C’est en 1940 que le grand-père des actuels propriétaires de Braastad-Tiffon avait racheté les Cognacs Boutelleau. Les deux maisons fusionnèrent dans les années 90. Installée à Barbezieux, la maison Boutelleau fut une grande maison de Cognac, issue d’un regroupement « capitalistique » de viticulteurs comme il en exista plusieurs en Charentes au 19e siècle. En l’occurrence, il s’agissait de l’Union des propriétaires de vignobles J. Levanier & Cie. Dans les années 1860, J. Levanier céda son fauteuil de gérant au grand-père (ou au père) de Jacques Boutelleau. Celui-ci adopta le nom de Jacques Chardonne au gré d’un séjour au village de Chardonne, en Suisse, où il résida jeune homme pour soigner son asthme. Auteur des Destinées sentimentales, du Bonheur de Barbezieux et d’autres ouvrages, Jacques Chardonne participa à l’éclosion d’un courant littéraire, « l’école de Barbezieux », qui inspira quelques « hussards ».
Au premier étage du très beau chai Tiffon, Richard Braastad présente la collection des Cognacs Boutelleau qui court des années 1800 aux années 1960. « Toutes les maisons conservent ainsi leurs modèles de bouteilles. C’est un peu la mémoire du négociant. Vous retrouverez ce type de collections chez Hennessy, Martell… »
Richard Braastad, maître de chai de la maison, a prélevé un Cognac dans cette collection. Il a choisi un Cognac mis en bouteille le 7 avril 1927. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? « Peut-être parce que c’est la date de naissance de mon fils. » Il s’agit d’une vieille Fine Champagne, d’une grande finesse (dégustation de son double), dont on n’a même pas changé le bouchon, pour la laisser « telle quelle. » Elle sera mise en vente le 15 septembre prochain, dans les chais Monnet, puisque la Part des Anges renouera avec ce lieu emblématique lors de son édition 2011. « Nous en profitons, tant que nous le pouvons » relate Marie-Véronique Chalas, du service communication du BNIC. Le maître de chai de la maison Braastad évoque la visite de Bernard Guionnet, venu présenter le nouveau directeur du BNIC, Catherine Le Page. « Amoureux des vieilles collections de Cognacs, il m’a dit que ce serait une bonne idée de confier une bouteille à la Part des Anges. C’est aussi une façon de se souvenir de lui. »
Edifié vers la fin du 19e siècle, le chai Tiffon est le plus ancien chai de Cognac encore en activité. Son style Art nouveau est tout simplement splendide, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. La caisse et ses délicieuses lignes courbes, le chai et ses hautes verrières, les cuves équipées de leurs ardoises cerclées de cuivre, le grand bureau à l’étage et ses fenêtres largement ouvertes sur la Charente et les maisons de négoce en face, quai de l’Orangerie… le tout dégage une esthétique puissante, retenue et sans mièvrerie. Pour tout dire, l’ensemble baigne dans une grande élégance. Selon R. Braastad, le bâtiment aurait été commandé par Ernest Monis et son associé, la société Vert et Cie. Ernest Monis est lui-même un personnage romanesque. Né à Châteauneuf-sur-Charente, fils d’un ouvrier agricole espagnol immigré au 19e siècle, il fait des études de droit. Avocat à 22 ans, installé d’abord à Cognac puis à Bordeaux, il s’engage en politique. Républicain bon teint, il deviendra ministre de la Justice sous le gouvernement Waldeck-Rousseau. C’est lui qui présentera la fameuse loi du 1er juillet 1901 sur les associations. Homme de goût, il choisit le site de l’île Madame pour édifier le beau vaisseau de pierres. « Il a plus de moellons dessous que dessus » renseigne Richard Braastad. Son grand-père rachètera le site en 1926.
la saga braastad
Dans l’histoire du Cognac, la saga Braastad ne manque pas de sel. Le grand-père, toujours lui, arrive en Charente de sa Norvège natale en 1899. Il a 20 ans. Pourquoi émigre-t-il ? En Norvège, la vie est rude, le pays pauvre, très pauvre. Qui plus est, une tradition existe, le droit d’aînesse. Les plus jeunes d’une fratrie sont donc enclins à partir. En venant en France, le jeune Braastad n’atterrit pas en terrain totalement inconnu. Il rejoint son oncle à Jarnac (la branche des Braastad-Delamain). Pendant vingt ans, il va travailler chez Bisquit, grande maison de Cognac de l’époque. Pendant la guerre de 1914, il promet de « tenir la maison, lui qui est pratiquement le seul homme à rester puisque, en tant que Norvégien, il n’est pas mobilisable. Il épouse la nièce du négociant Medéric Tiffon. Au sortir de la guerre, celui-ci meurt tôt, sans laisser de descendants. Le jeune Norvégien rachète le nom Tiffon, qui devient Braastad-Tiffon. Jusque dans les années 1990, la maison se consacre essentiellement aux activités de marchand en gros de Cognac. La vente en bouteille représente la portion congrue. Changement de donne avec la crise des années 98-99. « Nous avions des stocks importants, associés à des dettes importantes » raconte R. Braastad. La holding familiale s’ouvre à des capitaux norvégiens, à hauteur de 34 %, via la société norvégienne Arcus, rachetée depuis par la société d’investissement suédoise Ratos. Grâce à la recapitalisation, la maison rembourse ses dettes et opère une reconversion stratégique d’envergure. Elle abandonne le statut de marchand en gros pour celui de négociant. Aujourd’hui, la vente de Cognac en bouteilles représente l’activité exclusive de la maison. Des accords de distribution se nouent dans toute la Scandinavie, Suède, Finlande, Norvège, Danemark. La marque Braastad se projette également sur les marchés russe et chinois, là où les belles qualités permettent d ‘exister à côté des grandes maisons. La société emploie 20 salariés permanents et réalise un chiffre d’affaires de 12-13 millions d’€ par an, pour des ventes d’un peu plus d’un million de bouteilles. Aux manettes de l’entreprise, il y a Frédéric de Cazanove, directeur général, les deux frères Antoine et Richard Braastad, l’un davantage tourné vers la commercialisation, l’autre vers la production et leur cousin Jan, plus attachée à la partie financière.
Richard Braastad se souvient d’avoir passé, durant son enfance et adolescence, toutes ses vacances d’été en Norvège, dans la grande maison familiale, située au bord d’un immense lac surplombé par les cimes, à 150 km au nord d’Oslo. Le contact reste toujours vivace avec les Norvégiens, qui séjournent régulièrement au château de Triac-Lautrait (voir encadré). Un lien atavique relie les Braastad à leur contrée d’origine, un pays qui, de surcroît, a le bon goût d’apprécier le Cognac. « Per capita, il ne faut pas oublier que la Norvège représente le plus gros débouché du Cognac. Avec seulement 4 millions d’habitants, la Norvège se classe au 7e rang des marchés mondiaux. Il se consomme annuellement 10 000 hl AP de Cognac moitié au nord, moitié au sud, alors que le sud concentre 80 % de la population. Mais au nord, il fait nuit 6 mois de l’année. Ceci explique peut-être cela. Le jour où les Chinois boiront autant que les Norvégiens… » se met à rêver Richard Braastad.
Un château en Charentes
Calme, luxe et… tranquillité. Les Norvégiens adorent. Ils prennent leur avion-taxi Ryanair le vendredi et repartent le lundi. Ils posent leurs valises et enfourchent les vélos à Triac-Lautrait, le château de leurs presque compatriotes, les Braastad.
Un vol direct Oslo/La Rochelle. Une aubaine pour ces Norvégiens amoureux de la France, qui n’apprécient rien tant que de jouer les épicuriens dans une nature préservée et sous un chaud soleil. Au château de Triac-Lautrait, la vue s’étend d’un côté sur les grasses prairies de la Charente et de l’autre sur les croupes viticoles. La guest house dispose de dix chambres, qui se louent sans publicité, presque par le bouche à oreille, amis d’amis… A la belle saison, les week-ends s’enchaînent à un rythme d’horlogerie suisse, entre jogging, visites à Cognac, balades à vélos, farniente au bord de la piscine. Ce petit château aux allures classiques est devenu un atout maître dans le jeu de la maison Braastad-Tiffon. Elle lui permet d’accueillir ses clients, de proposer aux touristes un cadre qu’ils n’oublieront pas de sitôt… quand ils y parviennent. Richard Braastad narre avec amusement la première visite de clients chinois sur la propriété. Ils étaient attendus pour 19 heures, tardaient à arriver. Un coup de fil : « nous sommes à Porto ». Bordeaux, Porto, accent chinois aidant, il y avait eu confusion. Ils se proposaient de louer un taxi. « Non, non » les découragea-t-on. Finalement, ils passèrent une demi-heure au château. Depuis, les choses se sont arrangées.
C’est le grand-père fondateur et son épouse qui achetèrent le château. Comme ils eurent huit enfants, 25 petits-enfants, les dimanches à Triac résonnèrent longtemps du rire de la progéniture. Sans doute en reste-t-il quelque chose.