« Nous sommes des petits-fils de pauvres »

12 mars 2009

Redresser la barre pendant qu’il en est encore temps ! C’est la mission que s’est donné le président du SGV Champagne, dans le droit fil du « devoir de mémoire » dû à ceux qui ont fait la Champagne. Quitte à rappeler quelques vérités à une jeunesse dorée « qui n’a jamais connu la crise ».
« Le Paysan Vigneron » – Comment voyez-vous l’avenir ?

prs._champagne_1_opt.jpegPatrick Le Brun – Avec mes partenaires du négoce, j’espère être capable, au sein de l’interprofession, de construire un nouveau cadre pour les dix prochaines années, en s’inspirant de ce qui s’est fait dans le passé. Si chacun, négoce et viticulture, reste sur son territoire, cela devrait être possible. C’est vrai que le contexte évolue en Champagne. La mondialisation et la montée en puissance du commerce international valent à la Champagne de connaître une « sévère crise de prospérité ». Dans ces conditions, les vignerons ont peut-être tendance à se croire les « rois de l’OPEP », un peu comme ce qui c’est passé à Cognac au début des années 90.

« L.P.V. » – La « crise » se manifeste de quelle façon ?

P.L.B. – Pour des raisons différentes, à la fois fiscale, économique, les vignerons ne vendent pas forcément toute leur récolte de raisins. Ils se fixent un budget et une fois qu’ils l’ont atteint, les bouteilles en plus nourrissent un « stock mort » au lieu d’alimenter le marché. Ce stock mort important leur sert souvent de capital retraite. Parallèlement, les ventes ne cessent d’augmenter. Il y a deux ans, la hausse était de 3,5 %, l’an dernier de 5 % et sur les douze derniers mois de 6,5 %. Et les prévisions ne sont pas bonnes ! Lors de la dernière récolte, la décision de faire évoluer le rendement annuel de 12 500 kg à 13 000 kg a permis de mettre en cave 40 millions de bouteilles supplémentaires. En théorie, ce volume disponible – de 340 millions de bouteilles – devrait nous permettre de franchir sans encombre les deux ou trois prochaines années. Sauf que le problème se complique avec le phénomène des cuvées spéciales, des millésimes. L’approvisionnement suffit juste à combler les besoins du négoce l’année N alors qu’avec les millésimes, les cuvées spéciales, il faut se projeter l’année N + 3, avec des taux de consommation supérieurs à 5 %.

« L.P.V. » – C’est ainsi que le prix du raisin flambe.

P.L.B. – Pour nous vignerons, le prix du raisin reste une donnée incontournable. Ce qu’ont réussi nos prédécesseurs, c’est de faire en sorte que la valeur ajoutée soit directement payée sur les raisins. Il s’agit du « deal » fondateur de la région. Quand les accords contractuels nous permettaient de fixer le prix, il était admis qu’un prix du raisin entre 35 et 37 % du prix moyen de la bouteille assurait un juste retour, un partage équilibré de la valeur ajoutée. Le principe a prévalu après 1998-1999, une fois interdites les ententes sur les prix. Par contre, on s’aperçoit qu’à chaque fois que le prix du kg de raisin dépasse une certaine limite, il entraîne immanquablement une hausse du prix de vente, qui se traduit elle-même par une baisse de consommation. Au-delà d’un certain prix, les ventes de Champagne décrochent. Ce fut le cas en 1929, en 1974, en 1990. Aujourd’hui, en euros constants, le prix du kg de raisin flirte avec son niveau le plus haut. Que se passe-t-il aujourd’hui en Champagne ? Il ne s’agit pas tellement de vendre le raisin plus cher mais de le vendre 2 % plus cher que son voisin. C’est pour cela que nous sommes inquiets. Il ne s’agit pas de décevoir les nouveaux consommateurs chinois ou japonais.

« L.P.V. » – Quelle réponse apporter ?

P.L.B. – Cette réponse ne peut être qu’interprofesionnelle. Le contrat interprofessionnel, qui constitue un peu la feuille de route régionale pour quatre ans, devait normalement être renégocié dans deux ans. Pour couper court aux dérives qui se font jour, nous avons décidé de renégocier ce contrat aussitôt après les vendanges 2007.

« L.P.V. » – A quelles dérives faites-vous allusion ?

P.L.B. – Aujourd’hui, la durée des contrats entre vignerons et acheteurs a tendance à s’émanciper de la durée du contrat interprofessionnel. C’est là la principale dérive. Nous voyons se mettre en place des contrats véritablement léonins, de dix ans et plus. Engagés dans la conquête des marchés, les négociants essaient ainsi de diviser le risque et de se couvrir. Mais moi, en tant que président du Syndicat général des vignerons, je perds mes moyens. Au nom de qui irais-je renégocier les accords interprofessionnels si de moins en moins de vignerons adhèrent à ces accords ? C’est pour cela que, le 6 avril dernier, j’ai choisi de placer l’assemblée générale des vignerons sous le thème de « soyons unis ! » A court terme, les vignerons champenois tirent un profit maximum de la situation mais à long terme, ils prennent le risque de se retrouver comme à Cognac. Contrairement aux générations précédentes, la jeune génération n’a jamais connu la crise. Elle a toujours vu l’économie champenoise en croissance. D’où la tentation, peut-être, de jouer la carte individuelle. Mais je considère qu’il s’agit d’un comportement totalement suicidaire. Je reste persuadé que l’union fait la force. Ce n’est qu’à travers une démarche collective que la viticulture champenoise réussira à préserver ses acquis.

« L.P.V. » – Pensez-vous pouvoir interférer sur le cours des choses ?

P.L.B. – Je suis quelqu’un d’optimiste. Avec les coopératives, nous disposons d’un pouvoir de régulation important et je ne pense pas non plus qu’il aille de l’intérêt des maisons de Champagne de désorganiser la région. La situation n’ira pas mieux si le raisin perd la moitié de sa valeur. Le message que j’ai essayé de faire passer à l’AG du SGV a été de dire que nous avions un cap difficile de 10 ans à passer, de 2007 à 2017.

« L.P.V. » – Comment allez-vous le négocier ?

P.L.B. – D’abord en essayant de sécuriser le moyen terme, à l’échelon de 3-4 ans. C’est le rôle de la réserve individuelle mise en place au sein de l’interprofession, associée à l’augmentation du rendement butoir. Sachant qu’il dispose d’une roue de secours dans son coffre, le vigneron va peut-être adopter une conduite plus sereine, se montrer moins enclin à la rétention de marchandise. A l’inverse, si le négoce trouve plus facilement des raisins, il risquera d’être moins tenté de « remonter à la source », en signant des contrats à long terme ou en se portant acquéreur de foncier. La révision de l’aire géographique constitue l’autre réponse pour tenter de lisser l’approvisionnement. Sans présumer de son impact, nous pouvons raisonnablement en attendre 5 à 6 000 ha supplémentaires. Mais sur ce point, la balle est dans le camp de l’INAO.

« L.P.V. » – Si les metteurs en marché manquent de marchandise, ils peuvent aussi vendre plus cher.

P.L.B. – Le débat entre les pro-volume et les pro-prix existe en Champagne, les seconds accusant les premiers de ne pas tirer le meilleur parti de la marchandise. On estime à 10-15 % le pourcentage de bouteilles qui partent en dessous du prix moyen. C’est toujours trop, surtout quand c’est le fait de négociants dont le métier est de vendre.

« L.P.V. » – Quelle ampleur connaît le phénomène d’acquisition du foncier par le négoce ?

P.L.B. – Officiellement, le négoce – qui réalise 60 à 70 % des ventes – ne contrôle pas plus de 10 % du vignoble. Mais, en réalité, le chiffre est sans doute plus proche des 15-20 %. Les techniques d’appropriation du foncier sont diverses. Le négociant achète un ha de vigne au prix de marché, autour de 800 000 €. Il le loue au vigneron qui, en contrepartie, s’engage à lui apporter tout ou partie de sa récolte sur une durée longue. On parle de « l’effet levier » : un ha draine en moyenne six autres ha et dilue d’autant le prix d’achat. Existe aussi la formule de la prestation de service. M. X. reste déclarant de récolte mais, en fait, ses vignes sont cultivées par le négociant. Aujourd’hui, au lieu d’être vigneron dans la Côte des Blancs, je pourrais être viticulteur sur la Côte d’Azur ou à Paris et ne m’occuper de rien. Mes sœurs me louent leurs terres. Tout aussi bien, il leur serait facile de les faire exploiter par quelqu’un d’autre et, en plus, ce serait une bonne gestion de leur patrimoine. Dans ces conditions, des vignerons cèdent au chant des sirènes. Un phénomène d’autant plus préoccupant qu’il arrive à un moment où la génération du baby boom approche de l’âge de la retraite et envisage sa succession.

« L.P.V. » – Sur quels arguments pensez-vous resserrer les rangs ?

P.L.B. – Sur l’argument le plus efficace qui soit, le prix du raisin. La rémunération exceptionnelle qui est la nôtre, nous ne la devons qu’à notre unité syndicale et à la force de notre discipline collective. Si, demain, cette discipline collective est mise à mal, comment peut-on imaginer passer outre à la baisse du prix du kilo de raisin. Qui plus est, nous avons un devoir de mémoire à l’égard de nos anciens. N’oublions pas que nous sommes des petits-fils de pauvres. Mon grand-père ne vivait pas de son métier. La jeune génération a tendance à ignorer cette réalité. Parmi elle, une minorité croit que les arbres montent au ciel ; que le golf ou le tennis tiennent lieu d’activité à plein temps. Elle donne une très mauvaise image professionnelle. Je suis fier de dire que jusqu’à 16 heures cet après-midi j’étais sur mon tracteur, dans mes vignes. Le métier de vigneron est un métier noble et dur à la fois. D’ailleurs nous voyons également beaucoup de jeunes qui reviennent après avoir exercé un travail à l’extérieur.

« L.P.V. » – Justement, comment résolvez-vous le problème de main-d’œuvre ?

P.L.B. – En tant que président du SGV Champagne, une de mes priorités est de répondre à toutes les sollicitations en matière d’emploi. Je visite les lycées techniques, les centres d’apprentissage. Je rencontre des partenaires comme l’ANPE, les agences d’intérim. Nous ne négligeons aucune piste pour tenter de drainer de la main-d’œuvre car notre métier reste très manuel : une personne est nécessaire pour exploiter 2,5 ha. Il existe un turn over important sur les exploitations. Chez moi, tous les cinq ans, trois personnes arrivent et trois repartent, quoi que je fasse. Et mes collègues sont logés à la même enseigne. Mon chef d’équipe a 30 ans. Il gagne 1 700 € nets plus un 13e mois assorti d’une prime de vacance. Les autres salariés gagnent tous de 1 250 à 1 300 € nets par mois plus le 13e mois. En dessous on ne les garde pas.

« L.P.V. » – La Champagne revendique d’être très en pointe au niveau de l’environnement avec un Plan eau, un Plan climat…

P.L.B. – C’est une question de civisme. Les jeunes, cette fois, sont très sensibilisés à la question. Dans les familles, le message de l’agriculture durable passe d’ailleurs souvent par le gamin de douze ans. En Champagne, nous sommes très conscients de ces enjeux. C’est pour cela qu’à l’interprofession, nous mettons en place une cellule environnement dont le rôle sera à la fois technique et politique. Il faut aller vite pour que soit levé le moindre doute qualitatif. A titre d’exemple, j’ai complètement arrêté d’utiliser des désherbants pour me conformer au Plan eau. Je cultive sous les rangs et le milieu de rang, enherbé, est tondu. Dans des régions septentrionales comme les nôtres, il gèle en sol nu à – 3° mais à 0° sur sol enherbé. Je joue serré. Mais pour que le message passe, il faut s’impliquer fort. La profession a réalisé depuis deux ans son bilan carbone. Elle fait figure de pionnière dans la filière viticole.

« L.P.V. » – Pour quels résultats ?

P.L.B. – Nous attendrons que les autres publient leur bilan pour afficher le nôtre. D’ores et déjà, de petits progrès se dessinent, comme de raisonner les passages de tracteurs (même si l’arrêt du désherbage ne nous rendra pas meilleur de ce côté-là) ou encore alléger le poids de la bouteille de Champagne. La bouteille pèse aujourd’hui 930 g. On pourrait imaginer réduire son poids à 800 g, avec un bénéfice substantiel en terme de bilan carbone. Les services techniques de l’interprofession étudient la question.

« L.P.V. » – De quelle manière avez-vous raisonné l’ODG en Champagne ?

prs._champagne_opt.jpegP.L.B. – L’ODG ne nous gêne pas dans la mesure où il ne change à peu près rien chez nous. Le SGV Champagne devient ODG, en sachant qu’une ambiguïté demeure dans les textes : si l’adhésion peut être rendue obligatoire, la cotisation ne l’est pas. Je dois dire que cette situation nous arrange plutôt. Nous préférons être jugés sur les résultats du syndicat plutôt que de voir naître une politique de chapelles. Car, c’est humain, celui qui est mis dans l’obligation de payer veut commander… Aujourd’hui, 95 % des 15 000 vignerons champenois sont syndiqués et paient leur cotisation au SGV. Je précise que cette cotisation syndicale volontaire n’a rien à voir avec la redevance d’agrément. Ce sera la même chose demain sous l’ODG, qui, vous l’avez compris, restera une affaire de vignerons. Chacun à sa place. Par contre, cela ne nous empêche pas d’avoir avec le négoce une vision commune de l’organisme d’agrément. L’idée est de créer une structure paritaire.

« L.P.V. » – Quels sont les autres chantiers syndicaux ?

P.L.B. – A été effectué un audit du syndicat, qui emploie 120 personnes à travers ses différents services, juridique, fiscal, main-d’œuvre… Notre ambition est d’obtenir, grâce à une réflexion sur le management, des performances encore meilleures au niveau du service à l’adhérent. Nous voulons avoir des gens motivés au service des vignerons pour qu’en toutes circonstances le syndicat émette un avis d’expert, incontestable. Qu’il ait le dernier mot.

« L.P.V. » – Que vous inspire la nomination d’Yves Bénard à la présidence du comité vins et eaux-de-vie de l’INAO ? Est-ce une chance pour la Champagne ?

P.L.B. – Je pense que c’est une chance et pour la Champagne et pour l’INAO. La Champagne est un peu en dehors de la mêlée. Elle ne connaît pas les mêmes problèmes que les vins tranquilles. Sa problématique ressemble plus à celle du Cognac ou en tout cas à celle des vins de base. Au dogme de l’INAO qui pourrait se résumer de manière caricaturale à qualité, qualité, qualité sans regarder le monde, Yves Bénard est capable d’insuffler un sang nouveau. Il défendra la qualité tout en regardant le monde.

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