Dépendance alcoolique : « les maux pour le dire »

18 novembre 2011

Le plaisir sans le déplaisir. C’est le cas des buveurs normaux, qui représentent l’immense majorité de la population. Mais il y a aussi les buveurs compulsifs, ceux « qui n’arrêtent pas d’arrêter ». Ils ont franchi le seuil de la dépendance, souvent par vulnérabilité personnelle. L’alcool, « un marqueur de manque » dit la psychiatrie, rejointe aujourd’hui par les neurosciences pour comprendre les ressorts du « mésusage » de l’alcool.

p41.jpgDepuis plusieurs années, en octobre ou novembre, le CRAA (Collège régional des alcoologues aquitains) organise un colloque sur le thème de l’alcoologie, la science qui essaie de comprendre les mécanismes de l’addiction à l’alcool. Interviennent médecins alcoologues, psychiatres, scientifiques. L’an dernier, à Bordeaux, ces experts furent rejoints par un œnologue/chercheur, Denis Dubourdieu ainsi que par Boris Cyrulnik, célèbre « éthologue » (spécialiste du comportement), père du concept de résilience (capacité à dépasser un événement traumatique). Sous l’intitulé « Les sarments d’Hippocrate », la journée fut soutenue par le Conseil général de la Gironde et son président Philippe Madrelle. C’est dire qu’il ne fut pas question de prendre en otage, de stigmatiser le vin et l’alcool mais de poser les bonnes questions : pourquoi, comment des personnes deviennent-elles prisonnières de l’alcool ?

Si l’on excepte les 7 % d’abstinents recensés en France – ceux qui ne boivent jamais d’alcool – on estime à 20 % le nombre de buveurs excessifs. Parmi eux, les experts distinguent un « marais » de 15 % de plus ou moins gros consommateurs d’alcool et 5 % de véritables « picoleurs » à la Charles Bukowski ou à la Serge Gainsbourg. Pour les spécialistes, ces 5 % peuvent être considérés comme « alcoolo-dépendants ». Cette addiction à l’alcool, comment vient-elle ? Jean Maisondieu, psychiatre, essayiste, identifie trois éléments toujours présents dans « la défonce à l’alcool » : la volonté de boire sans laquelle, dit-il, « rien n’est possible », le besoin de boire « de celui qui rentre dans la carrière » et enfin le désir, désir d’ivresse, héritage sans doute d’une consommation festive qui s’est peu à peu muée en « mésusage » de l’alcool. Pour le psychiatre, l’alcoolisme n’est pas une « maladie » mais résulte toujours d’un choix. « Avez-vous vu un verre d’alcool se jeter à la tête d’un individu et le forcer à boire ? Une maladie, une vraie, on l’attrape malgré soi. Vous ne décidez pas d’avoir trop de tension ou d’être séropositif. De trop boire, si. » Ce que le praticien veut dire par là, c’est que l’alcoolo-dépendant reste envers et contre tout un « sujet » doté de son libre arbitre. Un axe fort de sa démarche de soignant. « Malgré sa dépendance à l’alcool, c’est toujours lui qui décide d’ouvrir la bouteille et de remplir son verre. » J. Mainsonneuve s’élève contre l’approche du père de l’alcoologie moderne, Pierre Fouquet (1913-1998). De l’alcoolique, il donnait la définition suivante : « C’est celui qui a perdu la liberté de s’abstenir de boire. » « Faux, rétorque J. Mainsondieu, il n’a pas perdu la liberté de boire trop. » « En fait, poursuit-il, tout alcoolique qui s’arrête de boire ne s’arrête que quand il constate qu’il ne peut plus s’arrêter de boire. Cela peut paraître paradoxal mais c’est ainsi. » Manifestement, le thérapeute ne porte pas dans son cœur « les buveurs guéris qui militent pour que personne ne boive. Ils deviennent, dit-il, addictes de la militance. Ils arrivent à construire une maladie basée sur la stricte dépendance alors que la dépendance n’est pas le début de la maladie. » Et d’enfoncer le clou : « La dépendance n’est pas au début de l’alcoolisme. »

Un marqueur de manque

Mais alors, qu’est-ce qui est au début de l’alcoolisme ? Par rapport au consommateur modéré, l’alcoolo-dépendant est souvent dépeint comme quelqu’un de vulnérable, dont des éléments de vie « sont venus troubler sa sécurité intérieure ». L’alcool serait « un marqueur de manque ». « Je suis en manque » dit un drogué. « Manque », du latin macculus, amputé de quelque chose. « La pathologie alcoolique est plutôt une pathologie du mal vivre que du mal boire » diagnostiquent les soignants. « Avant je buvais pour rejoindre les gens, maintenant je bois pour les oublier » lâchait Françoise Sagan. Une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît. Car, semble-t-il, c’est de la relation à l’autre – ou de la difficulté de cette relation à l’autre – dont parle l’alcool.

« Je ne sais pas qui je suis s’il n’y a pas un autre en face de moi. Sans l’autre, je ne peux pas éprouver d’émotion » énonce Boris Cyrulnick. « L’autre est en moi » soutient-il encore. « Je suis construit par l’émotion de l’autre. » Le scientifique a mené des travaux sur l’interaction précoce des enfants à leurs mères. « Tout enfant qui ne parle pas ne peut rien comprendre. » « Mais, dit-il, existe autant un langage verbal qu’un langage pré-verbal. Le monde se structure avant la parole, par des signes, des codes. Quand on parle, notre parole a besoin du corps pour s’exprimer. Parler, c’est s’exprimer corps à corps. Quand on vieillit, on se rend compte que dans un couple, l’expression pré-verbale marche tout le temps. » Se couper des autres – ou être coupé des autres, avoir peur de l’autre – c’est « ne plus savoir où se mettre ». « Je ne suis pas à ma place, je suis mal dans ma peau. »

Boris Cyrulnick insiste sur l’importance de « pouvoir partager un récit avec l’autre. » « Contrairement à l’homme, les animaux n’ont pas cette faculté de s’apaiser par le partage d’un récit. En situation de stress, ils leur arrivent de faire des gastriques hémorragiques, des accidents d’hypertension. Si l’être humain ne peut plus partager un récit, cela change l’image qu’il a de lui. Il se fait alors un récit « en boucle fermée ». Il rumine, jusqu’à mettre en place un syndrome psychosomatique. »

Si l’alcool fait bien souvent son lit d’une relation défaillante à l’autre, la consommation en excès contribue à pervertir la relation à l’autre. L’usage qui est fait de l’alcool est alors « un usage de jouissance ». La prime au plaisir est remplacée « par l’entrée en jouissance de soi-même », comme pour l’anorexique mental qui mange trop puis se fait vomir. « Je me possède moi-même. » « L’alcoolique se dégrade délibérément. Il fait un usage sacrilège de lui-même. Il s’agit d’un plaisir plus animal qu’humain. » A la « prison alcool » se greffe presque toujours « le couple infernal de la honte et de la culpabilité ». « Cliniquement, cette question de la honte est très importante » notent les praticiens.

A l’égard des alcoolo-dépendants, les soignants récusent toute attitude « ayatollesque » ou moralisatrice. Ils réclament compréhension et déculpabilisation. « Nous avons mis 50 ans à démontrer que l’alcool n’était ni un vice ni une maladie. D’ailleurs, nous sommes tous addictes à quelque chose. C’est le phénomène de la récompense. » Boris Cyrulnick confirme. « Même les animaux sont « addictes ». Les vaches adorent le tabac, les pigeons se shootent aux sarments, les fourmis raffolent du suc contenu dans certains petits insectes. Le
moment amoureux est sans doute le plus joli moment pathologique d’un être normal. »

Qu’est-ce qui va faire qu’un individu passe de la prise simple à la prise compulsive ? Pourquoi bascule-t-on d’un comportement normal à une forme de toxicomanie ? Sans surprise, sont évoqués des facteurs aggravants comme le stress, l’anxiété, la dépression. « Des sujets, plus anxieux que d’autres, auront plus facilement tendance à aller vers une prise régulière » énoncent les praticiens. On s’en serait douté. Pour blaguer, l’un d’entre eux cite les deux événements considérés comme des plus « traumatiques » dans la vie d’un homme : le divorce et le déménagement. « Faut-il interdire le divorce et le déménagement » s’amuse-t-il.

Depuis le début des années 2000, les neurosciences ont apporté un nouvel éclairage aux problèmes d’addiction. A ce sujet, une communication passionnante fut délivrée par Pier Vinecenzo Piazza, directeur de recherche au laboratoire du physiopathologie du comportement à Bordeaux (Inserm). Il a décrit comment l’alcool (ou la drogue) consommé en abus altérait le fonctionnement des synapses du cerveau, synapses qui servent à relier, à connecter entre eux les neurones. A cause de substances toxiques, le cerveau perd de sa plasticité. Mais la bonne nouvelle, c’est que l’effet n’est pas irréversible. La plasticité des synapses et donc du cerveau peut être restaurée (versus la théorie de la résilience de Boris Cyrulnik). Cette plasticité cérébrale présente quelque chose d’absolument fascinant. Face à des lésions, le cerveau s’avère capable d’aménager de nouveaux réseaux. A la base de la mémoire et de l’apprentissage, cette capacité à remodeler les branchements est source d’infinis espoirs. Ce message d’espoir rejoint celui d’un sage talmudique qui a dit : « Souviens-toi de ton futur Il est interdit d’être vieux. » (Rabbi Nakman de Braslaw – 4e commandement – Deuéronome).

Alcool et accidents de la circulation
• L’alcool est à l’origine de 34 % des accidents mortels.
• L’alcool est impliqué dans la moitié des accidents mortels le week-end.
• Dans 85 % des cas d’accidents mortels liés à l’alcool, les responsables étaient des buveurs occasionnels.

Alcoolisme étudiant Briser la loi du silence
27 septembre 2009 : une étudiante de l’Institut commercial de Nancy dépose plainte pour viol après une soirée étudiante organisée à Grasse.*
Septembre 2009 : un étudiant de l’IUT de Limoges se défenestre après une soirée arrosée.
Une plainte pour viol est déposée à la suite d’un WE d’intégration à l’ESC Grenoble au Canet.
Mars 2010 : un étudiant en pharmacie de Clermont-Ferrand décède d’un coma éthylique.
Mort d’un étudiant en droit de 18 ans aux Deux-Alpes.
Faits cités par « Info Figaro » 23/02/2011 – Christine Ducros

 

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