Professions réglementées : Notaires, « la common law ne passera pas par nous »

26 décembre 2014

Le projet de réforme des professions réglementée allait-il faire basculer les praticiens français du droit de la famille et des biens du côté de la « common law », le droit commun anglo-saxon ? Avocats et autres juristes allaient-ils pouvoir rédiger des actes authentiques ? Au nom d’une certaine idée des missions de service public – sécurité juridique des actes, accès au droit pour tous, gratuité des conseils – les notaires n’ont pas eu trop de mal à sauver leur monopole sur la rédaction et l’authentification des actes. Les prochaines négociations avec les pouvoirs publics vont porter sur l’installation des jeunes notaires et sur la fameuse tarification des actes, un vieux serpent de mer.

 

 

Le 17 septembre, à Paris, place de la République, les notaires descendaient dans la rue, dans une démonstration de force à la fois bon enfant (les marinières, versus Montebourg), inédite et sans appel. Pour une profession plus habituée à la discrétion des études notariales qu’aux mouvements de foule, sans doute la manifestation du 14 septembre constituait-elle une première ou pas loin. Certes, début 2010, 7 000 notaires avaient déjà tenu une grand-messe dans la capitale. Mais cette fois-ci, ils étaient plus de 15 000, massés au pied de la statue de Marianne. L’objet de cette exceptionnelle mobilisation ? Le projet gouvernemental de réformer la profession des notaires, comme 36 autres professions dites « réglementées » (médecins généralistes, dentistes, avocats, huissiers de justice, greffiers des tribunaux de commerce…).

Une profession réglementée, c’est quoi ? C’est une profession dont l’exercice est soumis à des conditions spécifiques : diplômes particuliers, agrément, habilitation, numerus clausus, inscription à un Ordre… L’idée centrale était d’ouvrir ces professions à la concurrence « pour diminuer les prix, améliorer la productivité, augmenter l’offre, doper les créations de postes, encourager la compétitivité. »

Le 10 juillet 2014, Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Economie à Bercy, sort un projet de loi intitulé « Pour la croissance et le pouvoir d’achat ». Lui-même la rebaptise « Feuille de route du redressement économique de la France ». Y sont annoncées « 30 mesures pour redonner 6 milliards d’€ de pouvoir d’achat aux Français ». Parmi ces mesures, figure la libéralisation des professions réglementées, dont celles des professions juridiques, notaires, avocats, huissiers… A vrai dire, le propos n’est pas nouveau. En 1960, le rapport Rueff-Armand l’évoquait déjà, puis le rapport Michel Camdessus en 2004, la commission Attali en 2007, le rapport Baroin sous Nicolas Sarkozy… Peu ou prou, tous ces travaux pointaient du doigt les taux de rentabilité de certaines professions réglementées, largement supérieurs à la
moyenne nationale. Etant évoqué ici « l’effet patrimonial » (la « rente de situation »), là le maintien de nombreux aspirants à la condition de salariés. « De la concurrence, de la concurrence ! » réclamaient les politiques. Puis est venue se greffer la fameuse directive Bolkestein, du nom de l’ancien commissaire européen Fritz Bolkestein chargé du marché intérieur. Il s’agissait de la directive européenne sur la libéralisation des services adoptée en 2004. En 2005, lors de la discussion sur le projet de Traité constitutionnel européen, elle avait suscité en France la polémique que l’on sait, avec le désormais célèbre « plombier polonais », travailleur détaché payé aux conditions de son pays. Fin 2013, l’Europe décide pourtant de relancer la directive.

La faute à l’Europe ?

Alors, concernant les professions régle-mentées, la faute à l’Europe ! Les eurodéputés s’en défendent avec vigueur. Sur son compte Facebook, Elisabeth Morin-Chartier, députée européenne (groupe PPE) originaire de Poitiers, publie le 15 octobre dernier la mise au point suivante : « On nous explique que s’est l’Europe qui est derrière la déréglementation du notariat, mais une fois de plus, c’est faux ! En 2013, le Parlement européen et le Conseil se sont prononcés pour que les notaires soient exclus des mesures de déréglementation, car les notaires exercent une mission de  ervice public, en assurant une sécurité juridique aux citoyens. » « Cette réforme, poursuit-elle, est purement française, pas européenne ! Chacun doit prendre ses res-ponsabilités et nous, au Parlement européen, nous les avons prises il y a déjà plus d’un an. Qu’on arrête d’accabler l’Europe de tous les maux. C’est trop facile d’en faire un bouc émissaire. »

Un observateur neutre estime pourtant la responsabilité partagée. « Certes, dit-il, le gouvernement a sans doute “grossit le trait” au sujet de l’Europe mais, en même temps, les professions réglementées posent problème à Bruxelles. Car la directive Bolkestein défend le principe de la liberté d’installation. »

Des assurances

Où en est-on aujourd’hui de la réforme ? À Bercy, Emmanuel Macron a remplacé Arnaud Montebourg. Pour autant, le projet de loi pour la croissance n’a pas été remisé au placard. Les professions réglementées sont toujours dans le viseur des pouvoirs publics. Cependant, les notaires ont obtenu certaines assurances. Et même la plus importante d’entre elles, la sauvegarde du monopole de la rédaction et de l’authentification des actes. Il y a quelques mois, ce n’était pas gagné. « On va faire sauter le monopole ! » entendait-on à l’époque. En clair, n’importe qui – comprendre les avocats voire d’autres professions juridiques – allait pouvoir rédiger un acte de vente. « C’est se diriger tout droit vers la « common law », le droit commun anglo-saxon, la marchandisation du droit » s’insurgeaient alors les notaires. La manifestation du 17 septembre résonne de la colère des praticiens du droit. Dans la foulée, le Conseil supérieur de l’ordre monte au créneau, ses représen-tants rencontrent les gens de Bercy.

Didier Marchand, président du Conseil régional des notaires de la cour d’appel de Poitiers témoigne : « Par définition, les membres du ministère de l’Economie ne sont pas des juristes. Nous leur avons expliqué ce qu’était le modèle français, le modèle continental. La justice française a deux bras : le bras de la justice contentieuse avec le juge, l’avocat ; et le bras de la justice non contentieuse avec le notaire. Les actes authentifiés d’un notaire présentent la même force juridique qu’un jugement. Ils ont force de loi car ils sont pris par délégation de la puissance publique. »

A vrai dire, pour beaucoup de notaires, cette fin du monopole relevait de la chimère, de la gageure. « Je suis un rationnel, explique l’un d’entre eux. La fin du monopole, je n’y ai jamais cru. C’était du domaine de l’impossible. Car en France, une fois l’acte rédigé, seule la moitié du travail est réalisée. Subsiste toute la partie « publicité foncière » à la Conservation des hypothèques. Un savoir-faire qui ne s’improvise pas. Voilà quelques années, l’Etat nous a remis entre les mains la charge du réseau dématérialisé de l’enregistrement. Dans ces conditions, difficile de faire sans les notaires ! »

L’idée de réserver aux notaires l’authen-tification des actes en permettant aux autres de les rédiger a fait également long feu. Comment demander à des professionnels d’enregistrer des actes pour le compte d’autrui ! « Inacceptable » répondent avec une belle unanimité les notaires.

Un autre argument plus technique est évoqué, celui du statut. « Notre statut nous impose des contraintes. Entre autres, nous sommes « requis de… », c’est-à-dire que nous n’avons pas le choix d’intervenir. Nous sommes obligés de traiter toutes les affaires, y compris une petite vente de quelques centaines d’€. A l’inverse, les avocats peuvent arguer d’une clause de conscience. S’ils n’ont pas envie de faire, ils ne font pas. Paradoxalement, au nom de la concurrence, casser le monopole revenait à introduire une distorsion de concurrence entre deux professions chargées de la même tâche. La suppression du monopole équivalait à la perte du statut du notaire ! »

Quand on ajoute, pour faire bonne mesure, les dédommagements qu’auraient occasionnés la perte du monopole et le fait que les notaires sont aussi des collecteurs d’impôt, on comprend que l’Etat ait reculé sur la notion de monopole.

Ainsi, les notaires ont-ils remporté sans trop de mal « la bataille du monopole ». Restent deux autres points en suspens : l’installation des notaires et le fameux tarif des actes.

Installation des notaires et tarification des actes

Sur le premier point, les faveurs de l’Etat iraient sans doute à une installation libre des jeunes diplômés. Face à cela, le Conseil supérieur du notariat fait une contre-proposition : « Nous mettons sur la table mille notaires de plus ! » Il faut dire qu’au fil du temps la profession a pris beaucoup de retard. Déjà, dans les années 2000, il était question que le nombre de notaires dans l’Hexagone atteigne 10 000 en 2010, 15 000 en 2015. En réalité, il n’y a toujours que 9 500 notaires en France.

Dans les « villes nouvelles », qui se sont urbanisées à vitesse V, le numerus clausus n’a pas suivi. Les plaques de notaires se font toujours aussi rares. Autant le maillage du territoire paraît satisfaisant dans les zones rurales et les villes « anciennes », autant il semble inadapté dans les zones nouvelles. « Sur ces secteurs tendus, il y a certainement quelque chose à faire » admet sans mal la profession.

En ce qui concerne l’intégration propre-ment dite des jeunes diplômés, le Conseil supérieur a bien créé un statut intermédiaire, celui de notaire salarié, avec la capa-cité de signer des actes. Mais ce statut correspond-il vraiment aux attentes ? Quid de la montée en capital des jeunes diplômés dans les études notariales ?

Le second point – le réexamen du tarif des actes – pose sans conteste encore plus de difficultés. Car il touche au cœur même de l’activité. « C’est quelque chose de très complexe » confirment les intéressés. Aujourd’hui Bercy a abandonné l’idée de tarifs libres. Mais le ministère de l’Economie souhai-terait à priori introduire une notion de plafond, voire donner la possibilité de négocier des tarifs à la baisse à l’intérieur des plafonds.

Une rémunération par tranches

Il faut savoir que le tarif des actes notariés (imposés par la loi, les mêmes partout) se base sur une rémunération par tran-ches. Selon un effet mécanique, plus le prix des transactions augmente, plus les rémunérations des notaires sont élevées. D’où l’argument de l’Administration : « des rémunérations importantes ne correspondent pas forcément aux prestations fournies ». Il serait donc question de plafonner la tarification des actes au-delà d’un certain montant. Les critiques fusent d’emblée. « Ce n’est pas une approche très sociale. Ce sont les Qataris qui vont être contents ! Par contre ceux qui seront en dessous du plafond acquitteront le tarif normal. »

Cependant, les notaires ne sont pas fermés à une certaine évolution des choses. « Tout est perfectible ». Le tarif tel qu’il existe date des années soixante-dix et même s’il a donné lieu à certaines révisions la société a changé. Notamment, les divorces se sont multipliés, les familles éclatées, recomposées aussi. A la limite, peut-être le tarif de certains actes est-il sous-évalué aujourd’hui. A l’inverse, la bulle immobilière – même si les notaires n’en sont pas responsables – a créé des disparités entre offices. Les rémunérations des notaires de grandes villes comme Paris, Lyon, Marseille ou du bord de mer n’ont rien à voir avec celles de leurs confrères de province. Pour autant, faut-il abandonner le système actuel ? Les notaires y sont opposés. « N’oublions pas que nos tarifs sont redistributifs. Les actes importants permettent de payer les petits actes. Entre les “bons actes” et les “moins bons”, une péréquation s’établit en fin d’année. »

Selon une enquête récente, 50 à 60 % des actes notariés seraient réalisés à perte, en tout cas dans les études classiques (une proportion plus proche des 20-30 % chez les notaires des grandes villes citées plus haut). Par rapport à ça, chaque notaire de campagne a une anecdote à raconter : telle parcelle de bois de 500 € pour laquelle il a fallu rechercher 17 voisins. Et, à coup sûr, la nouvelle loi d’avenir pour l’agriculture n’allégera pas la procédure (droits de préférence, droits de préemption…).

Quelque part, les notaires font de ce tarif redistributif le gage de l’accès au Droit pour tous, le socle de leur mission de service public. « Sur mes 1 500 rendez-vous annuels, témoigne ce notaire de province, les deux tiers ne donnent lieu à aucune rémunération. » Un de ses confrères confirme. « Nous sommes les généralistes du Droit, comme les médecins de famille. Tous les jours nous délivrons à nos clients des conseils gratuits, dans les domaines les plus divers, contrat de mariage, achat d’un immeuble… Dans un monde où toutes les prestations sont payantes, le notaire offre un modèle alternatif. Ce modèle, nous tenons à le garder. » Quant à permettre de négocier des baisses de tarifs à l’intérieur des plafonds, tous y sont farouchement hostiles. « Ce serait la foire d’empoigne, la fin programmée de notre système ! »

Sur le calendrier de la réforme, il est prévu qu’une commission parlementaire remette fin novembre 2014 son rapport. Sur le point spécifique des tarifs réglementés, l’Autorité de la concurrence a été saisie. Elle livrera son diagnostic fin décembre en sachant que Bercy a prévenu : « Les discussions sur les tarifs ne pourront reprendre qu’une fois les deux rapports livrés. » Des échéances précises s’amorcent donc.

Dans le même temps, Emmanuel Macron, le ministre de l’Economie, a fait part de sa volonté de « tout faire dans la négociation, la concertation ». De quoi rassurer quelque peu la profession, même si l’impression d’un certain flou persiste. « On ne sait pas trop de quoi l’on parle. »

Au sein de la profession notariale revient en boucle la question suivante : « Pourquoi remettre en cause un système qui fonctionne ? » Tous les notaires insistent sur la sécurité juridique des actes. « En France, un acte notarié sur mille passe devant les tribunaux. Dans le système anglo-saxon, c’est un acte sur trois. » Mieux ! Le système français fait des émules. Il y a dix ans, il a été choisi comme modèle par la Chine, pour la sécurité des actes juridiques qu’il assurait et pour le « développement du pouvoir d’achat ». Vérité en deçà du Yang Tsé, erreur au-delà.

 

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