« Le Paysan Vigneron » – Comment se porte le marché américain ?
Roland de Farcy – Il continue d’aller très bien, autant pour la région que pour Hennessy, et peut-être un peu plus pour Hennessy dans la mesure où le marché américain représente près de la moitié de nos ventes globales alors que la région expédie outre-Atlantique 35 % de ses volumes.
« L.P.V. » – N’y a-t-il pas un risque à être trop dépendant d’un marché ?
R.D.F. – C’est l’éternel débat. Dans l’idéal, nous aimerions tous avoir dix marchés, qui génèrent chacun 10 % de nos ventes. Mais la réalité de la vie est différente. On ne va pas freiner un marché sous prétexte d’équilibrer nos sorties. Le pragmatisme le plus élémentaire dicte de suivre les marchés, en accompagnant leur progression. Par contre la bonne démarche va consister, dans le même temps, à profiter des résultats obtenus pour réinvestir en même temps dans le développement de nouvelles poches de croissance.
« L.P.V. » – En tant que leader de la catégorie, vous devez être la cible de vos concurrents ?
R.D.F. – Attaquer, être attaqué… c’est la loi du commerce. A Cognac, la concurrence, sans être édulcorée, est tout à fait correcte, même s’il arrive parfois que des agents des marques se jouent des tours sur certains marchés. Quand une marque dépense de l’argent sur un marché, cela ne me gêne pas. C’est de l’argent dépensé derrière le Cognac. Bien sûr, il arrive que certains opérateurs profitent du travail réalisé par le leader pour s’engouffrer dans la brèche en vendant moins cher. C’est dommage mais malheureusement c’est classique dans tous les métiers.
« L.P.V. » – Pour revenir au marché américain, les ventes de VS progressent-elles toujours ?
R.D.F. – En ce qui nous concerne, elles affichent une hausse régulière depuis plusieurs années, ce qui, pour un marché de cette taille, est tout à fait respectable. Au sujet des Etats-Unis on évoque souvent des problèmes de récession, voire une baisse des indicateurs de confiance. Je dois dire que jusqu’ici le Cognac n’a ressenti rien de tel. Même la crise irakienne et les tensions avec la France n’ont eu aucun impact apparent sur nos ventes. Les Américains sont des gens pragmatiques. Ils peuvent boycotter un produit s’ils disposent d’un produit comparable sous la main. Or le Cognac se retrouve à peu près seul dans sa catégorie. Et quand un produit s’appelle Hennessy (prononcer Hennessey), le lien avec la France devient assez ténu. Les vins français semblent avoir plus souffert car le consommateur a pu leur substituer des vins d’autres origines. Ceci étant, leur recul ne s’explique-t-il pas davantage par des prix élevés, aggravés par la baisse du dollar ?
« L.P.V. » – Malgré tout, ne craignez-vous pas des risques d’essoufflement ?
R.D.F. – Aujourd’hui, on n’en distingue aucun signe même si des changements peuvent survenir très vite. Il y a douze ans, le marché japonais s’est retourné d’un coup. En revanche, le marché américain n’est pas construit de la même manière. Les hommes d’affaires japonais consommaient le Cognac sur notes de frais, des notes de frais qui se sont réduites avec la fonte de la bulle spéculative. Rien de tel aux Etats-Unis. Si le Cognac représente la boisson de luxe des Afro-Américains, ces derniers l’achètent sur leurs propres deniers, parce qu’ils en ont envie. Certes, en cas de récession économique, la population afro-américaine est la plus exposée. Mais inutile de s’alarmer avant l’heure. La profusion de produits qui vise la même clientèle afro-américaine m’inspire plutôt confiance. Il y a d’abord eu Alizé et puis maintenant Hypnotiq, sans parler de la Vodka Grey Goose. Non seulement certains de ces produits bénéficient directement à la catégorie Cognac, dans la mesure où on leur rajoute souvent du VS, mais ils se basent sur les mêmes ressorts de réussite que le Cognac : la mixabilité et l’attrait des marques, véhiculé par des groupes de rap ou de hip-hop. A noter qu’Hennessy faisait déjà partie de l’univers de la population afro-américaine quand les groupes de rap sont apparus et se sont emparés de leurs marques favorites. Nous n’avons jamais versé un centime pour être repris dans un titre, même si cette publicité indirecte représente un moteur de croissance indéniable.
« L.P.V. » – Ce type de moteur, est-ce qu’il s’entretient ?
R.D.F. – Bien sûr. Nous investissons fortement sur le marché américain en publicité, mais aussi en soutien d’opérations caritatives ou d’événements liés à la communauté afro-américaine. Certains de ses membres deviennent de véritables ambassadeurs de la marque. Ce mouvement, nous l’étendons aujourd’hui à la communauté hispanique. Cette communauté est, elle aussi, très adepte des marques. Elle constitue à nos yeux un réservoir de succès.
« L.P.V. » – Comment évolue le VSOP aux Etats-Unis ?
R.D.F. – Il y a trois ou quatre ans, nous étions relativement peu présents en VSOP. Nous avons fait des progrès majeurs depuis, avec des taux de croissance à deux chiffres. Les résultats sont particulièrement satisfaisants, même si, bien sûr, nous sommes loin des volumes réalisés en VS.
« L.P.V. » – A quels prix sont vendus VS et VSOP ?
R.D.F. – Cela dépend beaucoup de l’Etat et du type de détaillant. Mais je dirais que les prix varient, pour un VS, de 20 $ – le prix le plus bas – à 30 $ et pour un VSOP, de 30 à 40 dollars.
« L.P.V. » – Que poussez-vous le plus, entre le VS et le VSOP ? Lequel est-il le plus rentable ?
R.D.F. – Aujourd’hui, les deux qualités sont mises en avant de manière concomitante, et les deux qualités sont tout à fait profitables sur le marché américain, un marché qui, somme toute, connaît un niveau de prix honorable.
« L.P.V. » – Dans une intervention à Champaco, Dominique Hériard-Dubreuil a regretté que les Cognacs ne se valorisent pas davantage aux Etats-Unis.
R.D.F. – Avec le positionnement super premium des nouvelles Vodka, dont certaines se vendent 30 $, la donne a effectivement changé. Il est anormal de voir le Cognac, spiritueux premium par excellence, se retrou-ver au coude à coude avec des spiritueux dont le coût de production est nettement inférieur. Le Cognac doit défendre son statut. C’est ce que nous faisons aux Etats-Unis, comme partout ailleurs.
« L.P.V. » – A votre avis, quelles sont les poches de développement pour le Cognac ?
R.D.F. – Je ne révélerais rien d’original en disant que les poches de développement du Cognac se calquent souvent sur l’économie mondiale. La Chine par exemple connaît un taux de croissance important, comme certains autres pays d’Asie également. Ce n’est donc pas un hasard si toutes les marques investissent là où le marché est fluide et où les jeux ne sont pas faits. A l’inverse, là où les affaires sont déjà établies, il est souvent difficile et coûteux de prendre des parts de marché. Tel est le cas de la France où le Cognac a subi la déferlante Whisky.
« L.P.V. » – En dehors de l’Asie, quelles autres zones sont en croissance ?
R.D.F. – La Russie et certains pays de l’Est manifestent un réel potentiel, et montrent un intérêt pour un produit comme le Cognac. Après le changement de leurs régimes et de leurs économies, les populations s’octroient le droit de rêver. Le grand mérite du Cognac est d’être présent à peu près partout depuis deux siècles. Les premières expéditions d’Hennessy au Japon remontent à 1868, en Chine en 1872, en Russie il y a plus de 100 ans. Le Cognac est devenu le symbole du luxe à l’occidentale.
« L.P.V. » – Acceptez-vous d’investir à perte sur des marchés émergents ?
R.D.F. – On ne construit pas une marque du jour au lendemain, et il est souvent nécessaire d’investir pendant plusieurs années afin de créer la notoriété et l’image de la marque. Il faut bien entendu toujours garder la perspective d’un retour sur investissement. Tout cela s’apprécie aussi en fonction de la vitesse à laquelle on souhaite avancer.
« L.P.V. » – Le Cognac représente-t-il quelque chose d’important pour le groupe LVMH ?
R.D.F. – Le secteur des vins et spiritueux représente la deuxième branche d’activité du groupe, et Hennessy y tient, bien sûr, une place de premier plan.
« L.P.V. » – Avez-vous les moyens de votre développement ?
R.D.F. – Hennessy possède un outil industriel particulièrement performant, et a les moyens de réinvestir en publicité et en promotion de la marque pour en garantir la pérennité et la croissance. Cette croissance entraîne aussi des investissements importants en eaux-de-vie. Cette année par exemple, nous allons encore augmenter nos achats à la viticulture. En effet, nous avons dit très clairement que nous accompagnerions la très grande majorité de nos livreurs de 6 à 7 hl AP/ha. Cet approvisionnement en progression s’accompagnera d’un prix d’achat majoré de 3 % sur les vins Fins Bois. Ce qui me fait dire qu’Hennessy achète chaque année un peu plus et paie sans doute le meilleur prix.
« L.P.V. » – Est-ce que cette hausse du prix résulte de l’état actuel de l’offre et de la demande ?
R.D.F. – Je ne sais pas si l’on peut parler d’équilibre de l’offre et de la demande, dans la mesure où la région est en surcapacité de production. Néanmoins, en ce qui nous concerne, nous avons décidé d’augmenter nos prix de 3 % – à peu près l’inflation – pour accompagner la hausse de la QNV, et mettre fin à la fausse rumeur qui circulait l’an dernier, selon laquelle Hennessy voulait hausser la QNV pour acheter moins cher. Ce calcul n’a jamais été le nôtre.
« L.P.V. » – Rendements et prix fonctionnent de concert. On peut décider d’augmenter l’un pour limiter l’autre et inversement.
R.D.F. – Bien sûr, mais il faut garder en tête que les rendements et les prix doivent avant tout assurer la pérennité du produit cognac, tant pour la viticulture que pour le négoce. Or aujourd’hui, cette pérennité ne me semble pas assurée pour la viticulture. Je me suis penché en détail sur les études du BNIC et j’arrive à la conclusion – qui demande à être affinée bien sûr – qu’à 6 de pur ha, et même à 7, le prix payé ne peut pas faire vivre la viticulture. A 8 de pur ha, c’est viable au jour le jour mais pas assez pour réinvestir dans le vignoble. Il semble que le véritable équilibre aux prix actuels se situe à 9 hl AP et plus à l’ha. Or, le vignoble peut produire 11 de pur. Cet équilibre qui assure la pérennité est donc possible, et je ne peux que souhaiter que nous, c’est-à-dire la région, y arrivions.
« L.P.V. » – Qui dit augmentation de la QNV dit, de facto, réduction de la surface affectée au Cognac.
R.D.F. – Je le pense aussi. Nous sommes confrontés à un problème structurel. C’est ainsi qu’il me semble difficile d’échapper à une restructuration du vignoble Cognac, au-delà de ce qui a déjà été fait.
« L.P.V. » – Quand vous parlez restructuration, à quoi pensez-vous ? A l’arrachage ou à la reconversion viticole ?
R.D.F. – Il serait bien présomptueux de ma part d’émettre des recommandations et encore plus de donner des leçons. Ceci étant, il convient en toute matière de se montrer pragmatique. Quand je vois qu’un ha de vigne Cognac a déjà du mal à être rentable, je me demande si un ha de vin non Cognac peut faire mieux. Maintenant, je ne suis pas viticulteur et je ne peux pas me mettre à leur place.
« L.P.V. » – Qu’est-ce qui pousse un négociant à vouloir diminuer sa zone d’approvisionnement, même si le mouvement s’assortit d’une hausse des volumes ?
R.D.F. – Je crois vous avoir déjà répondu en partie. Nous voulons avoir en face de nous des exploitations pérennes. Fondamentalement, le négoce est largement aussi attaché à la pérennité de la viticulture que la viticulture elle-même. Je sais vos lecteurs attachés par un lien viscéral à leurs terres, mais leurs enfants peuvent choisir une voie différente. Hennessy, demain, fera toujours du Cognac, c’est notre seule raison d’être. Une société comme la nôtre se situe dans la continuité et c’est pour cela que la recherche d’une viticulture pérenne est à la base de toute notre démarche.
« L.P.V. » – N’obtiendriez-vous pas cette viticulture pérenne avec des prix plus élevés.
R.D.F. – Une bouteille de Cognac coûte déjà 5 fois plus cher à produire qu’une bouteille de Whisky et 7 à 8 fois plus cher qu’une bouteille de Vodka, ce qui en fait le spiritueux le plus cher du monde à produire. A trop augmenter les prix, ne croyez-vous pas que l’on s’exposerait à une chute des volumes ? Quelle différence pour un viticulteur de voir augmenter son prix de vente de manière importante si, par la suite, les ventes de Cognac reculent d’autant ? Pour lui, le revenu par hectare risque fort d’être inférieur et au mieux égal au revenu actuel, et rien n’aura été résolu. Je suis convaincu que l’augmentation du revenu par hectare passe nécessairement par une augmentation de la production à l’hectare, et donc par une réduction du nombre d’hectares Cognac.
« L.P.V. » – D’aucuns pourraient souhaiter mêler le problème de la restructuration à la politique. Qu’en pensez-vous ?
R.D.F. – Il y a bien sûr une composante politique importante, mais réduire la restructuration à un débat droite/gauche serait une mauvaise approche des choses et le meilleur moyen de ralentir les actions nécessaires.
« L.P.V. » – Comment le négoce voit-il un passage à l’INAO ?
R.D.F. – Le négoce n’est pas monolithique. Au total, il se compose d’environ 200 maisons de commerce. Certains négociants voient effectivement l’INAO comme une grosse administration dans laquelle, finalement, les professionnels du Cognac pourraient craindre de se retrouver noyés. D’autant que l’INAO est historiquement issu du vin, et les gens du Cognac redoutent que leurs différences ne soient pas entendues. Qui plus est, en matière d’appellation, la région de Cognac s’est fort bien autodisciplinée grâce au BNIC au fil de ces cinquante dernières années. Nous nous louons des actions qu’a menées et mène le BNIC sur ce sujet. Cela dit, la suppression de la double fin paraît à terme inéluctable. Ainsi avons-nous sur le sujet une attitude pragmatique. Il ne faut certainement pas diaboliser l’INAO, mais il faut que l’INAO prenne en compte les spécificités Cognac et sa représentation actuelle par le BNIC, qui est le seul interlocuteur qualifié de la région. Je suis confiant, l’Administration et l’INAO sauront prendre nos arguments en compte.
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