixante ans, ils veulent se mettre les pieds sous la table. » Les femmes restent chez elles et continuent, tant bien que mal, à se débrouiller seules. « Beaucoup me font la bise. Elle m’appelle Sophie et certaines me tutoient. Moi aussi d’ailleurs. Le tutoiement, c’est vraiment une histoire de feeling : ou ça vient tout de suite ou ça ne se fera jamais. » De petits gestes d’affection s’échangent. L’hiver, quand il fait froid, les « mamies » proposent à Sophie du bouillon chaud, un café ; l’été, se sera un rafraîchissement. Au moment des fêtes, on s‘échange des boîtes de chocolat. Le mercredi, quand Sophie ne travaille pas, il lui arrive d’emmener une grand-mère chez le coiffeur. « Sa fille ne pouvait pas et, ce jour, j’avais le temps. Je le lui ai proposé. Bien sûr je ne le fais pas à tout le monde. » Visites à l’hôpital, à la maison de convalescence voire à la maison de retraite émaillent l’année. Et, malheureusement les enterrements aussi. « Quand je ne suis pas en tournée, j’y vais. Cela me fait beaucoup de peine. »
Les « mamies » achètent en petites quantités, sans gaspillage. Sophie confirme. Je fais du tout petit détail. Je coupe tout. Je vends un demi-concombre, une demi-botte de radis, deux tomates, une tête d’ail, une poire, une banane… Mes clientes m’achètent de plus en plus de plats cuisinés, des soupes toutes prêtes. J’essaie de leur donner des idées mais les mêmes plats reviennent très souvent. Quand on parle de malnutrition des personnes âgées… » Certaines apprécient quand même les produits frais de l’épicerie ambulante. Elles sont heureuses de retrouver à l’étal le poisson de chez Pallat, le mareyeur des halles ou la « Boule d’or », ce Hollande demi-étuvé vendu à la coupe. « Elles adorent ! » Certaines passent directement commande sur le portable de Sophie : « Sophie, tu me mettras ça de côté. » L’épicière, elle, a dans la tête les goûts de ses clientes et s’approvisionne en fonction. « La gestion de stock, ça, c’est mon pif. Je me trompe peu. C’est plus facile quand vous n’avez que 80 ou 90 clientes. Quand j’achète un peu trop, c’est rarement dramatique. » Pour l’épicerie et la charcuterie sous vide, la commerçante s’approvisionne à Leclerc ; pour les produits frais, elle passe par un grossiste en légumes, par les revendeurs des halles ou directement auprès des producteurs (pour les asperges, pommes et poires). Elle a expérimenté Metro, le cash & carry, mais le conditionnement gros volume ne correspondait pas à sa clientèle. « J’ai besoin de toutes petites boîtes et d’ailleurs, ramenés au poids, les prix n’étaient pas beaucoup moins chers. » Qui plus est, les grands-mères apprécient de retrouver leurs marques habituelles, les Daucy, Notre Jardin… Bien sûr, Sophie ne pratique pas les mêmes tarifs que la grande surface. « J’applique ma marge normale mais, à la limite, mes clientes ne regardent pas les prix. Elles me disent : de toute façon, on n’emmènera pas nos sous dans la tombe. Autant se faire plaisir. » Le « panier moyen » oscille entre 25 et 40 €. Peu de gens sont confrontés à des problèmes criants d’argent. « J’en ai peut-être deux ou trois dans ma clientèle. » Même chose pour la solitude. Contrairement à une idée reçue, rares sont les personnes à être complètement seules. « Les gens de leur entourage travaillent dans la journée, ils sont peu disponibles mais il y a quand même toujours quelqu’un de la famille ou des voisins pour jeter un œil. » Non, la vraie question porte sur le maintien à domicile. Là-dessus, Sophie s’est forgée son opinion. « Si l’on veut que les personnes gardent le plus longtemps possible leur autonomie, elles doivent rester chez elles. On le voit bien ! Dès qu’elles s’en vont, tout fout le camp, le moral, la santé. » Parmi sa clientèle, la moyenne d’âge frise les 78-80 ans. Sophie comptait même une centenaire, qui vient de partir en maison de retraite. « Cela me fait suer. C’était une maîtresse femme, quelqu’un de très éduquée et entourée par sa famille. Tous les mercredis après-midi, elle regardait les débats à l’Assemblée nationale. A la maison de retraite, elle trouve les gens “trop vieux” et pas marrants. » Sophie sait qu’elle aide les « mamies » à rester chez elles. « Disons que ça les arrange. Mais de là à dire qu’elles partiraient si je ne passais plus, non. Elles se débrouilleraient autrement. » Par contre, elle ne comprend pas trop la superbe ignorance dans laquelle la tiennent les municipalités. « Après dix ans, je ne suis pas sûr que les maires savent que j’existe. » Certes, il y a parfois un petit commerce dans le village « mais quand on ne peut pas se déplacer, l’épicerie a beau n’être qu’à 500 mètres, c’est 500 mètres de trop. » Conséquence de la mobilité réduite de ses clientes, Sophie monte et descend de plus en plus souvent de son camion. « C’est physique comme activité. » Elle va ranger directement le beurre dans le frigidaire, dépose le panier dans un coin du chai quand elle ne visse pas l’ampoule au plafonnier. Car, en plus des provisions « de bouche », Sophie se charge bien souvent des petites courses de dépannage : du fil, des aiguilles, des piles, des graines pour les oiseaux… Il lui arrive aussi de « faire la banque ». « Elles me donnent un chèque plus gros et je leur rends du liquide. » « Plus que la vente, mon métier est un métier de service. » Nourrit-il son « homme » ? « Heureusement que j’ai un mari qui gagne correctement sa vie. Pour en tirer un salaire normal, je devrais travailler tous les jours et/ou faire plus de kilomètres. Mais alors, c’est le camion qui lâcherait. » Le camion ! Sophie en parle presque autant que de ses clientes. Comme tout « chineur » qui se respecte, la commerçante nourrit une relation quasi fusionnelle avec son outil de travail, lieu de vie autant que moyen de transport. L’engin en question n’est pourtant pas un monstre de praticité. Il n’a pas la direction assistée et le moteur est coincé entre les deux sièges avant. Pour sortir, il faut l’enjamber. Bonjour le sport ! Pourtant Sophie tient à son camion. Implicitement, elle a décidé que son activité s’arrêterait le jour où la fourgonnette rendrait l’âme. « Je ne peux pas me permettre de refaire un emprunt sur dix ans pour acheter un camion neuf. L’activité n’est pas suffisamment rentable et ma clientèle ne se renouvelle pas si facilement que ça. » Durant ces dix ans, Sophie n’a pratiquement jamais fait de publicité. C’est le bouche à oreille qui a fonctionné : « Il y a une petite marchande qui passe…Tu devrais lui demander. » Quand son activité s’arrêtera, Sophie en concevra à coup sûr de la tristesse – « je me demande bien ce que je ferai ensuite ? » Son travail, elle l’a toujours conçu comme un partage. « J’aime le contact. Mon rôle est autant marchand que social et amical. » Elle est contente de voir les grands-mères « à la mémoire qui flanche » retrouver des goûts et des émotions d’antan. « C’est important qu’elles puissent voir et choisir. Elles me disent – ah, ça, j’avais complètement oublié. » Pour les dix ans du « P’tit marché », sa fille aînée lui a offert le DVD du film « Le fils de l’épicier », sorti en 2007. Sophie s’y est retrouvée à plein : même ambiance, même chaleur, même convivialité. Cet hiver, elle a décidé de faire repeindre son camion. Un jeune a dessiné à la bombe de grosses fleurs mauve et jaune, dans le style « peace and love » des années 70. C’était le choix de Sophie.
Le P’tit marché de Sophie : 06 84 96 47 22.
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