Des roumains dans les vignes

15 mars 2009

Bolkenstein et son fameux « plombier polonais » ferait-il des émules ? En tout cas, c’est un fait ! La libéralisation du marché européen des services est en route et, a priori, rien ne saurait l’arrêter, selon le bon vieux principe du plein et du vide. Les nouveaux pays de l’UE regorgent d’une main-d’œuvre disponible, désireuse d’accéder à un certain niveau de vie. En face, l’Europe de l’Ouest souffre d’un manque de main-d’œuvre dans plusieurs métiers. Ainsi voit-on fleurir des formules d’ajustement proposées par des prestataires de services ou des sociétés d’intérim issues des nouveaux pays entrants. Avec les chantiers navals, la pêche ou les fruits et légumes, la viticulture fait partie des filières intéressées par cette mise à disposition de main-d’œuvre. Deux viticulteurs, Jean-François Bertrand, de Chevanceaux et un vigneron bordelais, s’expliquent sur leurs motivations, leurs attentes et les conditions pratiques qui entourent ces relations d’un nouveau type.

 

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Jean-François Bertrand.

Jean-François Bertrand, de Chevanceaux, n’est pas n’importe qui. Doté d’un caractère bien trempé, il incarne l’esprit d’entreprise. Sa capacité d’analyse et son autorité naturelle le classent d’emblée parmi les « leaders ». Rien d’étonnant donc qu’il fasse partie de ces défricheurs que l’exploration de nouvelles pistes n’effraient pas, à condition de se sentir en phase avec le projet. C’est début 2007 qu’il entend pour la première fois parler de travailleurs roumains dans les vignes, à l’occasion d’une rencontre avec Vinexpert, une structure bordelaise de prestations de service. La société propose des contrats culturaux annuels à de « grands comptes » – des châteaux pour la plupart – soucieux d’externaliser la fonction de gestion du vignoble. Vinexpert gère ainsi plus de 1 000 ha sur le territoire français. Mais, elle aussi, est confrontée à un problème de main-d’œuvre. D’où le recours à une société d’intérim d’origine roumaine, Europ’Workers Intérim, qui détache des salariés auprès de Vinexpert. Implantée à Bucarest, la société d’intérim est spécialisée dans les secteurs agricole et viticole ainsi que dans le bâtiment. Après l’entrée de la Roumanie dans l’UE le 1er janvier 2007, la structure étend sa sphère d’intervention à trois nouveaux pays, la France, l’Espagne et l’Italie. « Notre activité est assez florissante » avouent sans ambages les dirigeants d’Europ’Workers Intérim. La société manage 400 intérimaires roumains dont un tiers travaille hors des frontières nationales. La formule pique la curiosité de J.-F. Bertrand. En 2006, il a connu d’importants déboires de main-d’œuvre alors que son exploitation viticole grandissait à vitesse V (doublement de la surface en deux ans). Après avoir longtemps fonctionné avec de la main-d’œuvre familiale puis avec des salariés attachés à la maison, il a l’impression « de vivre le cauchemar ». Trois personnes se succèdent, en vain. Le chef d’entreprise ne trouve pas « chaussure à son pied », en terme de compétences techniques mais peut-être et surtout en terme relationnel. « Les gens ont beau être compétents, s’il ne se dégage pas un minimum de valeurs communes entre eux et nous, c’est ingérable. Il y a des choses sur lesquelles je ne passe pas comme la politesse, la gentillesse, la bonne humeur, l’esprit d’équipe. Chez moi, tout le monde déjeune au réfectoire. Des gars qui se font la g… dès le matin, je ne veux pas le subir. Je n’ai pas un tempérament assez patient pour cela. »

« Des gars sifflent dans les vignes »

Une première expérience avec Vinexpert début 2007 où trois salariés roumains taillent les vignes en prestation de service le séduit. Les relevages avec une autre équipe « se passent super-bien ». « Voilà 20 ans que je n’avais pas entendu des gars siffler dans les vignes. Au lieu d’attendre au bout du rang, ils s’entraidaient. Et puis quelque chose dans leur regard me disait qu’on pouvait faire confiance à ces gens-là. » Il pressent également le potentiel de souplesse qu’une telle formule peut apporter à une structure importante comme la sienne –« avoir le personnel que l’on veut quand on veut ».

« Fonceur » et organisateur qu’il est, le viticulteur a tout de suite envie d’aller plus loin. « Je me suis dit que j’allais essayer de pousser de toutes mes forces cette initiative. » Ses motivations sont multiples. L’affect n’y ait pas étranger. « J’ai senti une belle dimension humaine dans ce projet. » Il pense aussi à sécuriser son équipe de travailleurs roumains – retrouver de travaux en travaux les mêmes personnes formées à son contact – ainsi que donner à ses salariés permanents français un rôle d’encadrement.

Pour toutes ces raisons, Jean-François Bertrand s’organise pour proposer lui-même des prestations de main-d’œuvre, à l’instar de Vinexpert. Cette activité passera par le truchement de Vie-Tech, son entreprise de travaux agricoles, dont l’objet social prévoit déjà l’activité main-d’œuvre. Comme pour la société de prestation bordelaise, c’est Europ’Workers Intérim qui mettra à disposition les salariés roumains. Vie-Tech signe des contrats avec des clients charentais pour la campagne de taille 2007-2008. En plus du ou des encadrants roumains, une personne de Vie-Tech accompagnent les neufs tailleurs roumains sur les chantiers. Car, pour être légale, la prestation de service doit s’exercer dans un cadre juridique bien précis (voir pages 16-17). Elle doit s’accomplir en totale autonomie par rapport au client. Le prestataire vient avec son propre matériel, exécute la mission seul, sans ordres émanant du client. L’hébergement doit être indépendant. Sinon, il peut y avoir suspicion de prêt illégal de main-d’œuvre avec, à la clé, de lourdes sanctions pour le viticulteur. Car l’introduction de main-d’œuvre étrangère n’est pas un acte anodin. Elle fait l’objet d’une surveillance étroite des autorités administratives (cas d’une société de prestation de service contrôlée une douzaine de fois en un an). Malgré tout, des dérives existent. Le Midi de la France s’en ait fait l’écho et même la Gironde récemment, avec 14 travailleurs roumains illégaux. On parle alors de « marchands de main-d’œuvre » comme il existe des « marchands de sommeil ». « Ces pratiques nous font beaucoup de tort » s’insurgent ceux qui revendiquent d’être dans les clous. Et de mettre en avant la logistique qui entoure leur activité. « Un service chez nous se consacre exclusivement à l’aspect organisationnel, qu’il s’agisse de louer des maisons, mettre à disposition des salariés des voitures, des bus. Nous sommes même en relation avec une compagnie aérienne. Nos interprètes et encadrants accompagnent les gens chez le docteur, à l’hôpital. Nous ne les lâchons pas dans la nature. »

dumping social ?

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« Ces gens n’ont pas vocation à s’installer sur le territoire français. Ils viennent travailler puis repartent chez eux. »

Reste à évoquer la question du prix. Dans un cadre légal, l’appel à de la main-d’œuvre européenne s’assimile-t-il à du dumping social ? En ce qui concerne le prix payé par le client à la société d’intérim ou au prestataire de service, la réponse est clairement non. Car la directive Bolkenstein sur la libéralisation des services a prévu de retenir comme rémunération de base du travailleur européen le salaire minimum de la convention collective du pays d’accueil (en France, 8,50 € de l’heure). A ce tarif, il faut ajouter les heures supplémentaires à 25 %, 50 %, les charges sociales, les congés payés, la prime de précarité et la marge de la société d’intérim et/ou de la société de prestation de service. Certes les charges sociales sont payées dans le pays d’origine mais en Roumanie les charges sociales salariales s’élèvent à 22 % du salaire de base et les charges patronales à 32,5 %. Au final, le coût horaire d’un travailleur intérimaire roumain est donc équivalent à celui d’un intérimaire français, soit environ deux fois le SMIC. Commentaires des sociétés d’intérim : « Aujourd’hui, nos clients ne nous demandent pas forcément de payer moins cher mais que nous puissions leur garantir que les personnes mises à leur disposition seront présentes tous les matins. Par ailleurs, les équipes peuvent assurer l’ensemble des tâches, de la taille au palissage en passant par tous les travaux en vert. Nos clients ont compris que pour avoir un bon vin, il fallait avoir de bons raisins. »

Si l’économie de salaire n’est pas avérée, les sociétés d’intérim spécialisées dans la main-d’œuvre européenne n’oublient pas de mettre en avant un avantage concurrentiel, celui lié à la productivité du travail. « Les salariés qui viennent des pays de l’Est ont un rythme horaire de travail supérieur à celui des Français. En Roumanie par exemple, la durée légale hebdomadaire du travail est de 48 heures. Quand on dit à ces salariés qu’ils ne pourront faire que 44 heures par semaine, ils trépignent. Cependant, au vu de leur bulletin de salaire, ils s’aperçoivent qu’ils gagnent beaucoup plus que chez eux en travaillant moins. » Jean-François Bertrand confirme cette constance au travail. « Ces travailleurs sont d’une disponibilité et d’une efficience exceptionnelles. Ils ont appris à tailler en 15 jours de temps. Aujourd’hui, leur niveau de vitesse est tout à fait cohérent et ce qui est acquis est acquis. Ils ont une capacité d’apprentissage phénoménale. Ces gens méritent vraiment beaucoup de respect pour leur courage. Je ne suis pas sûr que nous serions capables de nous adapter aussi vite si nous allions chez eux. » Des hommes de 20 ans à 40 ans composent l’équipe. Agriculteurs, ouvriers dans le bâtiment, ils sont tous originaires de Moldavie, une région frontalière de la Russie. Précision de la société d’intérim Europ’Workers : « Ces gens-là n’ont pas vocation à s’installer sur le territoire français. Ils viennent travailler puis repartent chez eux. » D’ailleurs une règle très précise encadre la durée de travail de la main-d’œuvre européenne hors du territoire national. Cette durée ne doit pas excéder trois mois consécutifs, sauf à demander une autorisation à la préfecture. Il se trouve qu’en viticulture, les différents cycles végétatifs ne dépassent pas cette durée.

Lucide, Jean-François Bertrand sait qu’il y aura des limites humaines à cette mise à disposition de main-d’œuvre européenne. Il sait aussi qu’elle doit s’entourer d’une solide déontologie de tous les acteurs. « Je ne voulais surtout pas m’associer à une filière clandestine. Malheureusement, nous savons tous que des gens travaillent en France pour 700 € par mois. Il était hors de question de cautionner ce système d’exploitation. » Lui voit dans les vignes des gens heureux « qui savent où ils vont et ce qu’ils vont faire ». « En plus de la rémunération, nous pouvons leur apporter de la considération. Si nous les aidons à sortir la tête hors de l’eau, ils nous le rendent au centuple au plan humain. Je suis d’une nature très confiante. Quand je fais quelque chose, j’y crois. »

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